Quand l’humanitaire d’Etat torpille l’humanitaire

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Tribune de Pierre Micheletti, Professeur associé à l’IEP de Grenoble, ancien président de Médecins du Monde, parue dans Libération le lundi 25 août 2014.

 

A l’initiative du Comité international de la Croix-Rouge, le droit international humanitaire a fait sien, en particulier dans les conflits – qu’ils soient internationaux ou internes à un pays -, un certain nombre de principes pour faciliter le libre accès des secouristes aux civils.

 

Il s’agit en particulier des principes d’humanité, c’est au nom d’une commune humanité qu’est revendiqué le droit à se sentir concerné et à porter secours ; du principe d’impartialité, qui donne la priorité à une aide fondée sur les besoins et non sur une forme quelconque de discrimination raciale, religieuse ou politique ; du principe de neutralité, les aidants ne sont pas partie prenante au conflit ; et du principe d’indépendance, l’aide n’est pas dictée par des influences visant à peser sur les enjeux politiques, militaires ou économiques locaux.

 

Trois grandes familles d’acteurs prodiguent une aide internationale, toujours complémentaire à la première des solidarités, celle qui émane des populations et des acteurs locaux : les ONG internationales; les organisations intergouvernementales – en particulier celles émanant des agences onusiennes – ; et la solidarité des Etats. Tous confondus, ces différents acteurs revendiquent de contribuer à prodiguer une assistance centrée sur des préoccupations humanitaires. C’est là que l’affaire se complique pour les ONG internationales, largement dominées, en volume et en visibilité, par des organisations issues de pays occidentaux.

 

Car à quoi assiste-t-on actuellement ? A des postures gouvernementales qui battent en brèche les principes énoncés ci-dessus, et montrent que la solidarité des Etats, aussi respectable soit-elle, est toujours subordonnée à des considérations de réalisme politique liées à l’histoire et aux alliances en vigueur dans chaque pays. Dans cette approche, forcément multicentrique, chaque Etat a ses analyses propres qui orientent son aide, tout en niant à d’autres Etats le droit d’exercer les mêmes logiques.

 

Ainsi la France déploie, de façon fort médiatisée, une aide aux réfugiés irakiens de la région d’Erbil, la Russie met en scène le convoi en route pour l’Ukraine, et Bachar al-Assad clame sa volonté de porter assistance aux victimes des jihadistes de l’Etat islamique et enjoint aux organisations onusiennes de se mobiliser à ses côtés.

 

Bientôt, les clameurs se tairont. Comme pour l’Afghanistan, la Syrie, la RCA, le Mali, le Soudan du Sud, les gros titres des journaux télévisés changeront. Sœur jumelle de l’actualité journalistique, la compassion est volage et éphémère. Le pouvoir d’Etat a un besoin impératif de ce tandem pour justifier son action humanitaire, comme ses options politiques et militaires…

 

Les protagonistes du conflit, eux, resteront sur place. Ils sont sur le temps long, c’est leur force. Ils se souviendront alors que, sous couvert d’action humanitaire, les intervenants étrangers ont voulu peser sur les rapports de forces et sur l’issue de leur combat. Ils se souviendront qu’ils ont discriminé les victimes du conflit et voulu armer certains groupes. Sur d’autres conflits, comme à Gaza ou en Libye, les acteurs politiques et la population locale se diront peut-être, après avoir écouté les discours sur le sort réservé aux chrétiens d’Irak (que l’on semble découvrir comme s’il datait d’hier), que décidément toutes les religions ne se valent pas. On a beau ne pas se satisfaire des approximations de Samuel Huntington sur le «choc des civilisations», on se dit qu’ils peuvent avoir leurs raisons de penser ainsi.

 

Les caméras seront parties, mais les personnes et les besoins seront toujours là : violences, blessures, manque d’aliments, manque d’eau – et leurs conséquences – continueront de sévir. Alors les ONG seront convoquées (celles inféodées au pouvoir d’Etat) ou encouragées à intervenir (là où elles sont plus indépendantes). Il leur faudra alors beaucoup de sang-froid et de capacité de négociation pour arriver à persuader leurs interlocuteurs, sur les terrains de crise que, bien que françaises, anglaises, américaines, turques ou russes, elles sont, elles, impartiales, neutres et indépendantes. C’est tout l’enjeu qu’il y a à maintenir, avec une ferme conviction, une claire distinction entre la solidarité dictée par la raison d’Etat et le mandat des ONG. Le mélange des genres peut aboutir à leur incapacité à agir ou à une violence incontrôlable à leur égard.

 

Pierre Micheletti

 

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