Patience et détermination

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Texte et photos d’Ahlem Cheffi

Hairan Bajo Khalifa , jeune femme irakienne de 26 ans, a dû tout quitter et emprunter les routes avec sa famille pour fuir Daech.  A son arrivée dans un centre temporaire, Hairan a improvisé des ateliers de soutien psychologique. Après quelques mois, non sans sacrifice, et avec beaucoup de joie et de fierté, elle a intégré l’équipe MdM.

Je m’appelle Hairan Bajo Khalifa, j’ai 26 ans, je suis iraquienne Yézidi de la région du Sinjar et plus précisément du nord de la ville de Sénouni. Je viens d’une famille modeste où je vivais avec ma mère – mon père étant décédé il y a de cela plusieurs années – et mes sœurs et frères. Avant l’arrivée de Daesch dans notre pays, j’étais bercée dans une ambiance familiale pleine d’amour, de respect et de joie où j’ai pu étudier et obtenir mon diplôme de psychologie à l’université de Zakho du gouvernorat de Dohuk.

J’ai choisi d’étudier la psychologie car je croyais foncièrement – et je crois toujours – que les maux des êtres humains et même leurs haines et leurs violences ne sont que dus à leur mal-être et leurs souffrances internes et qu’aider les gens dans leur détresse c’est les aider à retrouver leur « humanité » et un chemin d’accomplissement personnel vers le bonheur et le respect d’autrui.

Ma mère a toujours été une éternelle optimiste et je lui dois beaucoup pour cela. Depuis toujours elle nous parlait de patience et de détermination comme clés essentielles pour affronter la vie et cela nous a beaucoup aidé après le décès de notre père où elle a dû apprendre à devenir chef de ménage en assumant à la fois un travail à l’extérieur pour pouvoir nous nourrir et aussi à l’intérieur en s’occupant de nous et de la maison.  Ah, je me souviendrai toujours de son sourire le matin tel un rayon de soleil pendant que nous prenions notre petit-déjeuner. Quand on lui demandait si elle était fatiguée d’assumer ce double rôle, elle nous disait « avec la patience et la détermination tout est facile ». Cette époque est bien révolue et ces petits déjeuners où tous ensemble étions entourés d’amour et de joie sont bien loin derrière.

Daech 

Daech a vu le jour… Et nos vies ont changées.

Nous avons dû prendre la difficile décision de partir après que plusieurs personnes de notre entourage aient été victimes de ces horribles actes de barbaries. Plusieurs hommes de notre entourage ont été égorgés, les femmes violées devant leurs familles puis kidnappées et les enfants pris de force pour intégrer ce monstre de groupe armé.

Daesch était à quelques kilomètres de là où nous vivions et plus ils avançaient vers notre quartier et plus le compte à rebours accélérait… Nous avons donc dû quitter notre maison et nous enfuir vers le Kurdistan irakien. Entre nos sanglots, nos cris de terreur et la panique qui nous paralysait, ma mère a dû nous rassembler et essayer de nous ressaisir en nous disant « n’est-ce pas que je vous ai appris toute votre vie que la patience et la détermination étaient essentielles pour tout affronter ?  Alors il est temps maintenant que nous appliquions cela !! » Ce fut comme un électrochoc et ses paroles nous ont données la force pour retrouver un brin de calme et de lucidité.

Ce fut donc le moment de prendre la décision du chemin à emprunter pour arriver au Kurdistan. La montagne ? Non c’était trop risqué et nous avions avec nous mes neveux en bas âge. Nous avons donc opté pour la route. Le frère de mon père nous a tous pris dans sa voiture et nous nous sommes entassés dans son vieux pick-up qui avait encore de l’endurance pour supporter tout notre poids.

Sur le chemin 

Depuis la sortie de notre maison, il y avait un embouteillage énorme et toutes les rues étaient bloquées. Les gens étaient entassés pas dizaine dans les voitures, le regard vide et impassible en fixant tous le chemin droit devant eux tels des somnambules apeurés…

Nous avons donc dû attendre plusieurs heures durant lesquelles nous assistions aux affrontements entre Daech et le parti des travailleurs kurdes, le PKK. Le PKK tentait d’ouvrir une sorte de couloirs humanitaire pour évacuer les gens qui étaient (nous compris) dans un état de stupeur sans nom. Nous assistions à tout cela sans mot-dire…  Nous étions pris au milieu de cet affrontement. Je me souviendrai toujours de ce spectacle chaotique. Nous étions tous arrêtés au checkpoint : des femmes portant des armes, le retentissement des balles, le ciel devenant gris et sombre, le cri des enfants, les prières des uns et les supplications des autres. A ce moment, ma mère se retourna vers nous et nous regarda droit dans les yeux en nous disant « patience et détermination ! »

