Sur les traces du lion

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Témoignage d'Ariane Junca, bénévole co-responsable du projet Frontière transalpine

En cette soirée déjà hivernale du jeudi 7 novembre, je reprends ma première sortie avec l’UMMA (Unité mobile de Mise à l’Abri). Après avoir « testé » ce dispositif de « réduction des risques à la frontière » au mois de mai, en partenariat avec Tous Migrants, nous avons décidé, Tous Migrants et nous-mêmes, de poursuivre cette action pour toute la période hivernale (1er novembre 2019 – 31 mai 2020).

La moitié des problèmes de santé rencontrés au Refuge Solidaire de Briançon est due aux risques pris pour traverser la frontière, et donc évitable

Notre présence à la permanence médicale depuis l’été 2017 nous l’a révélé sur un tiers des personnes accueillies, car ils surviennent sur le parcours entre la frontière et Briançon. L’été, les problèmes de santé sont pour la plupart d’ordre traumatique. Un jeune homme a fait une chute de 40 mètres en fuyant les forces de l’ordre. Il en est sorti vivant, mais porteur de lourdes séquelles. L’hiver, ce sont les gelures, graves parfois, et les hypothermies, mortelle pour Tamimou, jeune Togolais mort sur le bord de la route, à mi-chemin entre Montgenèvre et Briançon, le 7 février 2019.

Nous avions organisé, à Briançon, avec l’ensemble des acteurs du territoire, une journée Santé à la frontière. L’un des sujets mis à l’ordre du jour était « la violence aux frontières ». En ce jour du 8 Février, l’idée de soutenir les maraudeurs devenait incontournable. Professionnels de la montagne pour la plupart, amoureux de la montagne pour d’autres ou simplement humanistes, leur action permettait de sauver des vies et d’éviter de graves accidents. Le premier, survenu au cours de l’hiver 2015 – 2016, a eu raison de leur sérénité: un jeune homme a été amputé au niveau des pieds, victime de graves gelures en traversant les Alpes par le col de l’échelle. Plutôt que de rester au coin de l’âtre, devenu âpre depuis ce jour où la fermeture de la frontière alpine qu’ils traversaient alors avec insouciance était devenue le terrain de drames, ils ont décidé de sillonner les montagnes et les villages à la recherche de personnes en danger. Trois hivers déjà !

Comme avec SOS Méditerranée, nous avons conçu cette action en partenariat 
Les membres de Tous Migrants, dont beaucoup de maraudeurs sont adhérents, ont l’expérience du contexte, de la recherche de personnes en danger et de leur sauvetage. Installés ici pour la plupart, ils connaissent les lieux propices aux dangers, comme ceux propices au répit. Ils savent conduire dans ces conditions particulières de glace et de froid. Ils connaissent les montagnes, la neige, et repèrent aisément les mouvements des forces de l’ordre, à force d’interpellations récurrentes. Soignants de MdM, nous avons l’expertise de l’état de santé et du soin. En complémentarité des dispositifs existants (secours en montagne, pompiers et Hôpital) nous agissons selon l’état des personnes secourues.

Nuit du 7 novembre, mise en chaîne …  

Ce soir, des journalistes sont là. Ils viennent de Suisse. Ils veulent voir, se rendre compte, et rendre compte. Montrer. Montrer la solidarité qui s’est manifestée dans ces montagnes, et les actions qui y sont menées. Ils resteront discrets, neutres, et agiront toujours avec notre accord et celui des personnes secourues. Ils n’interviendront pas sur l’action. Espiègle, je les taquine : « Les principes en bas volent vite en éclat, une fois là-haut !…»

Nous ne sommes que le 7 novembre, mais depuis 17 heures, de fins flocons tombent sur Briançon. L’atmosphère est froide et humide. L’équipe suisse (un réalisateur, un journaliste, un ingénieur du son et un de l’image) a loué un superbe 4×4 équipé de pneus neige.
Nous montons, ma partenaire de Tous Migrants et moi-même, dans notre modeste Dacia encore équipée des pneus 4 saisons usés de l’année passée, accompagnées ce soir d’une seule maraudeuse que l’équipe de journalistes a promis de redescendre de Montgenèvre si nous avions du monde à transporter.

