On peut être scientifique et avoir fumé la moquette

Interview de Jean-François Corty, directeur des opérations internationales de MdM France

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Interview de Jean-François Corty, directeur des opérations internationales de MdM France

Quels sont les objectifs de la journée scientifique, comment sont choisis les  thématiques et les animateurs ?

La journée scientifique de la santé solidaire est nouvelle pour Médecins du Monde. Elle a plusieurs vocations. D’un point de vue communicationnel et de notoriété, il s’agit d’occuper un espace défini, la Journée mondiale de la santé (le 7 avril). Nous sommes à six mois de la sortie du rapport de l’Observatoire de MdM France, qui est un moment important à l’occasion de la Journée mondiale de la lutte contre la pauvreté (le 17 octobre). Cela donne la possibilité d’occuper une fenêtre médiatique pour parler des questions qui nous sont chères dans un intervalle de six mois avant et après la sortie du rapport de l’Observatoire.

Nous avons aussi l’idée de construire un événement à vocation scientifique pendant lequel MdM montre que si nous savons parler de nos opérations, faire des interviews dans les journaux grand public – Le Monde, Libé et d’autres – nous sommes aussi capable de nous adresser à la communauté scientifique et de faire des publications dans des journaux médicaux ou de sciences sociales. Cette journée scientifique offre la possibilité de valoriser des publications que MdM a pu faire sur la base de ses opérations, mais elle crée aussi et surtout les conditions d’un échange, d’un débat avec des universitaires, des associatifs, des chercheurs, des gens de la société civile, des usagers pour structurer une réflexion autour de nos opérations et de notre plaidoyer.
Nous construisons cette journée depuis deux ans : nous avons eu 280 inscrits cette année, 200 l’année dernière. Sur une journée en pleine semaine, quand il fait beau et qu’il y a en parallèle à Paris beaucoup d’autres événements publics, c’est déjà bien, même si nous devons continuer à avancer, préciser et rendre encore plus attrayante cette journée. L’idée étant, donc, d’avoir des intervenants variés, de présenter des publications de MdM mais aussi d’autres acteurs (nous ne sommes pas là pour faire de l’entrisme et ne parler que de nous), et de se confronter au monde scientifique pour voir où nous en sommes, aller piocher des idées et être encore meilleurs sur les questions de plaidoyer et d’opérationnalité.

Quel est le lien avec la Fondation ?

La Fondation des Amis de MdM a entre autres vocation d’accompagner MdM sur la valorisation de la recherche opérationnelle. Cela se traduit souvent par des données et publications scientifiques, nous permettant de fonder nos points de vue de plaidoyer sur des bases objectives. Il est important que MdM se positionne comme agitateur public, avec une volonté de changement social et un point de vue politique, mais avec une réflexion vraiment inscrite dans ce que l’on voit sur le terrain, construite en lien avec les acteurs du soin et avec les usagers. On n’est pas dans l’incantation et la posture idéologique, il faut le rappeler.

La journée était construite en quatre temps :

–    trois tables rondes où les intervenants s’expriment sur des sujets qui nous concernent, dans le champ de la lutte contre les inégalités en matière d’accès aux soins et aux droits, qui en théorie concernent la France et l’international, sur la base de publications scientifiques ;

–    une quatrième table ronde qui est plutôt un forum, avec une approche politique un peu plus globale.

Cette année, nous partions du constat qu’il y a, notamment en France, des inégalités très importantes, qu’il y a des solutions, mais qu’elles ne se mettent pas en place. Est-ce à cause de postures idéologiques qui considèrent que ce n’est pas à l’État-providence d’assumer cette responsabilité, est-ce à cause d’une crise de gouvernance entre les élus qui prennent les décisions et toute la chaîne de l’administration qui est sensée les mettre en pratique, est-ce par manque de solutions concrètes ?  En somme, un brainstorming pour mieux mesurer notre frustration de voir que les choses n’avancent pas.

