“Souviens toi de Samara”

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André Glucksmann, décédé ce lundi 9 novembre,  a été de ces intellectuels compagnons de route de l’humanitaire, et notamment de MdM.  Il fut membre fondateur et administrateur de la Fondation des Amis de Médecins du Monde.

Artisan du rapprochement entre Sartre et Aron pour demander à Giscard de fournir des visas aux réfugiés vietnamiens, fervent défenseur des populations tchétchènes, il aura aussi eu des positions pas toujours partagées par tous, prix à payer, sans doute, de sa « philosophie de la transgression ».
Entre l’engagement et le dévoilement (MdM lui doit beaucoup pour avoir théorisé cette dialectique entre l’action et le témoignage), il n’aura jamais transigé. C’est ce qu’il expliquait dans la première table ronde du premier numéro de la revue Humanitaire auquel il avait participé. C’était il y a tout juste 15 ans, en novembre 2000.

Lire l’intégralité des échanges de la table ronde

Samara est une ville sur la Volga où, en 1891, règne une très grande famine. Et c’est une des premières fois où l’opinion publique russe se rebelle et entreprend des actions de secours pour les paysans qui crèvent littéralement de faim. Il y a là des organismes malgré tout élus, même s’ils sont difficilement élus à l’époque tsariste, qui se mobilisent. Il y a aussi des écrivains comme Tolstoï ou comme Tchékov, et une fraction militante de l’opinion publique, en particulier les étudiants qui justement sortent d’un échec militant, celui de la volonté du peuple, celui de l’action terroriste. Donc il y a un grand mouvement, probablement un des premiers en Russie tsariste, de secours humanitaire en faveur d’une population en train de crever de faim. Il y a, à l’époque, un jeune avocat qui est totalement contre ce mouvement, et qui dit : «non, il vaut mieux que le paysan affronte la famine, comme ça il perdra la foi, et pas seulement la foi dans le tsar mais la foi en Dieu, et par conséquent il sera plus proche de la révolution : il nous aidera à faire la révolution ». Ce jeune avocat avait eu, peu de temps auparavant, son frère aîné pendu, et c’est évidemment… Vladimir Ilitch, celui qui s’appellera plus tard Lénine. Je crois que vous avez là non pas une origine mais un point critique qui indique assez bien le poids de l’humanitaire. Car la position de Vladimir Oulianov à l’époque n’est pas une position isolée, c’est vraiment une position qui divise tout le mouvement intellectuel en Russie.

Il y a un gigantesque débat qui court à travers toute la littérature, en particulier chez Tourguéniev ou Tchernychevski, entre les ultra-révolutionnaires terroristes, ce qu’on appelle un temps les nihilistes, et d’autre part des gens qui sont tout aussi soucieux de réformer la société, de libérer les serfs, ou plus exactement – comme ils viennent d’être libérés – de libérer la terre, d’alphabétiser, mais qui ne sont pas terroristes. Donc vous avez là une division qui court à travers toute l’époque, une discussion au sein de l’intelligentsia russe – qui court encore aujourd’hui d’ailleurs – qui est fondamentale. Or, quand tout à coup des médecins s’occupent du Biafra et que des intellectuels, non sans peine, les rejoignent, ils se retrouvent dans cette problématique-là ; et pour être très précis, c’est la fameuse problématique de l’engagement. Apparemment on s’engage pour le Biafra, pour les victimes, mais on découvre assez rapidement que cet engagement remet en question les idées dominantes. On parlait tout à l’heure des idées tiers-mondistes, je dirais aussi les idées qui favorisent, à l’époque, le totalitarisme de gauche puisqu’il a gagné à Stalingrad. Et finalement ça remet en cause soi-même, ça remet en cause non pas l’intellectuel mais ce qui est le travail intellectuel ; travail intellectuel qui est aussi le fait du médecin, le fait du journaliste, le fait du patron de bistrot ou du simple consommateur de la télévision et du bistrot. Ce travail intellectuel, on pourrait – pour montrer qu’il y a vraiment crise et que cette crise continue – rappeler ce que dit Sartre, en 1946, dans «Qu’est-ce que la littérature ?», il dit : «l’écrivain – mais aussi bien
le lecteur-fait deux choses : d’une part il dévoile, d’autre part il s’engage». Et la grande théorie de l’engagement c’est la théorie du primat de l’engagement, de l’action sur l’action de dévoiler, action proprement littéraire. Un écrivain ne pèse pas lourd face à un enfant qui meurt. Ce débat là, entre dévoilement et engagement, l’idée qu’il y a un primat absolu à l’engagement, ce n’est pas une invention ou une originalité de Sartre, c’est un débat essentiel depuis le XVIIIe siècle. Et
en Russie il a vraiment scindé tout le mouvement d’opposition au tsar. Tourguéniev disait : «si on ne dévoile pas on s’engage à mort et on s’engage vers la mort». On ne peut pas donner un primat à un engagement qui est l’engagement de détruire le tsarisme sans se demander ce qui se passe avant, après, pendant. Par ailleurs, il y a la position du «d’abord dévoiler» qui est la position de la littérature française et de la littérature russe au XIXe siècle. C’est «L’Education sentimentale » pour Flaubert. C’est toute la réflexion sur 1848 chez Baudelaire, chez tous les écrivains, aussi chez Victor Hugo quand vous lisez «93». Donc l’activité de dévoiler et l’activité de s’engager sont bien sûr des activités complémentaires, mais dont la complémentarité est essentiellement polémique. Et c’est cette problématique qu’on retrouve, dès qu’on réfléchit sur l’humanitaire. Dans ces actions humanitaires, la vie intellectuelle a rencontré cette vieille tension entre le dévoilement et l’importance des soins qu’on apporte, c’est-à-dire entre le témoignage et l’engagement pour l’engagement. Je vous donne un exemple pour vous montrer que ce n’est pas simplement une
abstraction due à mes lectures. Quand j’étais en Ethiopie en 86/87/88, il y avait la collectivisation, la famine, la «villagisation» du dictateur communiste Mengistu. Il y avait 46 organisations humanitaires à Addis-Abeba. Sur ces 46 organisations humanitaires, 45 ont «fermé leur gueule» sur le thème : «nous voulons soigner, et si nous parlons – de ce que Mengistu fait, à savoir qu’il dépeuple les campagnes, qu’il place les paysans manu militari dans des avions non pressurisés, qu’il les balance dans un désert à 1 000 km de là en leur disant de se débrouiller – si nous disons cela, nous sommes vidés d’Addis-Abeba et de l’Ethiopie, nous ne collectons plus de fonds…

