Pourquoi une fondation et une réorientation du plaidoyer ?

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Quelques axes de discussions à la suite de l’assemblée générale de Médecin du Monde

 

Je voudrais revenir sur les relations entre les sciences de gestion, qui s’occupent des modes de gouvernance des institutions, et les sciences sociales, qui s’occupent davantage d’analyser comment des professions peuvent organiser des actions collectives (ici en structure juridique associative), défendre leur relative autonomie pour définir leur champ d’action, la hiérarchie des valeurs propres à leurs activités et leurs alliances avec celles et ceux qui poursuivent les mêmes buts. Cette double entrée pour poser un regard non pas sur le champ de l’action humanitaire dans son ensemble, mais sur l’un de ses acteurs emblématiques : Médecins du Monde-France. Me prêtant au jeu et à l’enjeu d’une discussion en tant qu’acteur extérieur au champ pris par d’autres engagements associatifs, je me contente de réagir à ce temps démocratique qu’est l’assemblée générale[1]  et son forum d’ouverture sur la situation de la crise syrienne.

 

 

Repenser le modèle social aux côtés du monde de l’entreprise

 

Premièrement, je reviendrai sur le choix du conseil d’administration de présenter une motion sur la création de la fondation Médecins du Monde, et le choix, en écho, de l’assemblée générale extraordinaire de valider cette orientation. Cela me semble relever du « sens de l’histoire », si ce type d’expression a encore voix au chapitre aujourd’hui.

 

Le fonctionnement en réseaux et partenariats : une réponse aux rapports concurrentiels

 

Lors d’un débat public[2]  Macif, Fonda, Ligue des droits de l’homme, Jean Pierre Worms, sociologue, vice-président de la Fonda, précise que l’initiative de son think thanks pour une action nationale d’enquête et de concertation intitulée « Faire ensemble 2020 » est rendue nécessaire car le monde associatif actuel est plongé dans les rapports concurrentiels. Le fonctionnement par appels à projets et la dépendance extrême au financement public en sont les deux points en souffrance. Cette situation ne permet pas aux associations de rentrer, sans appuis de tiers, dans une vision prospective à long terme des aménagements nécessaires. D’où l’importance du fonctionnement en réseaux et partenariats (associations, recherche publique, entreprises…) pour soulever un tel chantier. Le monde de l’entreprise est alors largement interpelé par la Fonda et ses partenaires pour repenser le modèle social. Dominique Guibert, secrétaire générale de la Ligue des droits de l’homme précise que « droits de l’homme et économie sociale ne constituent pas une possibilité de l’évolution, mais une nécessité. Si nous ne mélangeons pas ces deux notions, nous perdons une possibilité stratégique de mettre en avant nos activités ».
L’association le Rameau[3]  a mené une étude nationale sur les liens entreprises et associations qui précise que :
– 69% des partenariats noués entre associations et entreprises ont moins de 5 ans ;
– 72% des associations pensent avoir un rôle à jouer dans la responsabilité sociale des entreprises (RSE),
– la vision financement contre image est caricaturale, il y a également en jeu le transfert d’expertises, la favorisation de l’ancrage territorial, la fédération et mobilisation des collaborateurs autour de valeurs en partage. Enfin ces synergies sont sources d’innovation[4].

 

« (…) la fin d’un modèle de primauté du financement par les subventions publiques »

 

En complément de cette vision prospective, les recommandations adressées au Premier ministre par le Haut Conseil à la vie associative (HCVA)[5]  dans un rapport remis en mars 2014 attestent de la fin d’un modèle de primauté du financement par les subventions publiques (encore 51% de l’assiette globale en 2005). Ce rapport soutient également que les « fonds privés proviennent à 32% de recettes d’activité (vente de services associatifs à un prix de marché, produits des fêtes et des manifestations, ventes de type prix de journée…) ». On voit bien que le secteur social, médico-social et l’action humanitaire, doivent s’engager toujours davantage dans une stratégie en rhizome avec le secteur économique par le mécénat privé à partir du développement du lobbying d’intérêt général, leur objet social ne permettant pas de se tourner uniquement vers la recette d’activité destinée aux populations solvables.