Nous avons eu une approche sur les questions de santé et migration, sur l’empowerment des usagers dans les décisions qui les concernent, sur les problématiques de lutte contre la pauvreté et l’accès aux soins dans les zones rurales et dans les zones urbaines sensibles et les quartiers défavorisés. Ce ne sont pas des problématiques nouvelles en elles-mêmes, mais elles sont nouvelles pour nous : nous avons ouvert quelques programmes en zones rurales, et commençons à avoir des données objectives. Cela adonné lieu de à la présentation de l’enquête formidable qui s’est développée dans les Combrailles, en Auvergne, et qui explique pourquoi le suicide est la troisième cause de mortalité dans le monde paysan, tout cela en lien avec la précarité, la pression sociale, etc. Des présentations de certains acteurs tels que Benjamin Combes, qui a travaillé sur les questions d’urbanisme et de santé, nous ont éclairés sur les différents enjeux qui se posent dans les Zus, et nous amènent à être plus en lien avec les besoins, puisqu’on a un projet qui va démarrer dans un quartier sensible à Lille. Nous espérons d’ailleurs pouvoir présenter, dans un ou deux ans, des publications sur la base de ce qu’on aura fait là-bas.

Ces publications ont pour vocation d’amener des recommandations au droit commun, et donc une amélioration de la lutte contre les inégalités. Mais on s’est rendu compte que le format classique de présentation sur la base de publications n’était pas si strict que ça – ça renvoie à des ajustements à faire sur ce que l’on attend de cette journée. Ces trois tables rondes avaient des formats disparates, il faudra travailler sur la méthode pour uniformiser les présentations, mais elles sont organisées selon les priorités du plan stratégique – je le rappelle, santé sexuelle et reproductive, santé et migration, crises et conflits, santé et environnement et réduction des risques. Nous ne pouvons évidemment pas tout traiter en une seule journée : nous avons fait des choix cette année autour de la migration, de l’empowerment et des nouvelles formes de précarité. Il est vrai vrai qu’il y a eu un déséquilibre en faveur de la France par rapport à l’international, ce qui n’était pas le cas l’année dernière, et nous devrons être vigilants l’année prochaine pour conserver un équilibre de ce côté.

L’objectif n’est pas de parler que de MdM mais de créer des conditions pour que l’on puisse introduire dans ces tables rondes les enquêtes de MdM et les confronter à d’autres. Nous n’avons pas encore bien réussi à le faire, parce que nous ne produisons pas un nombre assez important de publications. Cela renvoie à des ajustements opérationnels, à mieux penser comment construire des projets, comment définir les objectifs généraux spécifiques… Nous allons nous améliorer dans les années à venir, ce qui se devrait se traduire par plus de présentations de qualité.
Voilà où nous en sommes aujourd’hui. C’est un temps important, où nous apprenons des choses, il y a des débats, mais il faut encore affiner la méthode et trouver un équilibre plus juste entre les problématiques de la France et de l’international.

Qu’as-tu retenu comme pistes de réflexion ?

Les nouvelles formes de mobilisation dans la société civile. Nous devons nous améliorer en interne sur les modes de gouvernance ! Nous voyons bien aujourd’hui à MdM, que ce soit au conseil d’administration, dans les services, dans les groupes thématiques ou géopolitiques, nous n’avons pas beaucoup d’usagers, ce n’est pas très coloré… Bien que nous essayions sur le terrain d’être en lien avec les partenaires associatifs locaux, justement pour ne pas être dans des postures trop néocolonialistes et être au plus près des volontés et des besoins des gens que nous voulons accompagner, cela ne se traduit pas encore dans les modes de gouvernance au siège. Nous n’avons pas, comme par exemple au Conseil national de lutte contre les exclusions, un sixième collège au CA, où il y aurait des représentants d’usagers qui pourraient nous aider à mieux réfléchir sur certains besoins. Nous n’avons pas non plus dans les groupes ou les services des gens qui viendraient du terrain, qui se seraient construits sur le terrain et qui pourraient nous éclairer tout simplement par leur expérience.

