Reyhanli : les coulisses de la guerre

0

Centre de traitement post-opératoire Reyhanli

 

On y vient de partout en Syrie. Y compris de Damas, pourtant éloignée d’un bon millier de kilomètres par la route. Cette ancienne résidence étudiante de la ville turque de Reyhanli, peinte aux couleurs de Médecins du Monde, a ouvert ses portes 6 mois seulement après le début de la crise en 2011. C’est le seul centre de traitement post-opératoire de la région. Il n’est qu’à une centaine de mètres de la frontière syrienne, marquée par des barbelés visibles à l’œil nu sur les collines voisines.

 

C’est ici qu’affluent tous les jours, ceux que la guerre en Syrie a physiquement brisés. « Chronologiquement, il y a eu plusieurs temps, raconte d’ailleurs le docteur Yasir al Haddad, superviseur médical du programme MdM en Syrie. Les premiers patients étaient blessés par balles. Puis, de plus en plus souvent, c’était par des éclats d’obus, ou des bombes à sous-munitions. Enfin dans la dernière période, ce sont les «barrel bombs », des barils de TNT remplis de ferraille, largués par les hélicoptères de Bachar el Assad, qui font le plus de dégâts humains ».

 

Ces blessés, d’abord pris en charge et opérés le plus souvent sur place en Syrie passent la frontière dans des conditions de transport et de sécurité très aléatoires, sont parfois réopérés à leur arrivée dans un hôpital turc voisin, et arrivent finalement au centre post-op de Reyhanli, pour parachever leur traitement, rééduquer leurs corps, et réapprendre, si possible, à vivre avec les stigmates physiques et psychologiques qu’ils conserveront pour la plupart toute leur vie.

 

Après l’accueil des dirigeants du centre, des syriens de l’UOSSM, l’un des réseaux de soignants, soutenus depuis le début du conflit par Médecins du Monde : « Grand merci pour votre aide, et dites bien au monde ce qui se passe ici ! », la visite proprement dite peut commencer. C’est une succession d’instantanés des malheurs et des souffrances du peuple syrien depuis 4 ans.

 

BDMoissa
BDMoissa
BDMoissa
Moissa a 13 ans. Sa voisine de chambre porte le Niqab. Pas elle. Moissa accepte les photos et témoigne.

 

« C’était il y a deux ans, à Idlib où je vivais avec ma famille. Je rentrais à la maison après l’école. Un sniper m’a tiré dessus. Depuis je ne peux plus marcher». Le père et la mère de Moissa ont aussi été tués. Une tante s’occupe d’elle. « La balle du sniper a sectionné la moelle épinière, précise Yasir al Haddad. Malgré nos efforts, il n’y a aucun espoir qu’elle récupère un jour l’usage de ses jambes. »

 

 

 

 

Idlib, c’est aussi la ville de Nour. Il a 24 ans. Il est ouvrier du bâtiment. Il y a une douzaine de jours, son chantier a été pris pour cible par un avion. « Il y a eu beaucoup de morts et de blessés, plusieurs dizaines ». Dans sa fuite éperdue, Nour a marché sur une sous-munition, une de ces bombes à « retardement » interdite par les conventions internationales et qui sèment la mort parfois longtemps après l’attaque.

 

Il a eu le pied droit fracassé par l’explosion. « fracture multiple et complexe », diagnostique Yasir al Haddad. On n’a aucun mal à le croire vue l’impressionnante série de broches qui orne la cheville de Nour. « J’aurais pu mourir. On m’a transporté de centre de soins, en hôpital, jusqu’ici. On me traite bien. Il faut soutenir ce centre. Les médecins me disent que j’ai deux chances sur trois de remarcher à peu près normalement. J’espère rentrer à Idlib. Pour l’instant je n’ai pas de contact avec ma famille, ma femme et mes trois enfants. Ils savent seulement que je suis vivant. Je ne suis pas un combattant, je suis un ouvrier. Bachar est un criminel. Il faut éliminer ces gens qui tuent des civils et détruisent le pays. »

 

En salle de soins, Hassan, l’infirmier s’affaire. Il fait et refait une trentaine de pansements et de bandages par jour. Il a le geste précis, efficace de celui qui en a vu de toutes les couleurs et n’est plus impressionné par grand-chose, surtout pas les plaintes des patients qui défilent sur son lit de soins et de douleur.

 

Ahmed s’y allonge péniblement sur le côté et présente son dos à l’infirmier. Une large et longue cicatrice en accent aigu court pratiquement des omoplates jusqu’à la hanche gauche. Au centre, un peu au-dessus des reins, une cavité grosse comme le poing, où la compresse d’Hassan imbibée d’antiseptique, s’enfonce profondément. Ahmed serre les dents… Il est à Reyhanli depuis deux mois. Lui aussi en a vu d’autres.« C’est fini pour aujourd’hui », lance Hassan. Ahmed souffle un grand coup, soulagé.