Au bout de quelques heures, nous avons pu être évacués et nous empruntâmes la route vers le Kurdistan, tous entassés dans le pick-up vers une destination inconnue, une pseudo nouvelle vie… Nous sommes d’abord arrivés dans la région du Khabur où mon oncle a dû abandonner sa voiture. A pieds, assoiffés et ayant faim, nous avons marché pendant des heures pour arriver à Zakho vers 22h. Une fois sur place, nous ne savions pas où aller. Nous sommes restés sur place à nous regarder et trembler de froid, de faim et de peur. A 1h du matin, nous nous sommes dirigés vers Charia où nous avons appris qu’il y avait des constructions abandonnées que nous pouvions squatter. Nous avons donc pris refuge dans ces constructions sans toits, sans eau et électricité et nous avons tenté de nous endormir en pensant à notre chez nous et tout ce que nous avions dû y laisser. Demain sera un autre jour, me suis-je dit en m’endormant.

Ma vie en tant que déplacée 

Les trois jours qui ont suivi étaient un cauchemar. Les gens passaient leur temps à essayer de prendre des nouvelles de ceux qui sont restés chez eux et de l’ampleur des dégâts causés par Daech dans la région du Sinjar. Nous avons appris que ma grand-mère – qui avait refusé de quitter la maison car, étant assez âgée et non voyante, elle avait peur de nous ralentir dans notre fuite – avait été égorgée. Ma cousine qui est handicapée suite à une amputation ainsi que son mari ont tous les deux été tués de sang-froid. Une autre cousine – la fille de mon oncle qui a nous a aidés à nous enfuir à bord de son pick-up – a été kidnappée et depuis ce jour, nous n’avons aucune nouvelle d’elle. 

Ma mère, qui a toujours fait preuve une impressionnante capacité à faire face, était anéantie par la nouvelle de la perte de sa mère qui était aussi son amie de longue date. Elle avait toujours vécu avec elle, l’avait toujours accompagnée dans toutes les épreuves de sa vie et la voilà maintenant seule, sans elle.

Les témoignages des nouveaux arrivants s’accumulaient de jour en jour. Ma tante, ma sœur et mes neveux, qui avaient choisi de s’enfuir par la montagne, nous a-t-on appris, s’y sont retrouvés bloqués sans eau ni nourriture et l’état de santé de ma tante qui souffrait déjà d’asthme s’aggravait. 

Ma mère devenait de plus en plus triste et son sourire spontané et radieux s’est transformé en une mimique semblant de sourire artificiel et figé sur son visage qui d’un coup a pris un coup de vieux. Elle nous répétait cette fois-ci avec les larmes aux yeux et sans presque aucune conviction « patience et détermination mes enfants ».

Au bout de ces trois jours, nous avons été réveillés en pleine nuit par quelqu’un qui nous a dit que Daech n’était pas loin de notre nouveau refuge et qu’il fallait qu’on parte tous. Il fallait prendre une décision : partir en Turquie ou chercher une autre ville au Kurdistan ? Ma mère, qui avait perdu foi en un lendemain meilleur, nous regarda ébahie sans pouvoir se prononcer. J’ai pris donc mon courage à deux mains et ai décidé qu’on irait chercher abri dans le district de Zakho (gouvernorat de Dohuk) en attendant que la situation s’éclaircisse un peu. « Patience et détermination » ai-je dit à ma mère comme pour la secouer. Malheureusement, le véhicule qui devait transporter tous ceux qui voulaient se diriger vers Zakho tomba en panne et nous avons dû attendre le lendemain. Une autre nuit glacée pleine de doutes et d’incertitudes.

La route fut longue à cause de tous les checkpoints, de la longue file de voitures de tous ceux qui ont décidé d’aller à Zakho, comme nous. A Zakho, tous les déplacés trouvaient refuge dans d’anciennes écoles inoccupées et on avait espoir de trouver un petit espace pour nous y abriter. Mais quand nous sommes arrivés, il n’y avait plus de place pour nous. Nous sommes donc restés jusqu’à 21h dehors à attendre qu’un miracle se produise, à attendre d’avoir un peu à manger et à boire et un endroit pour poser la lourde tête pleine de soucis et d’effroyables souvenirs. D’un coup, je me suis souvenue que j’avais le contact d’un ami avec qui j’ai étudié la psychologie à l’université de Zakho. Mon ami se précipita vers nous avec des couvertures et des plats chauds sur lesquels on s’est jetés pour remplir nos ventres qui souffraient chaque jour un peu plus. Mon ami nous a conduit ensuite à Batoufa, à 20 minutes de Zakho. Là-bas, nous avons trouvé une maison provisoire. Ce lieu devait servir de centre sportif pour les jeunes de Batoufa. Les gens du quartier se sont empressés de nous apporter de quoi manger, se couvrir et certains nous ont même proposé d’aller chez eux pour se laver.

Le lendemain, comme par magie je me suis réveillée avec un peu plus d’optimisme que les jours précédents et je me suis souvenue que moi-même j’étais psychologue et que je me devais de prendre soin des autres. J’ai donc commencé par ma mère, mes frères et sœurs que j’essayais d’accompagner et d’aider du mieux que je pouvais. Je sais que nous ne pouvons pas être les thérapeutes de notre propre famille, mais je n’avais pas trop le choix et je me devais de remonter le moral de la troupe.