Il y a eu quelques prises de parole, notamment autour d’une présentation sur les nouvelles formes de mobilisation – ce que nous appelons le MobGlob – qui nous a montré qu’il y avait des manières originales de penser autrement les frontières. Est-ce que l’abolition des frontières résoudrait tout ? Nous réalisons, via une méthode de travail participative originale, que c’est peut-être une idée attirante d’un point de vue idéologique, mais pas forcément bénéfique, parce que des frontières construiront sur d’autres niveaux et qu’il faut en fait être en permanence vigilants quant aux rapports de force. Ceci est intéressant pour nous qui travaillons sur les questions migratoires : ce que nous savons aujourd’hui sur la question de la crise européenne des migrants, c’est qu’il faut plus de voies légales (plutôt que « pas de frontières ») pour que les gens puissent venir se mettre à l’abri en Europe sans prendre des risques sur des voies informelles qui peuvent les amener à se noyer en Méditerranée ou à mourir au fin fond des forêts des Balkans.

Cependant notre méthode n’est pas au point, les présentations des trois premières tables rondes n’étaient pas dans un format scientifique classique, ce qui est handicapant. Nous avons beaucoup d’autres événements dans l’année pour des présentations plus globales sur l’histoire, la géopolitique. L’intérêt des tables rondes scientifiques c’est, sur la base de présentations qui ont évidemment fait leurs preuves de rationalité, de tirer un discours politique qui permettra de mettre au défi le droit commun. L’intérêt est d’être capable de montrer que nous ne sommes pas dans l’incantation. Que notre militantisme n’est pas basé sur des présupposés subjectifs, mais de faits concrets. Ceci nous rendra d’autant plus forts, avoir ce discours tout en étant militants, voire idéalistes, voire assimilés à des gens qui ont fumé la moquette, peu importe ! On peut être scientifique et avoir fumé la moquette, ça ne pose aucun problème !

Et en dehors de cette journée scientifique, est-ce que la coordination entre la recherche et les ONG, les médecins, etc., fonctionne bien, est-ce que les relais se font bien ?

Beaucoup de chercheurs en sciences sociales viennent s’appuyer sur les terrains humanitaires pour appuyer leurs recherches – sociologues, anthropologues, journalistes… Ils passent par les ONG pour approcher certaines réalités comme les bidonvilles, la prostitution parce qu’ils savent qu’ils vont trouver un terrain et des acteurs qui pourront faire de la médiation et leur permettre d’approcher les sujets qu’ils veulent traiter. Et nous, de fait, nous ne voulons pas proposer une médecine à deux vitesses mais les meilleurs soins possibles, avec la meilleure qualité qui soit : nous devons donc être au fait des dernières trouvailles pour qu’elles puissent être mises au bénéfice des plus précaires. Je pense notamment au sofosbuvir, le traitement contre l’hépatite C à 40 000 € : notre combat c’est de faire en sorte qu’il soit accessible à tout le monde. Avoir insisté pour que le test de dépistage rapide VIH-hépatite devienne légal en France, c’était aussi pour que ces outils puissent bénéficier aux programmes qui permettent aux plus précaires d’être dépistés plus tôt et soignés plus tôt.

Quand nous développons un programme dans les prisons à Nantes, dans les Combrailles en milieu rural, nous savons que si nous voulons faire une démonstration qui puisse influencer le politique nous devons nous associer avec des chercheurs et des laboratoires de recherche pour pouvoir rendre nos résultats objectifs.