Aucun autre maraudeur ce soir dans les montagnes ni dans le village. Nous risquons fort de monter pour rien. Même si Agnès, du Briançonnais, et Marie, maraudeuse venue de loin, connaissent les endroits propices et les points de passage, notre mission dans le cadre de l’UMMA ne nous permet pas de trop nous éloigner du véhicule. La recherche risque d’être infructueuse…

Il n’est que 20 heures, mais la montée jusqu’à Montgenèvre, à plus de 1800 m d’altitude, est déjà ubuesque…. La buée dans le véhicule nous embrume autant que le brouillard. La route déjà glissante nous laisse entrevoir le pire pour la descente… Arrivées à Montgenèvre, la priorité est au chaînage. Arrêtées sur le parking enneigé de la station de bus de Montgenèvre, on met le coffre du véhicule, plein d’habits, de couvertures de survie et du matériel des journalistes, sans dessus dessous à la recherche des chaînes. Elles sont là ! Au fond, sous le siège arrière.
« Oh là là….. Mais nous ici, on ne met jamais les chaines, on est tous équipés en pneus neige……. » La notice ? Oui, elle y est !
Toutes les trois accroupies, emmêlant les chaines et s’emmêlant les pinceaux….on tâtonne…on cherche…on réfléchit…on essaie…. On pouffe de rire : « Et les filles, là on fait vraiment les filles !…. ça craint ».

Mise à l’aise et nez à nez 

Nos compagnons de route, neutres et objectifs à Briançon, deviennent solidaires et s’activent à Montgenèvre. Ils ne résistent pas à la tentation de nous venir en aide. Sous la tempête de neige, de l’ingénieur au réalisateur, ils s’improvisent tous… « metteurs en chaînes ! », à genoux dans la neige et les mains glacées, ça y est, elles sont mises. Merci !
Marie profite de ce soutien salvateur pour se « mettre à l’aise » comme on dit en Guinée. Elle se trompe, entre dans les toilettes destinées aux hommes. Ici à Montgenèvre, tout repose encore sur le genre : La mise en chaines et la mise à l’aise.

« Oups, pardon! » … nez à nez avec 2 hommes… « Euh…. Sorry…Hi! Hello…..We are here to help you. Don’t worry! …. Come on! We’ve got some hot tea for you…… Come on!”
Deux jeunes Afghans ont vu partir le dernier bus, leurs deux amis à l’intérieur. A l’abri de la neige, du froid et du vent, ils patientent dans les toilettes réchauffées de la station, attendent une idée lumineuse ou une aide improbable.
Après un rapide coup d’œil, on leur offre un thé chaud. Sans trop attendre, on monte dans le véhicule où j’évalue leur état de santé : des douleurs ? Aux mains, aux pieds ? Vous avez mal quelque part ? Comment vous sentez vous ? « Cold ! But it’s ok. ». Je prends leur température la plus fiable possible, intrabuccale. Le thermomètre affiche 34.6° pour l’un, 35.2° pour l’autre.

« On enchaîne ! » Décidément… Dernier contrôle de la bonne position des chaines, et descente vers le refuge Solidaire à Briançon, chauffage à fond, chaufferettes aux mains dans des moufles achetées pour la mission. C’est notre « matériel médical » de réduction des risques.
Après 20 minutes de descente sur la route enneigée, on arrive au refuge sans interception des forces de l’ordre. Le souvenir de notre aventure du mois de mai, où des gendarmes équipés tel le GIGN nous avaient interpellées, est encore brûlant malgré le froid. Ils avaient tenté de nous intercepter devant l’entrée même de l’hôpital alors que nous avions trois personnes dans le véhicule, sous des prétextes fallacieux : « contrôle d’identité(s) ! Papiers du véhicule !». …. « Carnet de santé ! » devrait-on rétorquer ?

Il y avait d’autres personnes dans le bus avant la frontière? 

