Transformer la relation de soin, travailler avec les migrants

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Petite histoire du centre socio-médical pour migrants de Kumkapi

Depuis 2010, on trouve dans le quartier de Kumkapı à Istanbul un centre sociomédical, ouvert à toute personne éprouvant des difficultés à se faire soigner dans le système de santé publique, dont des migrants d’origine étrangère. Assurant une fonction d’écoute, de conseil et d’accompagnement vers les structures médicales appropriées, ce centre offre depuis quelques années une attention et un soutien nécessaire à une population vulnérable, car privée de ses droits. Dans un contexte migratoire difficile, marqué par des politiques répressives, le centre présente un fonctionnement singulier : il intègre dans son organisation des personnes en situation de migration afin d’établir un maximum d’égalité entre soignants et patients, et ainsi développer des relations de confiance. Initialement créé par les associations Tohav et MDM, le centre est géré depuis janvier 2013 par l’Association d’entraide et de solidarité aux migrants (Asem). Entretien avec Lerzan Caner et Sékouba Condé, coordinatrice et médecin-accueillant de l’Asem.

Qu’elle est la genèse du projet de centre sociomédical pour migrants de Kumkapı ? Comment avez-vous rejoint le projet ?

Lerzan Caner : J’ai commencé à collaborer avec l’association Médecins du monde (MDM) à partir de 2002, en tant qu’interprète franco-turque et coordinatrice. Entre 2002 et 2008, MDM a mené plusieurs projets en partenariat avec des associations turques, principalement orientés sur la question de l’emprisonnement (soutien thérapeutique aux travailleurs sociaux eux-mêmes victimes de tortures en prison ; expertise neurologique contre l’emprisonnement des grévistes de la faim victimes du syndrome de Korsakoff suite au mouvement de lutte contre l’établissement des cellules de type F en 2001 ; expertise médicale auprès de 60 ex-détenus sur les conséquences de l’emprisonnement en cellule d’isolement).
Par ailleurs, un centre sociomédical a été ouvert dès 2003 par les associations MDM et Goçder dans le quartier d’habitats spontanés d’Ayazma à Istanbul ; il a fonctionné jusqu’à la destruction de ce quartier par la mairie en 2009.
À la fin de ce projet, les activités de MDM ont pris une autre orientation : suite au constat d’une importante présence de personnes sans-papiers en Turquie n’ayant pas accès aux soins, il a été décidé d’ouvrir un centre médico-social à Istanbul pour les personnes migrantes. Pour la première fois, il s’agissait de travailler avec une population non turque.

Pouvez-vous revenir sur le contexte social dans lequel le centre sociomédical a été ouvert ?

Lerzan C. : Du fait de sa situation géographique et économique, Istanbul compte une large population de migrants en situation précaire. Les parcours et les durées de séjour varient d’un individu à l’autre : si certains sont en transit vers l’Europe, d’autres sont installés à Istanbul pour travailler ou effectuer une demande d’asile. Pour ces milliers de personnes au statut administratif fragile, voire inexistant, l’accès aux droits sociaux est rarement garanti. En matière de droit à la santé, les contraintes légales ou financières et les discriminations exercées par certains soignants et services administratifs sur les patients migrants rendent l’accès aux structures publiques de soins difficile, voire impossible.
Dans ce contexte, l’association Médecins du Monde et l’association turque de défense des droits de l’homme Toplum ve Hukuk Araştırmaları Vakfı (Tohav) ont conjointement ouvert un centre sociomédical pour migrants en 2010, dans le district de Kumkapı à Istanbul. Le choix de ce quartier n’est pas anodin : tout en étant situé à proximité du centre historique et touristique de Sultanahmet, Kumkapı est habité à la fois par une population d’origine kurde de Turquie et par une population originaire de différents pays d’Afrique subsaharienne. De plus, c’est également dans Kumkapı qu’est situé le Centre de rétention administrative d’Istanbul – lieu dans lequel sont enfermés les migrants en situation irrégulière suite à leur arrestation par la police.

Comment se sont déroulées l’installation et la mise en œuvre du centre sociomédical dans Kumkapı ?