 

« (…) une mutation du secteur associatif par la promotion de « l’entrepreneuriat social et humaniste »

 

Ce modèle économique de la production de biens et de services, où la part sociale et solidaire se confondrait avec une multiplication du salariat des publics en interne des associations par une généralisation des structures mixtes d’employabilité et d’hébergement, même dans une logique de pallier, comme première expérience vers l’insertion sociale et professionnelle, n’est pas soutenable. Il ne s’agit pas de sortir la dynamique d’engagement de la société civile de la dépendance des pouvoirs publics, en l’aliénant davantage au modèle économique productiviste. Ce rapport du HCVA (2014) engage donc des avancées utiles dans le sens de l’hybridation toujours plus poussée avec le secteur économique vers une mutation du secteur associatif par la promotion de « l’entrepreneuriat social et humaniste » dans une société où la seule sortie du précariat se ferait par le salariat. On peut ainsi reprendre l’argument de chercheurs en économie sociale et solidaire : « Le développement de la précarité et du temps partiel rend le lien entre salariat et protection sociale de plus en plus distendu. Hors, l’économie solidaire réclame non la subordination au rapport salarial mais l’égalité juridique. Il convient donc de réfléchir aux moyens de lier la protection juridique et sociale non plus au salariat mais à la citoyenneté »[6].
L’action humanitaire à MdM est au cœur de ce dilemme moral : ne pas précariser ses volontaires. Le conseil d’administration a fait le choix que les volontaires soient de plus en plus salariés et participent de ce mouvement de valorisation du salarié militant. Pour autant le cœur du plaidoyer associatif c’est nécessairement de promouvoir l’émergence « d’un espace associatif ouvert à l’éclosion d’une citoyenneté mondiale autour du thème de la santé » (rapport moral du président de MdM-F., Thierry Brigaud). Dans le même mouvement rappeler la contribution décisive de MdM à l’élaboration des dispositifs de CMU et AME en France.

 

Entre le strict intérêt individuel et le désintéressement : l’intérêt « bien entendu »

 

Pour notre part, nous avons pu soutenir pour le contexte français qu’il s’agit de promouvoir une économie contributive généralisée dans l’économie locale en responsabilisant le secteur économique marchand à des partenariats formatifs envers le public en situation de handicap, envers le public de la jeunesse sous mandat, et le public de la protection de l’enfance ou de la protection judiciaire de la jeunesse[7] . On revient alors à des recommandations portées en son temps par Alexis de Tocqueville pour lutter contre le mal du siècle, le paupérisme. Cet acteur éminent de la vie publique et intellectuelle proposait de valoriser « l’intérêt bien entendu » des concitoyens. « Entre le strict intérêt individuel et le désintéressement figure l’intérêt “bien entendu” répondant aux intérêts individuels et à l’intérêt général. Vu le poids des intérêts matériels, il lui paraissait hors de question de compter sur le développement du désintéressement, sinon par la contrainte. L’intérêt bien entendu trouve dans l’association un cadre social adapté. Elle permet à un premier niveau de garantir la liberté politique de la contribution (non obligatoire) par la gestion collective et concertée de l’intérêt général »[8].
Le rapport du HCVA (2014) précise ainsi que le but non lucratif d’une association « n’interdit pas de réaliser des excédents, il assure qu’il n’y ait pas de partage entre les membres. Et de proposer de conserver leurs excédents d’exploitation, sans craindre une quelconque requalification fiscale ».

 

 

Savoirs d’intervention et expériences, ou la question des engagements citoyens des acteurs

 

Enfin un point central de ce même rapport nous permet de basculer vers le deuxième axe de mon propos : la question des engagements citoyens des acteurs à travers leurs savoirs d’intervention (professions) ou leurs expériences (parcours biographique). La proposition de lever la suspicion sur « l’intérêt au désintéressement », pour reprendre une formule consacrée par le sociologue Pierre Bourdieu, ainsi que sur le diagnostic du caractère plus ou moins fermé des regroupements de membres, est un vrai épouvantail planté contre la phobie franco-française pour la politisation des corps intermédiaires, issus de la société civile, entre l’État et le citoyen. Le rapport précise qu’il « paraît vain de vouloir retenir une ligne de partage qui ne tienne pas compte de la cause défendue par l’organisme (le retour sur investissement de ses membres). Ainsi, le HCVA est d’avis qu’il y a lieu de mettre un terme à la doctrine du cercle restreint de personnes en raison de la perversité de certains de ses effets ».

