Photo de Jérôme Sessini / Magnum pour MDM
Noémie Rassouw, stagiaire pendant quatre mois chez Médecins du Monde à la Direction des Opérations France dans le cadre de son Master de Relations Internationales à l’Inalco, a mené une enquête sur la situation des travailleu/ses/rs du sexe depuis la mise en place de la loi du 13 avril 2016 sur la pénalisation du client. Des analyses, mêlées à des observations de terrain révèlent des enjeux importants quant à la transformation des métiers du sexe en France. To be continued … ?
Quelle est ta mission chez MdM ?
J’étais en stage pour une durée de quatre mois, depuis juin 2016. L’objectif de mon stage a été de documenter, à travers une étude qualitative, l’impact de la nouvelle loi sur la pénalisation du client sur les conditions de vie et de travail des travailleu/ses/rs du sexe. Pour cela j’ai fait des entretiens qualitatifs auprès des travailleu/ses/rs du sexe (TDS) faisant partie des programmes de MdM et de l’inter-asso. C’était un travail d’observation sur le terrain, pour comprendre la réalité des effets de la loi au plus près des personnes concernées.
Avant que la loi soit mise en place il y avait eu un débat médiatique, MdM et d’autres associations avaient dénoncé certains effets potentiels de la loi et nourri un plaidoyer. Après le passage de la loi, les équipes travaillant avec des TDS ont constaté rapidement des impacts, l’idée est alors née de documenter ces effets-là par une enquête qualitative. Avec l’aide d’entretiens enregistrés, retranscrits, et une articulation de ces entretiens, nous pouvons réellement construire un plaidoyer solide. Au début nous avions visé une vingtaine d’entretiens, où nous essayions de faire en sorte que les personnes parlent ouvertement sans que nous apportions nous-mêmes nos réponses, en les laissant justement développer leur propre argumentaire. Finalement, devant la diversité et la richesse des situations, nous avons réalisé plus d’une trentaine d’entretiens. L’objectif était d’atteindre des personnes avec des profils très variés, en essayant d’avoir un panel assez diversifié des personnes avec lesquelles nous travaillons.
Il est important de prendre cette enquête avec modestie, ce n’est pas l’impact total de la loi sur les TDS qu’il s’agit d’observer. C’est plutôt comme si nous prenions un thermomètre et mesurions, quatre mois plus tard, quelles ont été les conséquences pour les TDS dans la France entière, qui pratiquent majoritairement dans la rue ou sur internet.
Comment as-tu procédé ?
J’ai été amenée à me déplacer vers différents programmes de MdM en France, à Paris, Nantes, Montpellier, Poitiers et Rouen. J’ai fait douze déplacements en tout. Des rendez-vous ont été fixés par des membres des programmes de MdM France avec des TDS pendant les séances de consultation, donc nous nous retrouvions dans les locaux de MdM, ou alors pendant les maraudes et discutions dans le camion, de nuit ou de jour. Certaines étaient des représentantes d’association, d’autres non.
Parfois les discours qui ressortaient des entretiens n’étaient pas des positionnements politiques mais le témoignage d’un ressenti de vie. Certain-e-s TDS avaient remarqué un changement depuis quelques mois, sans en connaître forcément la raison, et ceci faisait varier les points de vue et les témoignages. Dans d’autres entretiens nous observions une position très claire, très politisée.
Nous n’avons pas interviewé les TDS travaillant en « indoor » (ceux/celles qui exercent au sein de bars, hôtels, salons de massage) car Médecins du Monde a peu de contact avec ce milieu. Tous les bars ou hôtels sont considérés comme des structures de proxénétisme. Si les TDS de ces établissements entrent en contact avec une association comme la nôtre, elles pourraient, par le simple fait de les nommer, dénoncer involontairement ces structures.
Qu’en est-il de la législation ?
Par la loi sur la pénalisation du client, l’État déclare vouloir mettre fin à la criminalisation du racolage et protéger davantage les TDS en mettant la responsabilité sur le client.
La prostitution est légale, le proxénétisme est illégal et le client est illégal. Elles ont le droit de pratiquer, mais les clients n’ont pas le droit de consommer. Cela fait penser à un commerce où l’on vend des produits, avec le droit d’ouvrir son magasin, par contre le propriétaire qui loue l’emplacement est hors la loi, et les clients n’ont pas de droit d’acheter.