Évidemment nous ne sommes pas dans la recherche fondamentale, nous n’avons pas vocation à trouver de nouvelles molécules, mais nous devons inventer des dispositifs qui impactent les enjeux de santé publique, créer les conditions pour qu’un dispositif opérationnel puisse être réapproprié par d’autres associations ou par le droit commun. Faire la démonstration que cela fonctionne, être innovant sur un sujet – ERLI est l’un des sujets les plus récents qui a mieux marché : nous avons montré qu’en apprenant aux usagers, avec des médiateurs, avec des travailleurs pairs, à « mieux s’injecter », nous limitions les risques de transmission de l’hépatite et autres infections collatérales. Il y a eu des publications avec l’INSERM, cela a été présenté dans des colloques internationaux, et aujourd’hui c’est en passe d’intégrer le droit commun. Ceci doit nous guider.
Il y a évidemment des projets, comme les urgences, où nous n’avons pas forcément vocation à faire de la démonstration, nous répondons simplement des besoins, comme en Grèce aujourd’hui avec la fermeture des frontières. Nous ne créons pas de dispositifs mais voulons simplement mieux soigner les gens et dénoncer le sort qui leur est réservé.
La recherche opérationnelle fait donc partie de certains projets mais elle n’est pas une fin en soi pour l’ensemble de l’action humanitaire.

Il y a eu beaucoup de piques contre le corps médical, selon lesquelles par exemple il serait difficile de s’adresser au corps médical sans qu’il le prenne mal, qu’il n’est pas forcément dans l’approche globale des personnes, contre la valorisation de l’expertise profane…  Comment entends-tu cela ?

Je ne suis évidemment pas corporatiste, je ne vais pas défendre les médecins dans l’absolu en tant que sachants, sous prétexte que nous avons a fait 8 ans d’études ! Mais dans la même mesure, je ne vois pas l’intérêt de critiquer les médecins alors que nous sommes dans une problématique qui consiste à savoir quelle pensée critique nous pouvons avoir sur nous-même et nos pratiques.

Se demander si nous intégrons assez d’usagers dans nos modes de gouvernance, dans nos processus décisionnels, est-ce que nous écoutons assez leur parole, est-ce que nous sommes assez dans le débat au sein de l’association, entre salariés et bénévoles, est-ce que nous sommes assez participatifs… Tout cela ne relève pas d’une vision restrictive du corps médical ! Aujourd’hui, moins de la moitié des membres du conseil d’administration de MdM sont médecins : la difficulté d’avoir des usagers au sein du CA n’est pas liée à la présence de médecins mais à une manière de penser un peu resserrée qui ne vient pas seulement des médecins mais de tout un chacun, et qui est difficile à changer.

Nous savons qu’il est difficile de faire évoluer les pratiques du corps médical, nous l’avons vu autour de la question de la lutte contre la douleur, du palliatif, etc. Le défi de MdM, qui fait beaucoup de médico-social, avec beaucoup de travailleurs sociaux, des gens qui n’ont pas de formation médicale mais qui apportent toute une expertise et participent à une amélioration générale, est d’entretenir une pensée critique vis-à-vis de nos propres pratiques globales, c’est-à-dire aussi dans le domaine de la gestion des ressources humaines, de la communication… Cela passe par des journées scientifiques, cela pourrait aussi être des séquences d’ateliers autour de la communication, par exemple l’esthétisation de la violence, comment en parler, est-ce que nous devons montrer un gamin qui crève la gueule ouverte pour faire de la communication, pour porter un plaidoyer, ou comment traiter les questions des ressources humaines entre staff national et international, quel est l’équilibre, où est l’équité…

L’enjeu est de créer les conditions en interne pour entretenir une pensée critique à tous les niveaux. Cela concerne tout le monde, et les médecins ont leur part à prendre ! Il y aura peut-être, je l’espère, dans le cadre du plan stratégique, une direction médicale et du plaidoyer qui verra le jour et aura la responsabilité de créer les conditions pour que nous puissions nous remettre en question à ce niveau-là, mais tous les services doivent le faire, au même titre, pour tenter de s’améliorer.

Propos recueillis par Alice Lebel

 

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