Psychologue improvisée 

Je passais donc les jours qui ont suivi à mettre en place des activités thérapeutiques en groupe de paroles et des consultations individuelles à tous les « habitants » de ce centre sportif qui étaient tous déracinés, tout comme nous. C’était improvisé mais je tentais du mieux que je pouvais de rendre cela un peu structuré. Je me suis débrouillée grâce à l’aide de mon ami pour me procurer des jouets et des crayons pour les enfants et mettre en place des activités psychosociales. Cela a duré 10 jours, c’était vraiment mon moteur quotidien pour ne pas s’effondrer, donner l’exemple à ma famille et à ma mère qui commençait à oublier sa fameuse devise « patience et détermination ».

Ma tante, ma sœur, mes neveux et nièces ont fini par se libérer des montagnes et nous rejoindre au centre sportif. Nous étions donc 8 familles dans une pièce de 8 sur 6 mètres. Au total nous étions une centaine de familles, j’essayais comme je pouvais d’être la “Hairan”, psychologue de ce grand groupe de déplacés. Il arrivait même que les femmes viennent me voir spontanément pour me demander si je pouvais soulager leur « santé mentale ».

L’aventure Médecins du Monde 

Au bout de deux mois, mon cousin Ezzat me contacta pour me dire qu’une organisation française nommée MdM voulait ouvrir un projet psychosocial, qu’il leur avait parlé de moi et qu’un médecin de l’organisation appelé docteur Emmanuel voulait que je vienne passer un entretien.

Quelques jours plus tard, je fus appelée et invitée à signer mon premier contrat de travail avec MdM. Je n’oublierai jamais ce jour.

Au début nous travaillions à travers des cliniques mobiles dans six villages avec une équipe médicale de promotion à la santé et à l’hygiène dont Ezzat, mon cousin, était en charge, avec moi en tant que psychologue. Nous fournissions des soins et de l’accompagnement aux déplacés. La plupart des bénéficiaires de nos activités souffraient de stress post-traumatique, de dépression et d’anxiété. Les enfants développaient de plus en plus des problématiques d’énurésie et d’agressivité en reproduisant à travers le jeu et le dessin tout ce dont ils avaient été témoins.

Après presque trois mois, MdM a ouvert un centre de soins primaires dans le camp de déplacés de Chamisku. J’ai donc déménagé avec toute ma famille de Batoufa à Chamisku pour y habiter et travailler. Le camp était grand et habritait 27 000 personnes. Le travail était très intéressant, malgré la « lourdeur » des récits et les défis quotidiens, mais j’étais passionnée par ce que je faisais et je le suis encore.

Cette aventure avec MdM dure depuis presque 18 mois et chaque jour est pour moi une ode à la vie, à la liberté. Grâce à mon travail j’ai acquis une autonomie financière et ma famille peut désormais vivre dans le camp dignement. J’ai aussi acquis une reconnaissance personnelle et professionnelle qui me permet de m’accomplir chaque jour.

En novembre 2015, ma famille – ma mère, mes frères et sœurs – a décidé de quitter Chamisku et de prendre la route vers la Turquie, pour prendre ensuite le bateau vers l’Europe. Ce fut une épreuve assez difficile et une décision déchirante pour tout le monde. Je devais faire un choix : tenter l’expérience du voyage vers l’Europe ou continuer l’expérience MdM. J’ai finalement opté pour l’option de rester à Chamisku, de continuer à travailler avec MdM en tant que psychologue : entre vivre dans une situation de précarité en Europe ou m’accomplir dans un travail, je préfère continuer pour le moment à apprendre de MdM et essayer d’accompagner tous ceux qui sont dans une souffrance psychologique et que je pourrai moi-même aider. Ma famille a tout à fait compris ma décision et m’a exprimé sa fierté vis-à-vis ce que je suis, de mon courage et ma persévérance à vivre ma passion même sous une tente, dans un camp de déplacés.

En décembre 2015, ma famille est arrivée saine et sauve en Allemagne. Je n’ai pas de mots pour décrire à quel point ma mère me manque mais je garde en tête son sourire rayonnant et ses paroles qui m’ont toujours accompagnées. C’est dur d’être loin d’eux mais je me console à l’idée que MdM et les habitants de Chamisku sont aussi ma nouvelle et grande famille, cela me permet de tenir chaque jour un peu plus.

Ma devise 

Comme le dit un proverbe Yézidi : « Ne regarde jamais en arrière pour ne pas être, comme la gazelle, une proie facile au lion. »

Et pour rendre hommage à ma mère j’ajouterai qu’avec la patience et la détermination tout fini par arriver. Ma mère continue à me le répéter au téléphone à chaque fois que je l’appelle en Allemagne.

 

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