 

Il s’assoit en grimaçant sur le bord du lit, et raconte : « Je suis d’Hama. C’est à 200 kilomètres. J’ai 28 ans. Je suis instituteur. J’étais dans ma classe. Je préparais mes leçons. J’ai à peine eu le temps de distinguer le bruit d’un avion dans le ciel. Un missile s’est abattu sur l’école. Heureusement les élèves étaient déjà partis. Mais ma mère qui était avec moi a été tuée. J’étais totalement paralysé quand je suis arrivé. Là, ça va mieux, je recommence à marcher. Je veux reprendre l’enseignement, retrouver mes élèves. Mais Hama est aujourd’hui occupée par l’armée d’Assad. Je ne sais pas si je vais pouvoir y retourner, ni quand. » Ahmed s’agrippe à ses béquilles, se dirige lentement vers la sortie. Il s’efforce de sourire. « C’est la vérité. Nous devons apprendre à faire avec cette vérité-là ».

 

Dans la salle de physiothérapie, au rez-de-chaussée du bâtiment bleu et blanc, une dizaine de convalescents travaillent seuls ou accompagnés d’un kinésithérapeute à rééduquer leur corps meurtri. Rien à voir avec l’ambiance « m’as-tu vu » de nos salles de musculation même si les agrès sont les mêmes. Ici, rien de facultatif. On lit dans les regards comme dans les efforts accomplis, une volonté farouche de se reconstruire au mieux pour recommencer à vivre. A moins que ce ne soit l’énergie du désespoir.

 

Abdulrazak Hama est paysan. Jeune, costaud, courageux, il vivait relativement bien de ses cultures et d’un peu d’élevage. Il y a 6 mois, son village a subi un bombardement aérien. Gravement blessé, après bien des souffrances et des péripéties, Il a dû être amputé de la jambe gauche. Abdulrazak Hama est l’un des plus actifs et des plus concentrés dans ce travail physique quotidien. Le reste du temps, il erre dans le centre, le regard sombre, fumant cigarette sur cigarette, avec en poche le tube de Dicol dont il ne se sépare jamais. « C’est une crème apaisante pour calmer les fourmillements incessants qu’il ressent dans son moignon et qui le mettent à cran », précise le Docteur al Haddad.

 

BDguillaume-Pinon-2015--Iraq-345
BDguillaume-Pinon-2015--Iraq-345
BDguillaume-Pinon-2015--Iraq-345
 

« Je veux rentrer chez moi, reprendre mon travail, lance Abdulrazak Hama pour conclure la rencontre. « J’attends ma prothèse… »

 

En près de 4 ans, le centre post-op de Reyhanli a reçu ainsi près de 1200 patients pour des soins post-opératoires. Mais l’afflux constant de réfugiés syriens dans la région – ils seraient près de 2 millions aujourd’hui en Turquie, beaucoup dans le Sud – a peu à peu conduit le centre à élargir son offre de soins et de services. Près de 100 000 personnes sont déjà passées ici pour des problèmes dentaires, des analyses médicales, ou des consultations de cardiologie. De fait, le centre de Reyhanli ne désemplit pas. « Les services de santé turcs proposent des soins gratuits aux réfugiés. Mais ils préfèrent venir ici. On y parle leur langue. Ils sont plus en confiance.»

 

La fin de la visite approche. Le docteur Yasir al Haddad consent à parler de lui, de son engagement. « Quand tout a commencé, j’effectuais mon service national comme médecin à l’hôpital militaire de Lattaquié, un fief des partisans d’Assad. J’y ai vu des horreurs, des soignants battre à mort des blessés du camp adverse qu’on amenait en principe pour des soins. Ce n’était plus possible. Il fallait partir. »

 

C’est ainsi qu’il est arrivé en Turquie, à Reyhanli. Mais là où tant d’autres médecins ont poursuivi leur chemin vers d’autres contrées plus lointaines, plus paisibles, ou vers des carrières plus tranquilles, Yasir al Haddad a préféré rester parmi les siens, réfugiés comme lui, et en prendre soin. Il a installé ici sa femme et ses trois enfants, et travaille avec Médecins du Monde depuis trois ans.

 

« Partir pour l’Europe par exemple, est une solution individuelle qui ne règle rien. Beaucoup de médecins l’ont fait dès le début. D’autres le font maintenant, découragés par cette guerre sans fin et ses atrocités. Je ne les juge pas. Mais je veux rester. Je veux aider mon peuple. J’espère bien rentrer un jour en Syrie, et participer à la reconstruction de mon pays. »

 

A Reyhanli, même après 4 ans, les héros ne sont pas tous fatigués.

 

L.E. / février-mars 2015

 

Reportage photographique:  Guillaume Pinon

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici