Epidémiologie et militance : chronique d’une interaction réussie

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Pierre Chauvin, médecin spécialisé en épidémiologie, travaille depuis quinze ans sur les déterminants sociaux de la santé et des recours aux soins. Il est le principal auteur du rapport L’accès aux soins des plus précaires dans une Europe en crise sociale publié par MdM en mai 2014. Aujourd’hui directeur de recherche à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), il étudie avec son équipe trois ordres de facteurs sociaux susceptibles d’influencer la santé des populations, à savoir les insertions sociales, les conditions migratoires et les facteurs contextuels.

Pour MdM, l’avantage est d’avoir une rigueur scientifique dans le traitement des données ; pour nous, c’est l’accès à des données, à des populations qui restent invisibles de la statistique publique et de la recherche académique

Cette enquête fait suite à plusieurs enquêtes précédentes. La première sur ce sujet date de 2006. J’ai été approché par Nathalie Simonnot et le Réseau international.
L’intérêt et le pari partagés étaient d’aller au-delà d’une simple compilation de données d’activité afin de produire des résultats quantitatifs les plus valides possible, d’un point de vue scientifique. Pour MdM, l’avantage est d’avoir une rigueur scientifique dans le traitement des données ; pour nous, c’est l’accès à des données et à des populations qui restent assez mal connues. Ces populations, peu nombreuses, non francophones et parfois sans papiers, sont des populations que l’on a du mal à capter dans des enquêtes en population générale. Même les enquêtes plus spécialisées restent compliquées, coûteuses et rares, tant ces populations sont difficiles à joindre. Donc, notre intérêt est d’avoir des chiffres, des enseignements sur des populations qui sont à l’extrémité du continuum social, en situation d’exclusion.

 

Pierre Chauvin et MdM

chauvin web“Mon expérience avec le monde associatif passe essentiellement par l’épidémiologie : l’épidémiologie de terrain dans des camps de réfugiés quand j’étais plus jeune (notamment avec MSF et Epicentre), puis en Afrique de l’Ouest sur des programmes de vaccination, puis de l’« expertise » méthodologique avec MdM, depuis 1997. Ce que j’apprécie spécialement chez MdM, c’est son action de terrain dans nos propres pays, pour les exclus. Enfin, ce que je trouve particulièrement intéressant, c’est ce mélange de plaidoyer et d’action, propre à MdM.”

Un questionnaire standardisé unique en Europe

 

Il faut des chiffres et des données pour appuyer des constats et des stratégies d’action, or il n’y en a pas tant que ça. Il y a beaucoup de rapports produits sur la santé des exclus et la santé des migrants, mais la majorité sont des recommandations, des rapports stratégiques, des papiers d’action politique en santé publique, qui reposent sur un petit nombre de données, toujours les mêmes. C’est une littérature essentiellement normative, qui repose sur très peu de recherche empirique. À côté de ça, des études descriptives qui quantifient les situations et suivent les évolutions sur des échantillons assez nombreux, il en existe extrêmement peu. D’où l’intérêt de ce travail fait par MdM. Bien sûr, l’enquête européenne reste imparfaite car on n’a pas affaire à des enquêteurs et à des échantillons représentatifs mais à des bénévoles qui nous fournissent une « photographie » des salles d’attente des dispositifs de MdM, mais la qualité s’améliore d’année en année. Pour ma part, j’aime bien dire que l’on produit un témoignage quantitatif de ceux que rencontre MdM en Europe (cette année dans 25 villes de 8 pays européens plus Montréal et Istanbul), ni plus ni moins : c’est un travail énorme, tout à fait unique en son genre. Il y a peu d’organisations qui font ça. C’est unique en Europe d’avoir un questionnaire commun et standardisé qui permette de faire une enquête multicentrique dans différents pays. Ces données et nos analyses sont d’ailleurs beaucoup reprises, même dans la presse médicale, même dans les rapports européens et internationaux que je citais plus haut !

 

Je ne soupçonnais pas l’ampleur des dégâts auprès des enfants et des femmes enceintes !

 

Dans ce rapport, nous avons fait un focus spécifique sur les enfants et les femmes enceintes : 70% des femmes avaient besoin de soins urgents ou assez urgents, et seulement 50% des enfants étaient vaccinés contre le tétanos. Bien sûr, il ne s’agit pas de dire que c’est le cas de tous les immigrés en situation de grande précarité : si ces personnes arrivent à MdM c’est que, par définition, ils n’avaient pas accès aux soins. Malgré tout, ce qu’on constate dans ces salles d’attente, ce sont des déficits majeurs de prise en charge. Or, dans ces cas, il s’agit de prises en charge peu coûteuses qui ont un bénéfice en termes de prévention important et qui n’est pas discutable. Qui plus est, ces deux populations font l’objet de recommandations internationales, de bonnes pratiques et de dispositions règlementaires qui devraient – partout et pour tous – les protéger de toute exclusion des soins : on en est loin ! Plus largement, ce rapport est bien un témoignage quantitatif des ratés et des échecs des systèmes de santé européens, incapables d’assurer l’équité des soins et qui excluent les plus vulnérables et ceux qui sont les plus en besoin, au mépris de la déontologie médicale, pour ne citer qu’elle… Quand ce n’est pas une exclusion organisée, active, voire revendiquée : je pense aux « sans-papiers » et à l’instrumentalisation des politiques de santé au bénéfice supposé du contrôle des flux migratoires : une absurdité complète d’un point de vue sanitaire et économique.