Les TDS ne peuvent donc plus pratiquer dans des zones de sécurité, de confort, car elles sont contraintes de se cacher pour que les clients ne soient pas observés.
Comment se fait l’interpellation du client?
Les forces de l’ordre doivent constater un flagrant délit, comme un échange d’argent ou un rapport sexuel en cours avec la prostituée. Pour prouver l’infraction d’achat de services sexuels, il est probable que la police ait besoin du témoignage du/de la TDS concerné-e. La pénalisation des clients est une contravention (délit en récidive). Même en récidive, il n’y a pas de peine de prison prévue.
Si les témoins sont simplement entendus, il est possible de les retenir jusqu’à 4 heures, le temps qu’ils soient entendus (article 62 Code de procédure pénale). La police ne peut toutefois pas arrêter un/une TDS et le/la mettre en garde à vue, à moins qu’elle ne le/la soupçonne d’une autre infraction (comme l’exhibition sexuelle par exemple).
Que ressort-il des informations que tu as pu récolter ?
Un des impacts principaux de la loi est la baisse généralisée du nombre de clients pour tou-te-s les TDS. La loi a un rôle très dissuasif. Par conséquent la question qui se pose pour les TDS est la suivante : comment s’adapte-t-on à une diminution de la clientèle entrainant une baisse des revenus ? Dans un cas, on l’accepte en changeant son mode de vie, en diminuant ses dépenses par des restrictions au niveau alimentaire, au niveau du logement, de l’habillement etc. Dans un autre, on change ses pratiques, on essaie d’obtenir davantage de recettes en trouvant d’autres méthodes, quitte à remettre en cause des limites que l’on s’était posées auparavant en termes de santé, de temps de travail, de sécurité et d’éthique personnelle par exemple. Beaucoup de TDS sont forcées d’adopter les deux options. Elles/ils travaillent plus d’heures, attendent plus dans la rue, élargissent leurs critères en termes de sélectivité du client, s’exposent beaucoup plus à des risques de violence (certain-e-s TDS déclarent être passées d’un cas de violence grave par mois, à un par semaine), acceptent d’aller dans des lieux moins sécurisants, d’avoir des pratiques sexuelles qu’elles/ils n’auraient pas eu auparavant, des prix qu’ils/elles n’auraient pas accepté auparavant…
Aussi certain-e-s TDS se tournent vers d’autres structures, passant ainsi de l’autonomie à la dépendance vis-à-vis d’intermédiaires, de réseaux de proxénétisme. Beaucoup se tournent aussi vers les réseaux internet où la stratégie de protection de soi et de sélection du client n’est pas la même, ce qui porte parfois préjudice.
Nous constatons ainsi une fatigue, un épuisement moral, une augmentation du stress, de l’angoisse et une précarisation de leurs conditions de santé liés aux changements de leurs conditions de vie et de travail.
Comment la loi est-elle reçue par les TDS ?
Il y a une critique idéologique faite par des TDS vis-à-vis de cette loi. Elles/ils déclarent que le but n’est pas de les aider mais de les faire disparaître, les rendre le moins visibles possible, parce que le gouvernement les considère comme une nuisance. Beaucoup s’en vont de France, vont pratiquer en Suisse ou ailleurs. Il est difficile d’avoir une vision générale sur le métier du sexe, tout dépend des profils, des parcours migratoires, des revenus, qui font différer les besoins. Cependant la loi a généralement un impact négatif, différant en fonction des situations de chacun. Les TDS y voient une limitation de leurs libertés.
La loi déclare vouloir mettre fin au “délit de racolage” pour ne plus criminaliser les TDS décrit-e-s comme “personnes victimes de la prostitution”, et colporter la culpabilité sur les clients. Mais cette approche moralisante est critiquée par les TDS qui ne se sentent pas plus protégé-e-s par cette nouvelle loi, vue comme hypocrite. Si l’État veut accuser les clients d’être des violeurs, il semble étrange de punir un viol par une amende de 1 500 euros. Il faut donc être clair : soit c’est un crime ou un viol et le client va en prison, soit ce n’en est pas un et dans ce cas son acte devrait être légal.
