Lire, dire, vivre

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Comment marcher dans les pas de nos aînés qui ont travaillé autour de « la morale n’est pas l’éthique » ou qui ont scandé au titre de la « réduction des risques » que « la morale n’est pas éthique » ? Comment marcher dans leurs pas et nos propres pas sur les terrains et les espaces de décisions ? Comment le faire, si ce n’est en les citant et en mettant en lumière quelques propos extraits de la revue Ingérences éditée de 1993 à 1995. Ces propos ont certainement contribué à forger pour partie l’esprit des rédacteurs du premier projet associatif de Médecins du Monde. Et ce projet, transmis par compagnonnage, a contribué à nos pratiques et articulations sur les terrains d’intervention. Il est, aujourd’hui, un socle pour notre prochain projet associatif.

 

Lire la blessure du monde. Dire la vérité au risque de l’indécence. Vivre la différence dans la ressemblance. Soigner et témoigner. Résister et accompagner l’Homme dans son humanité. Il n’y a pas de plus bel engagement que celui-ci, ni de plus fou : « Le désir d’humanitaire est un carrefour d’inquiétudes » (Edgar Morin, in Ingérences n°1). D’autant que « l’humanitaire ne peut qu’échouer. C’est sa force et sa faiblesse. Il ne peut pas remplacer l’acte qui donne force à la Loi » (Daniel Sibony, in Ingérences n°6). Et l’engagement est d’autant plus impossible qu’il se veut indépendant, indépendant du religieux et du politique, tous deux en charge de la Loi. Or, « l’humanitaire faisant parti du rêve de l’humanité. Celui d’une humanité réconciliée avec elle-même. Idée que l’Homme pourra enfin parler à l’Homme… Il y a un risque à « séculariser » cette idée. Et il y a un risque d’instrumentalisation de la part des hommes politiques » (Jacques Julliard, in Ingérences n°1). Ainsi, d’emblée, l’éthique humanitaire interroge notre rapport au politique et au religieux.

 

A propos du rapport au politique :

 

Convenons-en, il arrive parfois que « l’humanitaire soit le cache misère de la politique » (Sylvie Brunel, in Ingérences n°6) et « il arrive que l’humanitaire vienne recouvrir, comme un manteau de bons sentiments, l’échec ou l’absence d’une politique » (André Comte Sponville, in Ingérences n°3). Mais le rapport est parfois un non-rapport : « Apporter de l’aide aux Khmers rouges, qui n’ont jamais prononcé le moindre mot ou de prise en compte de ce qui s’est passé pendant les 4 ans où il ont été au pouvoir au Cambodge, aurait été une trahison pure et simple des principes humanitaires. Nous n’aurions vu que les gens qu’ils auraient eu l’intention de nous faire voir. Aurait-on imaginé proposer une aide humanitaire aux nazis dans les camps ? » (Rony Brauman, in Ingérences n°3). Au pire, le rapport est rendu impossible par le politique (ex : Corée du Nord).

 

Somme toute, ce rapport s’inscrit dans un mouvement historique où le politique, confronté à l’extinction des idéologies politiques des XIXème et XXème siècles, flatte le repli identitaire de la population et se couvre de morale : « Si le déclin des utopies et des pensées toutes faites, renvoie chacun à sa conscience et à ses devoirs… Ce dont je peux me satisfaire, ce qui me rend perplexe, c’est ce retour de la morale. Non pas en tant que telle mais pour ce qu’elle recouvre. Le retour de la morale cache une crise du politique… Et c’est une erreur que de croire que la morale puisse tenir lieu de politique…» (André Comte Sponville, in Ingérences n°3).

 

Enfin, nous sommes à un temps où l’humanitaire quitte progressivement le terrain des utopies pour entrer dans la sphère de la responsabilité : « A partir du moment où l’humanitaire a quitté le terrain de l’utopie, du témoignage, pour devenir une idéologie potentielle de remplacement et une nouvelle façon de créer du lien entre les gens, il est entré dans la sphère de la responsabilité… Nous sommes passés d’une éthique de la conviction ou prophétique à une éthique de la responsabilité » (Jacques Lebas, in Ingérences n°5).

 

L’association n’est ni apolitique, ni neutre. Elle est tout simplement un objet politique. Mais elle n’appartient pas à un parti ou à l’un de ses réseaux facilitateurs du lien entre partis politiques et « corps intermédiaires ». Elle est bienveillante à l’égard des convictions politiques garantes de la paix entre les peuples, respectueuses des droits humains et porteuses de dignité. Et elle se doit de « savoir dire non » quand les convictions politiques ne sont plus garantes ou s’opposent à ce socle.

 

A propos du rapport au religieux.

 

Assumons-le. Quelque part et à sa manière, l’humanitaire a la tentation de faire le « bien » et de s’opposer au « mal ». Plus simplement, il dénonce la perte, la confiscation ou la perversion du langage, des mots et de l’écoute. Il dénonce un monde binaire ou l’absence d’imaginaire. Il questionne le droit par le faire sans être un « bouche trou » ou substitut du droit commun. Il rappelle qu’il n’y a pas d’amnésie (exemple du génocide Arménien) et il n’enferme pas le réfugié dans un statut d’ayant droit sans identité.

