Photo issue du webdocumentaire Les voyageurs
« J’apprends d’eux, ils devraient apprendre de moi. » Cette phrase d’une étonnante simplicité est prononcée par un Camerounais d’une quarantaine d’années que nous appellerons Nsele, homme d’expérience venu à Istanbul un an plus tôt dans le but de faire du commerce. Elle en dit long sur les rapports complexes entre les personnes dites « migrantes », la population turque et le gouvernement de Turquie. Nsele est quelque peu désabusé mais pas désespéré. Sa vie a été « catastrophique » durant les premiers mois : « Je ne connaissais personne, j’ai dû me battre pour m’en sortir… » Il a fini par rencontrer des gens, puis découvrir et apprécier la langue et la culture turques. Même s’il est resté sans travail faute d’autorisation, il a ainsi appris beaucoup de choses « par rapport à la vie » : « Disons que ce voyage m’a servi intellectuellement, même s’il ne m’a pas aidé économiquement (…). Être ici, ça m’a apporté beaucoup de changements personnels qui vont retentir sur d’autres domaines : l’éducation de mes enfants, la vie de famille, le rapport avec les gens. J’ai appris à écouter les gens, ici. Avant, j’aimais bien imposer mes idées. Maintenant, je sais mieux partager. » Si Nsele décrit les Turcs comme « généralement accueillants », il est néanmoins sensible au douloureux problème du racisme, auquel il a beaucoup réfléchi. « Le gouvernement turc ne s’intéresse pas aux étrangers qui sont sur place », constate-t-il avec un geste fataliste.
Violences de l’exclusion
Nsele est un parmi les nombreuses personnes qui fréquentent le centre de santé pour migrants de Kumkapı. Cette population vivant une situation commune de migration s’illustre par une remarquable diversité de parcours et de discours. Cependant, les personnes que nous rencontrons sont unanimes à interroger, contester voire condamner la violente exclusion qui leur est réservée par les instances politiques turques et les populations locales. Bon nombre de témoignages signalent ainsi des violences quotidiennes, tant physiques que verbales. Adama, Sénégalais de 33 ans, nous raconte sa douloureuse perplexité : « On se pose beaucoup de questions : sur l’avenir, sur l’insécurité, ici. Dans la rue, les gens te taquinent. Ils portent des poignards, des armes. Ils t’insultent. Mais tu ne peux pas répondre… » John, Nigérian de 40 ans, confirme : « Tu ne peux pas te battre avec les Turcs s’ils t’agressent. Personne ne te protégera. » Il nous est signalé à de nombreuses reprises qu’en cas de litige, la police turque intervient systématiquement en défaveur des « étrangers ». Sara, Camerounaise de 32 ans, est profondément choquée que les enfants turcs insultent les Noirs sans être réprimandés par leurs parents. Géraldine, indignée, confirme : « On nous appelle “singes”. Même les enfants font ça… » Jean-Claude, Camerounais de 38 ans, commence l’entretien par ces mots : « Ici, surtout pour les Africains, c’est trop difficile. C’est à cause de la mentalité : ils ne respectent pas les étrangers, surtout les noirs. Ils ne respectent pas non plus la femme étrangère, c’est comme une chose. Leur langue n’a pas de frein : elle lâche tout. Ils osent dire des insultes et des insanités. » C’est ainsi une plainte lancinante qui s’égrène au fil des entretiens dans le petit bureau où nous recevons toutes ces personnes. Solitude, souffrance et tristesse semblent être leur lot quotidien. Peu de colère, comme le décrit simplement Boniface : « Triste, oui. Mais jamais en colère. Ça me fait mal, mais je ne peux pas le faire sortir… »
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