Par ailleurs, dans certaines villes, en fonction des arrêtés municipaux, le racolage est encore sanctionné et la loi de pénalisation du client est bien effective, donc les TDS connaissent une vraie criminalisation de leur métier et ne voient qu’une finalité exclusivement répressive de la part de l’État.
Cette loi qui semble mettre les TDS dans une situation de précarité, a prévu aussi un programme de « parcours de sortie » ?
Dans la loi il y a un parcours de sortie qui est prévu pour que les TDS sortent du métier du sexe. Il est dit en quelques sortes « on vous retire vos clients, mais on vous prend en charge, on vous donne des papiers, on vous aide à trouver un travail, on propose une formation etc. » Le fait est que la loi est passée en avril est ce programme n’est toujours pas mis en place. Nous remarquons donc que le volet répressif de condamnation est bien présent, sans proposition d’échappatoire.
Pour mettre en place un parcours de sortie il faut que ce soit mis en application par les régions par des décrets d’application. Les décrets d’application demandent du temps. Il faut faire une sélection d’associations régionales qui vont porter le programme.
Il y a, par ailleurs, beaucoup de doutes quant au budget qui va être alloué pour ces programmes, c’est une grosse somme, mais si nous la divisons au nombre de TDS en France, très peu seront finalement concerné-e-s. Nous ne connaissons pas très bien non plus les conditions du parcours. Il est indiqué que seront concernées les « victimes du proxénétisme » et « victimes de la prostitution » mais c’est large, et qu’est-ce qu’une victime de la prostitution ?
Aussi, mettre en place un parcours de sortie est aussi une façon de ne pas respecter le choix de certaines personnes de pratiquer ce métier-là librement.
Ainsi, au niveau des personnes concernées les avis diffèrent, mais un certain scepticisme demeure présent chez tout le monde. Certain-e-s TDS sont contentes, ne demandent que de sortir de leur métier mais ne voient pas ce parcours prendre forme. D’autres sont en colère, ne se sentent pas concerné-e-s, voire sont vexé-e-s, et refusent de participer parce qu’ils/elles défendent leur métier.
Quelles revendications as-tu pu entendre de certain-e-s TDS ?
De faire entrer le travail du sexe dans le droit commun. Obtenir des droits, un minimum de protection sociale et être moins marginalisé. Faire aussi du travail du sexe quelque chose de moins figé au niveau de la répartition des genres, casser le schéma dominant femmes-TDS/hommes-clients, l’ouvrir par exemple davantage à des clientes femmes, libérer certains tabous.
Et vis-à-vis du positionnement des abolitionnistes ?
La plupart des abolitionnistes considèrent que le travail du sexe n’est pas un choix. Or, il est important de faire la différence entre les personnes qui sont dans des réseaux de traite d’êtres humains, des réseaux d’esclavagisme de toutes sortes, et le métier du sexe. Lutter contre l’un ou l’autre ce n’est pas la même chose. Beaucoup de TDS disent que les femmes dans la rue victimes de la traite ne sont pas des TDS, mais des personnes esclavagisées qu’il faut aider.
Certes, la question de la soumission de la femme se pose mais nous pourrions aussi nous demander, à partir de quel moment un métier, un échange de services est plus soumettant qu’un autre, et à partir de quel moment la loi peut se positionner pour décréter si c’est légal ou non. J’ai entendu beaucoup de TDS dire : “C’est mon corps! Pourquoi je ne serais pas libre de vendre ma force de travail ? Pourquoi l’État doit poser arbitrairement son curseur de l’illégalité sur ce point ? J’ai le droit de faire un massage mais dès qu’il y a pénétration, je n’ai plus le droit ! C’est arbitraire, est-ce que ça ne reflète pas tout un tas d’idéaux religieux, or l’État est censé être laïque ? ».
Les femmes seraient moins victimes de stigmatisation si le métier du sexe était mieux accepté socialement. Vouloir abolir le métier du sexe, ce qui est difficilement envisageable, est une façon de nier intégralement toute une réalité sociale.
La plupart des personnes que tu interviewait déclaraient pratiquer leur métier par choix ?