 

« Il convient, dans cette lutte contre la misère, de privilégier la guerre de mouvement sur celle de tranchées : pas de ligne Maginot de l’humanitaire, mais l’incessante mobilité des hommes et des esprits, la seule permanence des questionnements… » (Bernard Granjon, in Ingérences n°3). La permanence du questionnement… L’incessante mobilité des esprits… Ne serait-ce pas le sens profond du mot relegere (relire), l’une des deux étymologies du mot religion ?
Au cours de cette même période, un peu plus tôt, il était écrit : « Peut être faudrait il parler d’obsession du mal, plutôt que de désir humanitaire ? L’humanitaire fait écho au problème du bien et du mal, mais contrairement au religieux, il s’en tient aux réponses matérielles » (Didier Mongin, in Ingérences n°1).

 

L’association Médecins du Monde est « religieuse » au sens où elle relie les Hommes et invite à la relecture du monde et de l’Homme. Elle est laïque. En ce sens, elle n’appartient pas au clergé ou à un ordre religieux et elle est neutre à l’égard des convictions religieuses ou spirituelles dès lors que ces dernières sont respectueuses des droits humains… Chacun est libre de croire ou de ne pas croire.

 

Ethique de la participation : la place de l’autre.

 

Tant que l’action humanitaire cherchera à soulager la souffrance des hommes, des conflits éthiques seront inévitables tant sur l’intention que sur les moyens de l’action. Mais est-ce à nous d’énoncer le cadre éthique ou à l’autre de nous conseiller ? D’autant qu’« il n’y a pas de dépossession plus grave que ce qui interdit à un sujet l’accès à la question qui le concerne » (Mamoussé Diagne). Alors relisons quelques propos de l’autre et étudions les, tels que déposés dans la revue Ingérences :

  • « Le bon accord des nations européennes s’est effondré quand elles ont permis à leur membre le plus faible d’être exclu et persécuté, et précisément pour cette raison » (Hannah Arendt, citée par Claire Ambroselli in Ingérences n°3). A lire au regard de la situation des Roms.
  • « Le drame de Sarajevo ne se situe pas à Sarajevo… Ne pas vivre… avec ceux qui se sont montrés incapables de préserver leur propre dignité, de défendre leurs positions et leurs déclarations… n’est nullement une perte… Nous ne nous sommes pas trahis nous-mêmes, nous n’avons pas renié nos valeurs. En tant que Sarajéviens, nous avons été tristes pour eux et nous ne sous sommes pas sentis abandonnés. De fait, il ne s’agit pas d’abandon de Sarajevo. L’abandon concerne ceux qui, aujourd’hui, se sont abandonnés eux-mêmes en délaissant leur âme et leur cœur » (ZlatkoDizdarevic, in Ingérences n°3). A dire au regard de la situation syrienne… A redire, à l’heure où la Méditerranée se transforme en tombeau des ambitions humanistes de l’Europe alors qu’elle en fût le berceau.
  • « Ladybird n’est pas un film contre les travailleurs sociaux. Il montre simplement les effets dévastateurs d’un système qui ne remet pas en question les bases de l’exclusion, de la relégation sociale, de la pauvreté » (Ken Loach, in Ingérences n°4). A vivre, encore et toujours sur nos actions.
  • « Il y a deux logiques et deux conceptions de la clinique : l’une fait appel à la responsabilité, et rappelle au toxicomane sa condition d’homme libre, l’autre à l’abandon » (Anne Coppel, in Ingérences n°2). A relire, dire et vivre au regard de nos actualités…

 

Ancrages et Altitudes

 

Quand bien même l’humanitaire aurait pour fins le soulagement de la souffrance humaine ou la résistance à la déconstruction du monde, la fin humanitaire ne justifie pas tous les moyens. Notre éthique est celle de nos prédécesseurs et celle de ceux pour lesquels, avec lesquels et à partir desquels nous intervenons. Nelson Mandela ne disait-il pas que « ce qui est fait pour nous sans nous est fait contre nous » ? En ce sens, s’ajoute à ce que nos anciens défrichaient, une éthique ancrée dans les situations singulières, celle de l’autre ou l’éthique du care.

 

De fait, l’intention ou les moyens relève tant d’une éthique individuelle que d’une éthique collective. Nul ne saurait s’esquiver à cette relecture, qu’il s’agisse des « ancrages » (terrains) ou des « altitudes » (espaces de décisions).

 

Ce qui nous importe, c’est de voir, observer, analyser, lire, dire, écouter, entendre et tenir parole pour vivre. Oui, notre engagement est une « incessante mobilité des hommes et des esprits, une permanence des questionnements »…

 

Patrick Beauverie  & Thierry Brigaud

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