Nos enquêtes prouvent que, contrairement aux discours populistes, les immigrés ne viennent pas profiter de notre système de santé

Des indicateurs que nous étudions depuis sept ans maintenant ne montrent aucune évolution favorable. Par exemple, quand on interroge les patients sur leurs obstacles aux soins, on retrouve d’année en année les mêmes résultats : les principaux obstacles sont les problèmes financiers, les complications administratives et le manque d’informations. Ce constat est fait depuis 2006 et il ne change pas : aucune évolution, aucune volonté politique ou administrative de les aplanir, aucune volonté d’améliorer l’accès aux droits, ne serait-ce que par une information claire des usagers et des bénéficiaires potentiels ! C’est même étonnant, quand on y réfléchit, qu’au-delà des énormes différences entre les systèmes de soins, les réglementations, les droits théoriques, l’organisation des soins d’un pays à l’autre en Europe, on ait une telle tendance commune et similaire : l’exclusion – de droit ou de fait – des mêmes catégories de population, partout et toujours, des plus vulnérables, des « sans » (sans-papiers, sans-emploi, sans-ressources, sans-insertion sociale…).
Le second enseignement, que les données de MdM montrent très bien, c’est l’absence de bien-fondé d’un certain discours populiste selon lequel les pauvres immigrent, viennent chez nous pour se faire soigner, un discours largement repris dans plusieurs pays européens. Par exemple, en Grande-Bretagne, ce discours a prévalu pendant huit ans (2004-2012) pour refuser l’accès aux soins anti-VIH aux immigrés sans papiers (depuis deux ans, les traitements sont désormais à nouveau accessibles à tous). En France également, on entend dire que les immigrés viendraient pour profiter de notre système de santé et que l’Aide médicale de l’Ètat (AME) serait synonyme d’appel d’air, d’où la tentation de rendre toujours plus compliquée son obtention. Or, nos enquêtes prouvent le contraire. Tout d’abord, et tous ceux qui travaillent sur les migrations le savent bien, les principales raisons de migrations sont économiques et politiques et non médicales ou sanitaires. Au contraire même, depuis longtemps a été décrit le « healthy migrant effect » : la décision d’immigrer, d’aller refaire sa vie ailleurs, d’affronter tous les périls de l’immigration sélectionne les personnes en meilleure santé. D’une façon générale, les primo-arrivants sont souvent en meilleure santé que la population générale du même âge du pays d’accueil (en dehors de circonstances particulières, notamment de violences, vécues par les demandeurs d’asile). C’est seulement par la suite que les choses se dégradent, notamment à cause des conditions de vie qu’ils connaissent dans le pays d’arrivée. En outre, l’immense majorité des migrants rencontrés dans nos enquêtes ne sont pas au courant de leurs droits et ne savent justement pas à quoi ils peuvent prétendre en matière de soins (c’est justement ça leur problème !). C’est d’ailleurs confirmé par les chiffres. Quand on les interroge directement, seulement 2 à 3% d’entre eux nous disent avoir immigré pour des questions de santé ; c’est extrêmement minoritaire et ce n’est pas ça qui aggrave nos déficits sociaux. Prétendre le contraire est pur fantasme et complète mauvaise foi !

 

La femme seule avec des enfants se sacrifie toujours pour eux, notamment en matière de santé

 

Le portrait type de la personne la plus exposée ? Malheureusement, on les connaît, tous ces déterminants… Il y a peut-être une image qui me vient à l’esprit devant toutes les autres : c’est la personne isolée, démunie de tout capital social, de tout lien social. Celle-là, vraiment, elle n’a aucune chance : aucune chance de faire valoir ses droits, aucune chance de s’adresser au bon comptoir avec les bons papiers, aucune chance de se repérer dans nos systèmes de soins… C’est pour ceux-là que les associations comme MdM sont irremplaçables et sont l’ultime recours pour soigner, bien sûr, mais aussi pour accompagner, créer un lien social (ne serait-ce qu’un seul) pour ceux qui n’en ont aucun.
Après vous pouvez décliner toutes les situations, bien sûr : les mineurs isolés, les migrants célibataires… mais je pense surtout aux femmes seules avec leurs enfants parce que, en plus, elles feront toujours passer leurs propres besoins derrière ceux de leurs enfants, notamment en matière de santé…