Certain-e-s n’ont pas de papiers et vivent un enfer duquel elles/ils veulent sortir. D’autres considèrent que c’est un métier qu’elles/ils ont choisi, car il leur apporte des avantages qu’elles/ils ne retrouvent pas dans d’autres activités. Parfois, leur problème n’est pas le métier en tant que tel mais toutes les représentations et répressions autour de leur travail. Nombre d’entre elles/eux, après plusieurs professions, ont choisi le travail du sexe et affirment ce choix, ils/elles font partie de syndicats de TDS et revendiquent leurs droits. Pourquoi ne pas vouloir respecter le choix d’une personne?
Il y a donc une vraie distinction à faire entre victimes de la traite, d’esclavage, et le métier de TDS. Certain-e-s TDS me disaient que quand quelqu’un défend le métier du sexe, il passe pour quelqu’un qui n’a pas de cœur vis-à-vis des personnes victimes de traite. Mais cela n’a rien à voir, on peut défendre son activité professionnelle et économique et en même temps dénoncer des pratiques d’esclavage.
Que défend MdM exactement ?
Un accès aux soins de santé et aux droits. Un texte de positionnement a été rédigé pour expliquer plus en détail les arguments de MdM. Depuis que la loi est passée, il s’agit pour MdM de faire prendre conscience du fait que le métier du sexe va se transformer, il ne va pas s’arrêter, mais il va changer dans la mesure où les personnes auront moins accès aux structures de droit, de santé, de sécurité etc, les TDS vont vivre et exercer dans des conditions de plus en plus précaires ce qui aura aussi un impact direct sur leur santé.
A quels enjeux as-tu été confrontée durant ta mission ?
Le fait d’être toujours introduite par Médecins du Monde qui a une relation de confiance avec les TDS et qui faisait que les personnes se livraient très facilement, m’a apporté beaucoup de facilités dans mes démarches .
Concernant les entretiens, la complexité a été de ne pas forcément maitriser certains contextes. Ayant étudié le chinois, je connaissais un peu mieux le parcours des TDS chinoises et quand j’analysais mes entretiens, je comprenais ce qui était sous-entendu. Mais durant d’autres entretiens, mon problème était de ne pas trop connaître les limites à ne pas dépasser dans mes questions, et parfois certaines personnes se crispaient, parce que je mettais le doigt sur des choses sensibles, sans même le savoir. Certain-e-s TDS sont dans des situations où elles/ils n’ont pas le droit de parler de certaines choses, et comme elles/ils ont souvent à faire à la police, elles/ils ont appris à se taire. Il arrivait donc que des TDS me soupçonnent de faire partie de la police, et quand cette tension s’installait, la relation de confiance s’éteignait et la personne ne se livrait plus. Dans ces moments-là elles/ils se cachaient derrière un discours tout prêt et “convenable”, à dire devant les institutions ou pour la demande d’asile, mais qui n’était pas forcément révélateur de ce qu’elles/ils pensent.
De plus, cette mission m’a demandé d’avoir plusieurs niveaux et étapes de compréhension. C’est une situation qui prend beaucoup de temps pour la comprendre, et qui bouleverse beaucoup de nos idéaux. Cela m’a pris aussi beaucoup de temps de réflexion sur moi-même. J’enregistrais les entretiens, car j’avais besoin de m’y reprendre à deux fois pour bien comprendre ce que j’entendais. Malheureusement cela faisait aussi que parfois je ne suis pas allée aussi loin que ce que je voulais intellectuellement, parce que je n’avais pas le recul nécessaire au moment de l’entretien.
Il y aurait aussi potentiellement certains enjeux méthodologiques à revoir, par rapport à l’étude qualitative, la pertinence de procéder exclusivement par entretiens ou non pour la suite.
La question de la suite se pose aussi, pour savoir si nous décidons de continuer ou d’en rester là pour l’enquête. Continuer signifierait s’avancer sur le terrain mouvant de la loi, qui avec le temps sera de plus en plus médiatisée, son effectivité sera de plus en plus réelle et le programme de parcours de sortie devrait à un moment, voir le jour.
* Toutes les associations de TDS qui sont en lien avec MdM – Aides, Les Amis du Bus des Femmes, Grisélidis, Cabiria, Autres Regards, Le Strass, Acceptess-t, Arcat.
Propos recueillis par Sophie Lacombe de Noémie Rassouw