 

« Ce plaidoyer “« Soigner et témoigner” » engage nécessairement dans une analyse du rapport entre l’action humanitaire et les systèmes de santé des États. »

 

J’en arrive alors à la discussion sur l’évolution de l’objet social de MdM. Au « Soigner, témoigner », se joint une réflexion sur l’accompagnement au changement social, dans le cadre de la refonte du projet associatif. Je citerai le travail de doctorat en sciences politiques de Céline Maury[9]   sur la mission France de MdM. Ce plaidoyer « Soigner et témoigner » engage nécessairement dans une analyse du rapport entre l’action humanitaire et les systèmes de santé des États. « La légitimité éthique de MdM lui vient de sa présence sur le terrain et de son expertise médicale. En 1985, MdM ajoute un élément au serment d’Hippocrate. Là où le serment prône le respect du secret “admis dans l’intérieur des maisons, mes yeux ne verront pas ce qui s’y passe ; ma langue taira les secrets qui me seront confiés”, MdM affirme le devoir de témoignage : “Que l’on porte atteinte à la dignité de l’homme, que l’on cache l’horreur, je m’engage à témoigner” (charte MdM). »
C’est seulement armé de cette volonté d’agir pour le changement social, en assumant une part dont le caractère de modestie a été assez largement souligné en AG, que le plaidoyer ne s’embourbe pas dans une politisation des plaintes et une victimologie généralisée des populations vulnérables. Il ne s’agit pas d’agir sur les populations en lieu et place des systèmes de santé. Céline Maury démontre que les Centres d’Accueil de Soins et d’Orientation (CASO) sont devenus un « élément constitutif du système de santé attentive au risque de déresponsabiliser le système public quant à son devoir d’assistance envers l’ensemble des citoyens, notamment les plus défavorisés. Le risque est bien, en effet, d’une dualisation du système qui laisserait se multiplier “les situations de sous-traitance humanitaire” ».

 

Une nécessaire diversification des modalités d’action sur le terrain

 

C’est aussi à cet endroit que résonne l’interpellation d’un humanitaire concourant à la « fabrique des réfugiés » et à la fragilisation des forces d’opposition dans les pays en guerre civile comme c’est le cas aujourd’hui avec la crise syrienne[10]. Cette interpellation vient toucher notre conscience morale en obligeant l’action humanitaire à diversifier ses modalités d’action sur le terrain. À Médecins du Monde-France, les programmes d’interventions de long terme, entre plusieurs mois et plusieurs années, sont désormais plus nombreux que les interventions d’urgence. La conscience que l’action dans l’urgence est un « moindre mal » qui procure les gestes de premiers secours médicaux, alimentaires, en évitant, au possible, de prendre position aux côtés des forces militaires est source d’innovation et de diversification des activités. Se développe une pratique à long terme qui tente de se positionner de façon neutre à l’égard des différentes conceptions de la vie bonne qui coexistent dans les sociétés. La controverse est rendue possible par les politiques de ressources humaines qui adoptent une pratique réflexive sur le mixage de salariés nationaux et expatriés. Si le facteur économique prime, le regard critique que ne manquent pas de déployer les partenaires locaux sur le « charity business » vient soutenir le déploiement de pratiques plus équitables[11]. Les acteurs de la santé se confrontent à des situations qui sont à la fois fortement singulières et complexes et mettent alors en place des « délibérations prudentielles : temps de la réflexion, vue d’ensemble sur les cas dont ils traitent, latitude dans la recherche d’équilibre entre des valeurs possiblement concurrentes… cela nécessite d’être encore en mesure de s’organiser, collectivement, pour entreprendre la critique des formes courantes de l’activité et proposer une alternative »[12].
À cet égard, la critique de la « raison humanitaire » par le modèle de l’analyse des « transactions morales » que Didier Fassin propose avec ses équipes de recherche est un bon exemple de partenariat en « pratiques prudentielles » au carrefour entre sciences médicales et sciences sociales. Prenons le domaine de la santé publique : le risque en matière de santé est clairement une ressource morale pour les professionnels de la prévention et vient donc percuter d’autres représentations morales, notamment celle des usagers. Quand par exemple dans la pratique de réduction des risques la « responsabilité se constitue en économie morale qui produit, fait circuler et utilise des sentiments moraux (prévenance, prudence, solidarité, réprobation des mauvaises pratiques, voire culpabilité et honte pour ceux qui les perpétuent) des émotions (dégoût, colère envers ceux qui se shootent n’importe comment et n’importe où, gratitude attendue envers les services associatifs…) des valeurs (bien-être, santé, autonomie, indépendance, participation, authenticité) des normes et des obligations »[13].

 

Rationalité gestionnaire contre rationalité « pratique et morale »

 

Une tension se présente en effet entre d’un côté une rationalité gestionnaire adossée à un programme de développement d’outils d’expertise dans un horizon prospectif et prescriptif qui prédomine le plus souvent chez les décideurs et les responsables et qui omet d’interroger les conditions concrètes de leur application, et de l’autre, une rationalité « pratique et morale » qui prédomine quant à elle dans l’activité ordinaire des praticiens. Nous pouvons prendre pour objet de pensée et de coopération d’élargir la communauté́ des acteurs et actrices impliqués dans la production de la connaissance sur la question humanitaire, sociale ou de santé. Ce déplacement se retrouve sous différents arguments des sciences sociales contemporaines qualifiées de pragmatiques, en particulier dans l’étude des formes de médiations par lesquelles le sens se construit localement, vient nourrir ou infléchir une politique globale, sociale ou de santé.