Ce soir, les deux amis, l’un Afghan, l’autre venu d’Iran, ont réussi à prendre le bus. Ils sont arrivés au refuge depuis plus de 2 heures, réchauffés et restaurés. Après la récupération de chacun, nous y compris, et un bref bavardage, on s’enquiert de savoir si d’autres personnes étaient dans le bus avec eux, avant la frontière….. « yes, may be 2 or 3 black people! »… Impossible de savoir s’ils sont descendus à Clavière (à 2 km de la frontière côté italien), s’ils ont été arrêtés par la PAF, ou s’ils sont quelque part dans la montagne…..Il est 22h50….
« C’est vrai, autant chercher une aiguille dans une botte de foin, mais on a bien trouvé ces 2 jeunes Afghans, alors….. On y va ? Il ne peut rien nous arriver maintenant, on est « enchaînées » ! Ils sont 2, ou 3… si on les trouve…. On monte toutes les trois ? C’est plus cool si on a une galère… ». Il ne peut rien nous arriver, mais quand même, on ne sait jamais….
Les journalistes filment notre départ. Eux restent au chaud et vont se reposer. Sans eux, nous ne serions pas reparties, et ces jeunes Afghans ne seraient pas arrivés non plus. Nous les remercions chaleureusement. A demain!

La montée s’avère bien plus facile que la première fois, maintenant que nous sommes équipées. Ce sont ces petits camions que nous croisons sans cesse, venus de Pologne pour la plupart, surchargés et sans chaines, qui nous font le plus peur…
Arrivées à Montgenèvre, nous parcourons toutes les rues, cherchons dans tous les endroits où nous pouvions trouver quelqu’un… L’’algéco qui sert de « zone d’attente » à la frontière est éteint. Rien ni personne ! Il neige des « patoros » comme on dit ici dans les Alpes. Les flocons ce soir sont gros comme des poings de bébés.

De petits amas dans la neige sombre me tracassent

« Vous savez les filles, cette été, j’étais au Botswana. Le guide nous disait sans cesse : « Si tu veux trouver le Lion, il te faut chercher ses traces ».
Nous montons de l’autre côté de la station. En quittant ce côté-ci du village, dans le dernier virage, de petits amas dans la neige sombre me tracassent. On passe…
Alors qu’Agnès et Marie cherchent dans tous les endroits potentiels de ce côté de la station, je me repose un peu. Le vieil adage botswanais me revient sans cesse. Après trois quarts d’heure de vaines recherches, Marie et Agnès reviennent, bredouilles. « Bon, on repasse par le village et on rentre ? ». Il est plus d’une heure du matin. Il fait – 3°.
A peine arrivée au virage, tel un animal aux abois, je saisis la lampe et sors du véhicule. Agnès sort aussi. Elle m’accompagne. « Marie, tu peux nous rejoindre de l’autre côté, après le rond-point, plus bas, sous le réverbère ? ».
Agnès et moi-même suivons ces petits amas …. faits de traces de pas. Les traces, bien nettes maintenant, passent devant un immeuble, sans y entrer. S’arrêtent à l’abri d’un muret, puis repartent. « On dirait qu’ils sont plus que 3 ! ». On continue, une cinquantaine de mètres. Les traces arrivent au bord de la route, sous le réverbère où nous attend maintenant Marie. Notre véhicule est arrêté un peu en travers. Il neige et l’espace pour se garer est réduit de moitié. Les traces repartent, poursuivent la piste enneigée qui passe derrière un abri pour poubelles. Elles montent, 50 ou 100 m encore. La forêt. Difficile d’aller plus loin. La neige est abondante et le sentier s’arrête. Il faudrait passer entre les arbres, sur un terrain accidenté, enneigé, sans visibilité. Les traces font demi-tour. On les suit. On sait. On voit bien maintenant à travers ces traces les hésitations, le parcours suivi. On redescend vers le réverbère. Marie, restée là, comprend. Elle avance, sa lampe frontale à la main, passe devant l’abri poubelles……
Une poubelle est mise en travers, obstruant l’entrée. A l’intérieur, des pantalons y sont étendus, dans l’attente d’une chaleur impossible.
Marie chuchote : « Y’a quelqu’un ? On est là pour vous aider. N’ayez pas peur. On vous descend à Briançon, au chaud. N’ayez pas peur. Y’a quelqu’un ? ».
De grands yeux blancs surgissent derrière la poubelle.
« On est là pour vous aider. Médecins du Monde et Tous Migrants. Venez. On vous emmène au chaud…. Rassurez-vous. On est là pour vous aider. Vous êtes combien ? »
Une seconde tête apparaît, plus inquiète encore que la première. Puis une troisième, assoupie. Une quatrième enfin, à moitié endormie.
On recule la poubelle. Je ne sais pas pourquoi, on chuchote. On ne fait pas de bruit. Je guette l’arrivée des « forces du désordre », les gendarmes. Rien!
Le silence de la neige est plus fort que le vacarme dans mon cœur.
On les a trouvés ! Plus heureuses que si nous avions trouvé un trésor ! Ils sont là ! Vivants. Et là!
Toujours en chuchotant : « Venez, montez vite dans la voiture ! ».
Ils sortent de leur abri de fortune ouvert aux vents et au froid. Ils y avaient installé un carton sur le sol. Deux d’entre eux n’ont plus de chaussures. Trempées. L’un d’eux a quitté ses chaussettes aussi. Il avait trop froid aux pieds dans ses chaussettes mouillées. Il est en sandales d’été. L’autre les a gardées. Il a mal. On se tasse.

