©Sarah Alcalay
INTERVIEW Jean-François Corty, directeur des missions France de Médecins du monde, parue dans Libération vendredi 8 Août 2014
Jean-François Corty, directeur des missions France de Médecins du monde, réitère son appel à l’Etat français pour que soient pris en charge les besoins vitaux des migrants à Calais. L’ONG dispose d’une antenne permanente sur place.
S.M : Quel est le niveau de gravité de la situation à Calais, d’après vous ?
J-F.C : Ce sont des conditions particulièrement exceptionnelles et alarmantes : des gens recherchent de l’eau, des associations de bénévoles sont en difficulté pour leur assurer la fourniture en nourriture. Dans un pays aussi riche que la France, la réponse des autorités n’est pas à la hauteur des besoins vitaux des réfugiés. Ceux-ci sont dans une telle logique de survie que les pressions sur eux deviennent énormes, d’où les rixes. Pour atténuer les risques et calmer les esprits, il faut qu’ils puissent se reposer, manger, se laver.
S.M : Comment se fait-il que le nombre des migrants soit si important en ce moment ?
J-F.C : Les facteurs sont multiples. La grande majorité migre pour des raisons économiques ou de sécurité dans le pays d’origine. A Calais, ils sont notamment en provenance d’Erythrée, un régime très dur, et du Soudan, qui est à nouveau en guerre. De plus, beaucoup d’Erythréens étaient réfugiés au Soudan, et face à l’instabilité actuelle, ils ont continué leur parcours migratoire. Ils passent généralement par la Libye, dont les frontières sont devenues bien plus poreuses depuis la chute de Kadhafi, et par l’Italie, qui relâche peut-être plus qu’avant les migrants.
Avec les accords de Dublin II et III, la demande d’asile doit être traitée par le premier pays où ils entrent dans l’Union européenne. Alors, les migrants qui veulent aller en Angleterre passent clandestinement en Italie. Il faudrait réfléchir à une solidarité entre les pays européens, pour que chacun puisse prendre en charge une partie de cette migration. A Calais, c’est la France qui se trouve en situation de gérer ce que l’Angleterre ne gère pas.
S.M : Pourquoi le gouvernement refuse-t-il la création d’un campement humanitaire, ce qu’avait été le hangar de la Croix-Rouge à Sangatte ?
J-F.C : Le discours de Bernard Cazeneuve, le ministre de l’Intérieur, est toujours le même : il faut mener une politique humaine en informant les migrants sur leurs droits en matière de demande d’asile, mais sans créer de site de fixation sur Calais, parce que cela ferait le jeu des réseaux de passeurs. C’est ce qui a été l’échec de Sangatte, mais on peut créer des lieux de vie et de repos sans recréer Sangatte. Car le phénomène d’aspiration restera toujours. La raison, c’est l’Angleterre, et elle est là pour longtemps. Qu’on traite les gens comme des chiens ou avec un peu d’humanité ne changera pas cette dynamique. On voit le résultat de cette politique sur le terrain. Le dispositif d’accès aux droits est insuffisant. Un exemple, seules 40 demande d’asile ont été déposées, sur les 500 réfugiés présents lors de l’expulsion du principal campement de Calais le 2 juillet. Et quand il y a destruction de campement, il n’y a pas d’alternative de relogement. Vous avez en ce moment 1 200 personnes qui dorment où elles peuvent à Calais, dans des squats, dans les dunes, dans les bois près de l’usine Tioxide, qui est un site classé Seveso [risque d’accident majeur, ndlr]. On a vu certains remplir leur bouteille à une canalisation apparente, sans qu’on sache si cette eau venait de l’usine.
S.M : Quelles seraient les solutions, pour vous ?
Bernard Cazeneuve nous a dit qu’il acceptait l’idée d’une mission de plusieurs mois sur les problèmes migratoires, pour creuser différentes pistes. Mais cela ne répond pas à l’urgence maintenant. Pourquoi ne demanderait-il pas au HCR [l’agence des Nations unies pour les réfugiés, ndlr] de venir évaluer les besoins, puisqu’il n’écoute pas les ONG malgré notre expérience du terrain ? L’ONU est compétente dans ce domaine, et ce ne serait pas si absurde : pas mal de migrants à Calais ont transité par les camps du HCR à la frontière de l’Iran et de l’Afghanistan. Il est sûr que ce serait un symbole choc que de voir des camps de déplacés s’ouvrir en France. Mais on est dans une situation d’exception, et la posture politique actuelle ne tient plus.
Recueilli par Stéphanie Maurice