C’est à la fois la ruine de ceux que nous assistons mais c’est aussi la ruine de notre organisation». Il y a eu une organisation, MSF, qui a osé dire ce qui se passait. Qui a été évidemment expulsée, mais qui a réussi à infléchir la position du gouvernement américain, lequel a légèrement modéré Mengistu, et qui a même finalement réussi à le déboulonner avec l’aide des marxistes-léninistes de l’Erythrée ! Vous avez là la différence entre l’engagement sans dévoilement, et la nécessité de s’engager en dévoilant, quitte à ne plus pouvoir rien faire parce qu’il faut d’abord dévoiler une activité criminelle. Je crois que c’était ça le problème intellectuel, et pour être bref et conclure, je
dirais que le problème n’est pas entre intellectuels et humanitaires mais entre le mouvement humanitaire, dans la mesure où il témoigne de ce qu’on ne veut pas entendre, et les politiques. Je crois que la grande opposition a toujours été entre ce mouvement humanitaire, complètement vibrionnaire qui n’arrête pas de s’auto-critiquer, de se concurrencer et les politiques. Vous pouvez partir du Biafra pour arriver jusqu’à la Tchétchénie, je dirais que ce qu’ont fait les intellectuels, les humanitaires, les journalistes, les médecins, c’était de parler de ce qui se passait dans le monde
extérieur, de ce qui se passait de grave, qui nous engageait. Ce qu’ont fait les politiques, c’est le black-out sur le monde extérieur. Je voudrais vous rappeler un exemple assez parfait qui est celui des pays de l’Est. MdM est allé en Pologne, en Tchécoslovaquie, ils n’étaient pas les seuls… Un jour Mitterrand, qui va en Pologne, téléphone et demande quels sont les dissidents qu’il faut rencontrer à Varsovie! Ce qui veut dire que ni le Quai d’Orsay, ni la Présidence de la République, ni les politiques n’avaient une quelconque idée de la dissidence en Pologne! Je crois que c’est ça le vrai problème, et il continue. Aujourd’hui il y a un scandale, une catastrophe humanitaire en Tchétchénie ; tous les chiffres disent que la situation est au moins aussi grave que la situation bosniaque, évidemment plus puisque Grozny est rasée, c’est bien pire que Sarajevo canonnée et assiégée. Et là-dessus règne un silence politique total. Je crois que la différence a toujours été la même : c’est entre des politiques qui ne veulent rien voir, et des gens – qu’ils soient journalistes, médecins, écrivains ou cinéastes – qui vont regarder ce qui se passe. Donc le problème ce n’est pas l’humanitaire, c’est l’inhumanité ; c’est le refus des politiques d’en tenir compte, et la nécessité d’en tenir compte quand même.

Ce que représente le mouvement humanitaire, ce n’est pas des intellectuels, pas des médecins, pas des journalistes, c’est un tout petit bout de l’opinion publique. Ce qui a toujours été l’originalité de ce mouvement, c’est qu’il était quelquefois appuyé par l’opinion publique parce qu’il disait des choses que personne ne disait. Je me rappelle du succès de la campagne pour les boatpeople, et je me souviens aussi du succès populaire qui a finalement obligé les élites politiques à s’incliner. Mais je me souviens aussi de l’histoire de la Yougoslavie et de la Bosnie : les sondages
dans la population française disaient qu’il fallait une intervention plus ferme, les politiques étaient évidemment totalement contre. Sur la Tchétchénie aussi, le rejet de la non-action est assez fort dans les sondages ; on ne peut pas dire la même chose des politiques. Ça ne veut pas dire que l’opinion publique sait ce qu’il faut faire, évidemment elle ne sait pas, mais cette inquiétude est relayée par ce qu’on a appelé le mouvement humanitaire, et c’est ce qui a fait sa force, et ce qui a fait aussi sa faiblesse quand il n’a pas travaillé dans ce sens.

 André Glucksmann

 

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