Pour un mariage de réseaux ?

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Dessin de Brax

 

Déjà, en 2009, Christophe Buffet, l’un des deux coordinateurs de ce nouveau dossier, constatait que les humanitaires rechignaient manifestement à prendre la mesure du défi représenté par le changement climatique[1]. De leur côté, les ONG environnementales ont mis du temps à (ré)intégrer l’homme dans la nature, comme le reconnaît Bruno Rebelle, ancien directeur exécutif de Greenpeace, à l’occasion du dialogue que nous avons suscité entre lui et Rony Brauman. C’est sans doute, avance ce dernier, que l’action des uns et des autres ne s’inscrit pas dans la même temporalité et que l’organisation du milieu de la solidarité par secteurs ne milite pas pour des fusions aussi aisées qu’il pourrait paraître. De fait, lorsque des rapprochements opèrent, ils interviennent essentiellement entre les ONG environnementales et leurs consœurs développementalistes. Cela ressort bien de la table ronde que nous avons organisée et à laquelle ont participé Anne Chetaille, Alix Mazounie, Guillaume Fauvel et François Grünewald.

 

À leur suite, Sylvie Ollitrault nous aide à prendre la mesure – dans une perspective tant sociologique qu’historique – de cette « proximité paradoxale » entre ONG environnementales et humanitaires. Car si des collaborations s’instaurent ici et là – principalement dans l’aire anglo-saxonne d’ailleurs –, on peine en France à voir les traces de préoccupations communes et surtout d’actions concertées entre elles. Tout se passe comme si ces deux familles d’ONG avaient reproduit à leur échelle l’éternelle séparation entre l’homme et la nature : aux ONG humanitaires la protection du premier, aux ONG environnementales la préoccupation pour la seconde. Elles sont pourtant loin d’être aussi éloignées qu’il n’y paraît.

 

Deux des plus emblématiques d’entre elles – MSF et Greenpeace –, nées la même année (en 1971), sont le fruit d’une intuition partagée : face au déni de responsabilité des États, voire à leurs actions coupables, c’est à la société civile de se mobiliser pour faire entendre sa voix et porter assistance à des populations (d’un côté le peuple biafrais, menacé de « génocide » par le gouvernement central nigérian ; de l’autre l’humanité toute entière menacée par les essais nucléaires américains). Réunir, dans le cadre de ce numéro, Rony Brauman et Bruno Rebelle, anciens responsables de ces deux structures, prenait alors tout son sens. Et leur dialogue, très stimulant, permet autant de revenir sur les causes de la distance que d’imaginer des rapprochements fructueux.

 

Née au début des années 1980, Médecins du Monde a fait de la Charte européenne de l’action humanitaire (Cracovie, 1990) un de ses textes de référence par lequel ses membres s’engagent notamment à « tout mettre en œuvre pour que soient respectés les équilibres écologiques [et] à apporter une assistance à toutes les victimes des catastrophes naturelles, écologiques ou politiques ». Elle aura mis du temps avant de prendre réellement la mesure de cet engagement, mais aujourd’hui l’ONG a pleinement intégré la problématique environnementale, à l’image du projet de réduction des risques encourus par les recycleurs informels de déchets d’équipements électriques et électroniques qu’elle mène aux Philippines (voir les rubriques Reportage et Regard de photographe). Elle n’est pas la seule puisqu’Action contre la faim organise de plus en plus ses opérations et son plaidoyer en fonction du défi climatique, comme nous l’expliquent Sandrine Roussy, Isabelle Brémaud, Thibault Laconde et Peggy Pascal.

 

Les instances dirigeantes des ONG environnementales et humanitaires auraient sans doute tort de jouer la partition du développement séparé. Dans les sièges, les salariés de ces structures naviguent très souvent entre les unes et les autres, créant ainsi un pont entre les thématiques et réenchantant peut-être même un militantisme en berne. Sur le terrain, l’impact écologique de l’action des ONG humanitaires est de plus en plus discuté (déchets produits par les missions, pollutions occasionnées par les véhicules, déséquilibres écologiques induits par les camps de réfugiés, etc.). Et les ONG environnementales ont besoin du poids et de la parole de ces ONG d’urgence qui, sur le terrain, sont bien souvent les mieux placées pour voir les dégâts qu’occasionne le changement climatique. C’est dire si ce dernier relance le débat sur ces relations étrangement distantes entre ONG humanitaires et de protection de l’environnement.

 

Le dernier rapport du GIEC pointe les effets déjà avérés et à venir du réchauffement climatique sur les populations et leur santé : hausse du taux de sous-alimentation en Afrique, augmentation des causes de vulnérabilité pour les populations pauvres (nombre croissant de décès à cause de maladies liées à la chaleur, changement de la répartition mondiale des vecteurs de maladies, comme les insectes piqueurs), recrudescence des catastrophes liées au climat (sécheresses, inondations, cyclones…) et donc de la fréquence des blessures, maladies ou décès qu’elles provoquent. Les scientifiques confirment qu’à l’instar de l’urbanisation ou de la surexploitation des ressources naturelles, le changement climatique a fait entrer la Terre dans une nouvelle ère, fruit d’une révolution géologique d’origine humaine : l’anthropocène.

 

Face à cette véritable injonction que représente l’agenda climatique, les ONG humanitaires et environnementales doivent-elles rester dans leurs champs de compétences respectifs au risque de ne pas capitaliser sur la force de frappe qu’elles ont su développer en 40 ans ? Ou doivent-elles davantage travailler ensemble, voire se coaliser pour unir et porter des plaidoyers communs et ainsi œuvrer, peut-être, à un modèle de développement et de solidarité véritablement global qui réconcilie l’homme et la nature ? Bref, doivent-elles accepter un mariage de raison, à travers l’alliance de leurs réseaux ?… Au lecteur de se faire son opinion à la lecture de ce dossier qui a surtout pour but de mettre les enjeux en lumière, sans pour autant affirmer une option.

 

Nous espérons qu’il viendra nourrir la réflexion en amont de la Conférence des Parties de la Convention cadre des Nations unies sur les changements climatiques – dite « COP21 » – qui se tiendra à Paris fin 2015. C’est là une échéance cruciale, puisqu’elle doit aboutir à un nouvel accord international sur le climat, applicable à tous les pays, dans l’objectif de maintenir le réchauffement mondial en deçà de 2°C. Peut-être, alors, les ONG humanitaires et environnementales auront-elles décidé de mettre tout leur poids dans la bataille.

 

Boris Martin rédacteur en chef de la revue Humanitaire

 

[1] Christophe Buffet, « Les humanitaires sont-ils prêts à relever le défi du changement climatique ? », Humanitaire, n° 23, novembre 2009, p. 60-65, http://humanitaire.revues.org/598

 

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