« Madame ! madame ! photo ! photo !
— D’accord, je te prends en photo. Où tu veux. Ici, devant la voiture ? D’accord. Ah ! Bon, tu veux poser comme ça ? D’accord. »
Appuyée sur une belle voiture qui n’est pas la sienne mais celle d’un des bénévoles de MdM.
C’est bien son père, derrière. L’un des rares hommes à ne pas être avec les autres dans un coin du camp. Il reste assis toute la journée. Il est maigre. Il a une suspicion d’hépatite mais il ne veut pas aller à l’hôpital. « Je n’irai pas, POINT ! Vous avez qu’à me donner des médicaments. Ou alors, le docteur de l’hôpital, il vient ici. C’est tout. »
C’est bien sa maman, derrière. Elle braille sur son mari qui refuse d’aller à l’hôpital mais sait bien qu’il n’ira pas.
C’est bien le petit dernier de la famille, dans la poussette.
C’est bien sa maison, derrière. Celle d’ici. Sans doute différente de celle dans laquelle elle est née, en Roumanie. Différente aussi de celle où elle a vécu, à Barcelone.
C’est sa maison de maintenant, ici, sur l’agglomération d’Hénin-Beaumont
Deux adultes et deux enfants dans cette petite maison caravane ?
Non.
Huit personnes.
Un adulte qui n’est plus que l’ombre de lui-même. Une adulte dont le corps ne dit plus si elle est encore enceinte ou pas. Trois enfants nés en Roumanie. Trois autres à Barcelone.
Ils viennent d’arriver, ce qui veut dire depuis quelques semaines tout au plus.
Donc, ils sont considérés par les autres Roms du camp comme pauvres. Ils n’ont pas encore de repères, d’habitudes, de réseau. De toute façon, le père ne pourra pas faire le ferrailleur comme tous les autres.
Il fait bon aujourd’hui au soleil. Il ne pleut pas dans la caravane. Les enfants et les adultes peuvent se décoller les uns des autres et les plus jeunes peuvent courir dans tous les sens. Ils jouent à chat, évidemment.
Dieu merci, il ne pleut pas aujourd’hui sur ce spectacle, sur ces gens, sur ces voitures désossées, sur tous ces cadavres d’électroménager, sur ces montagnes de vêtements qu’il a fallu jeter car il n’y a pas assez d’eau pour les laver. (Ni les vêtements, ni rien d’autre, ni personne d’ailleurs.) Le peu qu’ils sont allés chercher à la borne incendie à 500 mètres servira à boire et peut-être à cuisiner, s’il y a de quoi cuisiner quelque chose. Aujourd’hui, c’est une baguette de pain et une boîte de petits gâteaux.
Il ne pleut pas sur cette décharge à ciel ouvert, sur ce terrain où l’on marche, crache, court, joue, chie, mange, pisse, dors, travaille, bricole, trafique.
Peut-être que s’il pleuvait, tout le monde serait enfermé chez soi. Peut-être que les rats, pour qui nous faisons trop de bruit aujourd’hui, pourraient sortir et remplacer cette nuée d’enfants hurlants.
Oui ils crient, ils courent, ils se battent, ils pleurent, ils rient, ils se moquent les uns des autres et de nous.
Deux petites s’occupent à se faire des couettes, puis elles jouent avec un voile à franges et plumetis brillants (je me demande si c’est un souvenir de tenue traditionnelle ou si ça a été déniché quelque part, comme tout le reste).
Tiens ! j’ai encore des souvenirs des jeux de mains qu’on fait dans les cours de récréation ! A croire que ce sont les mêmes dans le monde entier et que toutes les petites filles en font, qu’elles aillent à l’école ou pas. Je ne connais pas cette ritournelle qui est en Rom mais je capte vite les enchaînements de gestes. Alors, il faudra le faire 1 fois, 2 fois, 20 fois… Mon Dieu, que les enfants sont tous les mêmes !
Aujourd’hui, sous ce soleil qui finit même par chauffer un peu, oui, c’est bien la vie ! C’est la vie qui l’emporte sur tout le reste.
Et elle a bien du mérite, la vie, à l’emporter sur les odeurs qu’il y a au soleil, les jours où il ne pleut pas.
Dans les urnes d’Hénin-Beaumont, la semaine prochaine c’est peut-être le FN qui l’emportera. Alors, il faudra peut-être partir. Ailleurs, un autre terrain, public ou privé. Y aura-t-il de l’eau cette fois-ci ? Y aura-t-il le ramassage des ordures ? Nul ne sait. Mais il y aura la vie qui n’a jamais peur de rien !