Température 32.8° … direction hôpital !

Agnès monte dans le coffre, parmi les tas d’habits. Elle nous passe le nécessaire. Marie conduit.
Pendant le trajet, malgré les virages, dos à la route, Je m’occupe d’eux. Réchauffement : chauffage à fond, couvertures de survie emballant les corps, chaufferettes pour les mains. L’un d’entre eux a mal, il est déjà amputé d’un ou deux doigts Je ne sais pas. Je ne sais plus. Mais il a mal. Je lui donne des moufles : L, comme Large. Il ne peut y entrer ses mains, gelées, et immenses ! Des chaussettes? Ça marche. Une chaufferette dans chaque main, les mains dans des chaussettes. L’autre a mal aux pieds. Très mal. Il est tétanisé par le froid, la peur, l’inquiétude, la douleur. Malgré les virages et l’encombrement de nous tous, je parviens à lui retirer ses chaussettes, lui en mets des sèches, avec des chaufferettes pour chaque pied. J’ai pris leur température, la plus fiable possible. 32.8° pour les deux passagers qui ont mal. Pas la peine de chercher davantage : « Direction hôpital ! ».
Les deux autres ont froid, mais ne souffrent pas. Je ne me donne même pas la peine de mesurer leur température. Si nous sommes interceptés par les forces de … j’ai assez d’indicateurs de gravité pour résister, empêcher toute interpellation, arrestation et renvoi en Italie pour eux, mise en garde à vue pour nous. Finalement, la gravité de leur situation nous lave de toute inquiétude vis-à-vis des forces dites de l’ordre et de leurs pratiques.
J’accompagne nos 2 passagers les plus inquiétants aux urgences. Ils sont d’accord. J’ai prévenu les urgences de notre arrivée. Tout de suite, les deux patients sont installés, des bassines d’eau chaude bétadinée leurs sont présentées, une pour les mains, une pour les pieds. Le même protocole que celui que nous pratiquons au Refuge solidaire… Leur température centrale atteint péniblement les 35° après 20 minutes de réchauffement intense, la durée du trajet pendant lequel Marie, Agnès et moi-même avons pourtant tellement mijoté…

Retour au refuge

Les deux autres passagers ont encore un peu froid, mais ils se portent bien. Nous allons au refuge poursuivre les soins : réchauffement, réhydratation, restauration, réassurance, écoute. Tel est notre protocole d’accueil. Les bénévoles, tout comme les personnes hébergées, le connaissent et l’appliquent. Tous bien trop heureux d’en profiter. Quand vient notre tour… il est 2 heures 30.
Le lendemain, j’ai rendez-vous à 13 heures  au Refuge pour l’interview avec l’équipe de la télévision suisse. A peine entrée, je cherche nos « survivants » de la veille, de leurs nouvelles. Les deux plus jeunes ramenés tard dans la nuit se reposent encore. Je tombe face à face avec l’homme aux doigts déjà amputés. Il vient de rentrer de l’hôpital. Gelures du premier degré! J’aurais pensé du second….
Il me demande, moitié soulagé, moitié inquiet, en tout cas vraiment étonné : comment a-t-on fait pour les trouver. Trop heureuse, je lui raconte l’expérience Botswanaise….
« Ah Ah ! Tu vois ! Tu as trouvé le Lion ! », me dit-il dans un grand éclat de rires.

 

 

 

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