 

Le cas espagnol est un bouleversement incompréhensible et politiquement incroyable. En Grèce, ce qui me frappe, c’est la chasse à l’étranger

 

Le système de santé espagnol était un des plus égalitaires d’Europe, avec un système reposant sur des centres de santé publique. Il existait alors de très faibles restrictions d’accès à ces centres, il suffisait d’être résident. La crise arrivant, il faut faire des économies, et avec un décret-loi, on raye littéralement d’un trait de plume tous ces acquis, on décide du jour au lendemain que les personnes sans autorisation de séjour ne pourront plus consulter gratuitement. Cela a suscité de nombreuses contestations : médecins, associations, centres de santé… Mais rien n’y a fait. En Espagne, on n’est plus dans des droits théoriques qui ne s’appliquent pas. Avec ce décret, les conséquences sont immédiates : on exclut, on retire des droits à des populations vulnérables. Une décision purement politique qui va à l’encontre de toutes les réflexions de santé publique qui expliquent que ça n’a absolument aucun sens d’empêcher l’accès aux soins – notamment aux soins primaires et préventifs – à une partie de la population, que ça n’a aucune justification médicale, sanitaire ni même économique.

 

Concernant le cas grec, ce qui me frappe, c’est la chasse à l’étranger et l’incroyable effondrement d’un système de santé – une première en Europe de l’Ouest, au sein d’un espace (l’Union européenne) censé être un îlot protecteur de prospérité et de sécurités minimales, non ? La conséquence est immédiate et MdM en a témoigné, et nos chiffres aussi : un afflux massif, dans les centres de santé de MdM, de citoyens grecs qui, là aussi pratiquement du jour au lendemain, ont perdu toute possibilité de se soigner, même pour des choses vitales. Et puis, en même temps, dans ce chaos social, l’émergence des groupes d’extrême-droite, les violences et une véritable chasse à l’immigré.

 

Le risque, au niveau européen, est l’uniformisation des législations par le bas

 

Si on regarde du point de vue du droit théorique, les pays européens ne sont pas tous au même niveau. L’objectif paraît évident : il faut protéger, partout, ces populations vulnérables et obtenir une véritable équité dans l’accès aux soins. D’autant plus que, d’un point de vue économique et au regard des budgets nationaux de santé, ces populations ne représentent qu’une microgoutte d’eau. Pourtant, il me semble que, dans le contexte actuel, le danger le plus grand serait une uniformisation des législations par le bas.
En théorie, juridiquement, la France et la Belgique sont des « bons élèves » grâce à l’AME. L’Espagne, avant la réforme, était un « bon élève ». Le contre-exemple était la Suède, pays reconnu pour son système assistanciel mais dont le système de santé ne prévoyait aucun droit pour les étrangers sans papiers (du moins jusqu’en juillet 2013). Il n’existait pas d’autres dispositifs pour eux que les initiatives caritatives et associatives. Entre la France et la Suède, il y a tous les degrés. En outre, une difficulté supplémentaire s’ajoute avec les États comme l’Allemagne, l’Espagne ou l’Italie, qui soit sont fédéraux, soit ont énormément décentralisé leurs politiques et systèmes de santé, rajoutant des inégalités intranationales aux nombreuses différences entre États membres.

 

Depuis les années 1970, les inégalités sociales se creusent et s’accroissent

 

Difficile de se livrer à un exercice prospectif sur ces questions. Ce qui est certain, c’est que si l’on ne fait rien, mécaniquement ça ne peut qu’empirer. Dans de nombreux pays, la crise n’est qu’un accélérateur de processus délétères anciens. Il faut retourner toute la logique pour les populations vulnérables ! Il faut s’attaquer au gradient social de santé par le bas ! Les chercheurs parlent d’une loi inverse des soins ou « inverse care law ». Selon cette loi, dès que l’on développe un nouveau médicament, règlement, dispositif ou service de santé, une nouvelle pratique, une nouvelle recommandation, etc., c’est comme si ça « arrosait » la société par le haut. Ce sont toujours les personnes les mieux soignées qui en profitent en premier. Il faut totalement inverser cette logique. Il y a des tas d’expériences qui prouvent que si on s’en donne les moyens, des stratégies contraires sont possibles et fonctionnent : du bas (des plus vulnérables, des plus démunis) vers le haut, de la marge vers le centre.Là, l’effet d’entraînement fonctionne et peut réduire les inégalités sociales de soins et de santé. Démocratiser l’accès aux soins afin de lutter contre les inégalités sociales de santé n’est, en définitif, qu’une affaire de volonté politique.

 

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