Lerzan C. : Nous avions choisi de nous installer dans le quartier de Kumkapı, car il s’agit d’un quartier qui concentre beaucoup de migrants, principalement d’origine subsaharienne. Kumkapı est un quartier plein de contradictions : les restaurants de poissons pour touristes se trouvent à quelques centaines de mètres de migrants qui vivent en dessous du seuil de pauvreté ! En février 2010, nous avions installé le centre Tohav-MDM dans la partie « haute » de Kumkapı, en direction de Beyazit, au beau milieu des grossistes de textile et des petits ateliers de sacs et de chaussures. Le centre n’était ainsi pas très bien placé : il était plus proche des activités économiques du quartier que des lieux de résidence.
Les débuts n’ont pas été évidents. Pendant toute l’année 2010, la fréquentation du centre était très basse : très peu de personnes venaient pour des consultations, alors que nous savions que les besoins étaient grands. Au sein de l’équipe sociomédicale du centre (alors composée de deux médecins, dont un bénévole, d’une infirmière, d’une secrétaire-accueillante, d’une assistante sociale et d’une coordinatrice), nous ne savions pas comment nous y prendre ; c’était la première fois que nous travaillions avec des migrants qui ne parlaient pas notre langue et ne partageaient pas les mêmes codes culturels que nous. Pendant cette première année donc, plutôt que de recevoir les gens dans le centre, on a davantage passé du temps à le faire connaître et à rencontrer les migrants dans le quartier pour que des liens de confiance s’établissent. C’était une étape nécessaire : dans un contexte où les personnes ont peur, car elles n’ont pas de droits et peuvent être arrêtées par la police, la mise en œuvre d’un projet de rencontre prend du temps ! Encore plus pour établir une relation de soin, car il s’agit d’une rencontre intime.

Ces difficultés ont-elles pu être dépassées ?

Lerzan C. : En 2011, deux changements importants sont survenus, qui ont métamorphosé la gestion du centre sociomédical Tohav-MDM. Après une année difficile entre espoir et découragement, nous avons décidé de déménager le centre sociomédical pour nous installer en plein cœur du quartier résidentiel de Kumkapı, juste à côté de la mosquée de Katip Kasım. Notre intention était de faciliter et de banaliser l’accès au centre pour les migrants, en l’implantant au cœur de leur vie quotidienne.
De plus, ce changement a coïncidé avec la rencontre de Sékouba Condé, un médecin guinéen, qui a progressivement pris part au fonctionnement du centre, en assumant une fonction de conseiller médical. La venue de ce médecin a radicalement changé la teneur du projet : la présence d’un médecin lui-même migrant a beaucoup rassuré les migrants. Petit à petit, le projet de santé a pris un aspect communautaire et a gagné du sens auprès d’eux : il y avait plus d’égalité entre soignants et patients, plus de sincérité aussi. À partir du 2011, le centre est ainsi devenu un véritable lieu d’accueil.

Sékouba Condé, comment avez-vous pris connaissance de l’existence du centre de santé de Kumkapı ?

Sékouba Condé : J’ai choisi de venir en Turquie, car il s’agit d’un pays stable. Néanmoins, mon arrivée à Istanbul ressemble à celle de tous les migrants. La personne qui devait m’accueillir a refusé de le faire et je me suis retrouvé chez un jeune guinéen à partager une chambre avec cinq autres migrants à Beyazit. Peu après, je me suis présenté au centre sociomédical sur les conseils d’un ami : mon intention était de voir si je pouvais me rendre utile pour aider au fonctionnement du centre, en tant que médecin généraliste diplômé de la faculté de médecine de Conakry. On m’a proposé de participer en tant que bénévole, aux côtés du médecin turc de l’équipe. J’ai dans un premier temps effectué des visites à domicile, chez des migrants principalement originaires d’Afrique subsaharienne. Il faut dire que je parle français, anglais et divers dialectes africains (le soussou, le poular, le malinké, le kissi, le kpèllé ou guerzé et le toma), ce qui facilite l’approche. C’est en allant vers les gens que les liens de confiance se sont établis et que l’on a réussi à renverser la tendance pendant l’année 2011 : ce sont les gens qui viennent maintenant au centre et qui, dans une certaine mesure, participent à son organisation.

L’entretien est disponible en entier au format pdf

 

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