 

 

 

Julien Tardif, sociologue,
président de l’IS’POSS.
Valorisation des liens recherche, formation, intervention
en action sociale, santé, humanitaire.

 

 

[1] Je remercie Patrick Beauverie, Charline Ferrand, Alice Lebel, pour leur accueil et pour cette proposition de contribution lors de ce temps annuel d’importance pour l’association.

[2] Débat public Macif, Fonda, Ligue des droits de l’homme, associations : Un avenir en questions, Dijon – mardi 20 mars 2012.

[3] Le rayonnement des associations par le mécénat d’entreprise, d’administration et d’université – RAMEAU, a pour vocation de favoriser la création d’intérêts partagés entre les associations et les entreprises. Passerelle opérationnelle entre ces deux mondes, son double objectif est d’aider les associations à piloter leur projet de développement et d’améliorer l’efficacité des actions sociétales des entreprises.

C.-B. Heidsieck, président-fondateur du cabinet Le Rameau, sur BFM le 28 décembre 2012, http://www.bfmtv.com/grille/bfmbusiness/podcast-radio/8708/ (à 16,44 mn du fichier son).

[4] Source groupe de travail Fonda, Contexte, enjeux et typologie des partenariats associations entreprises, 2012.

http://www.fonda.asso.fr/IMG/pdf/lerameau-gt-fonda-partenariats_associations_entreprises.pdf

[5] Rapport définitif du HCVA sur le financement privé du secteur associatif adopté le 13 mars 2014.

http://www.associations.gouv.fr/IMG/pdf/hcva-rapport_definitif_financement.pdf

[6] Éric Dacheux, Daniel Goujon, Au-delà du salariat : Une utopie commune pour l’économie sociale et solidaire. Pierre Braconnier et Gilles Caire (dir.), L’économie sociale et solidaire et le travail, L’Harmattan, mai 2013.

[7] Yves Pillant, Julien Tardif, De la société d’intégration à la société inclusive : Plaidoyer pour de nouvelles relations entre le secteur associatif, économique et les pouvoirs publics, Revue française de service social, ANAS, septembre 2013.

[8] Cyrille Ferraton, L’idée d’association chez Alexis de Tocqueville, Cahiersd’économie politique / Papers in Political Economy, 2004/1 n°46.

[9] Céline Maury, L’offre de soins de Médecins du Monde en France auprès des populations précaires, paru dans Actes éducatifs et de soins, entre éthique et gouvernance, actes du colloque international (C. Félix, J. Tardif, éd.), Nice 4-5 juin 2009, mis en ligne le 1er octobre 2010, URL : http://revel.unice.fr/symposia/actedusoin/index.html?id=270.

[10] Intervention d’Henry Laurens, professeur au Collège de France, reprise en assemblée générale par plusieurs adhérents et anciens administrateurs. Voir les analyses Akram Kachee, Jérôme Maucourant « Sur la notion de révolution et crise syrienne » http://crisyr.hypotheses.org/88

[11] Kamel Mohanna, L’action humanitaire, la vision d’un acteur du Sud, Revue Rhizome, n°45, La mondialisation pour une écologie du lien social, octobre 2012.

[12] Florent Champy, Grand résumé de Nouvelle théorie sociologique des professions, Paris, Presses universitaires de France, 2011, Sociologies [en ligne], Grands résumés, Nouvelle théorie sociologique des professions, mis en ligne le 9 mai 2012, consulté le 30 mai 2014. URL : http://sociologies.revues.org/3922

[13] Fabrice Fernandez, Responsables de quoi ? Les usagers de drogues précarisés face à l’économie morale de la responsabilité, in Didier Fassin, Jean-Sébastien Eideliman, Économies morales contemporaines, La Découverte, 2012.

 

 

A propos de l’auteur

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Julien Tardif, sociologue, a participé en 2011 à la préparation du congrès de Lyon des 5 continents : Les effets psychosociaux de la mondialisation sur la santé mentale en tant que membre du comité d’organisation France aux côtés de Pierre Micheletti. Il est en lien avec Christian Laval, membre du conseil d’Administration de MdM et soutien d’IS’POSS, l’institut que Julien Tardif préside, depuis l’année de leur colloque inaugural en 2009 à Nice.

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