Depuis 2015, dans le département des Hautes-Alpes, des milliers de personnes exilées traversent la frontière franco-italienne située au col de Montgenèvre à 10 kms au-dessus de Briançon devenue, au fil du temps et de l’escalade sécuritaire, une véritable forteresse militarisée, se voulant infranchissable et les obligeant à prendre des risques inconsidérés au détriment de leur sécurité et de leur vie.
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Des années de maraudes sans fin
Philippe de Botton, président de MdM France
– 18 février 2021
Ce vendredi soir, il neige. Il fait moins 5 degrés avec un ressenti à moins 12. Nous sommes plus de 25 bénévoles de l’association Tous Migrants ou de MdM. La plupart, jeunes de la région ou proches, sont habitués à la montagne.
Les tâches se répartissent : un groupe se positionne près du poste frontière, un autre circule en voiture dans le village, le dernier monte à pied ou en raquettes, au-dessus du village, s’enfonçant dans la neige pour repérer les personnes en marche sur la crête ou dans les vallons près de la frontière, côté français.
Très régulières depuis 2017, les maraudes sont devenues quasi quotidiennes cet hiver. Elles sont organisées pour protéger, recueillir et surtout mettre à l’abri le maximum de personnes ayant franchi la frontière, sans oublier de tenir compte des manœuvres sophistiquées et implacables des forces de l’ordre, virant parfois au harcèlement, envers les migrants, évidemment, mais aussi envers les citoyens solidaires. L’Unité Mobile de Mise à l’Abri (UMMA) de MdM et Tous Migrants, créée en mai 2019, circule dans le village prête à accueillir les personnes secourues et à apporter les premiers soins, avant de les emmener à l’abri au Refuge Solidaire. Une évaluation et une prise en charge médicale plus approfondie y sera réalisée.
Je pourrais alors parler des milliers de personnes recueillies et protégées par le Refuge Solidaire depuis juillet 2017 et des centaines de maraudes effectuées depuis mai 2019 ayant permis de secourir quelques centaines d’exilé·e·s. Je pourrais aussi mettre en avant notre plaidoyer incessant pour l’accès aux soins et le respect des droits de ces personnes sans cesse refoulées au mépris de leurs droits fondamentaux. Ainsi que le nombre considérable de consultations somatiques et psychologiques et des orientations vers le soin, réalisées par MdM. Nous pourrions aussi écrire un roman avec toutes les tribunes publiées ces dernières années et le nombre d’actions de judiciarisation entrepris en inter-associatif pour dénoncer le non-respect du droit par l’Etat, sans oublier les visites régulières et nombreuses d’élus, de médias, venus témoigner de l’insupportable et de l’intolérable.
Migrations frontière transalpine est un programme exemplaire à plusieurs titres car il réunit tout ce pourquoi MdM se bat et existe depuis maintenant 40 ans :
- Une forte mobilisation citoyenne et bénévole autour des valeurs et du respect des droits humains.
- Un programme politique et militant au plus près des personnes concernées.
- Des actions qui conjuguent le soin, la promotion de la santé et des droits dans un esprit de non-substitution et de changement social.
- Un exercice assumé et revendiqué d’un contre-pouvoir citoyen et solidaire.
À l’heure où nous devons mettre en œuvre la stratégie nationale France, il est essentiel que le sens et la cohérence de nos programmes y épousent une orientation qui ancre MdM dans une opposition ferme et constructive aux dérives et compromissions xénophobes et stigmatisantes qui mettent en danger l’esprit même de nos libertés fondamentales.
Soyons forts !
Propos recueillis le 14 février 2021 par Pamela Palvadeau, coordinatrice du programme Migrations frontière transalpine.
Jean-Luc Para est médecin généraliste, bénévole sur le programme Migrations frontière transalpine depuis un an et demi.
Comment es-tu arrivé dans cette équipe?
J’ai commencé par réaliser des permanences médicales dans le squat du Cesai, à Gap qui accueillait les migrants, les mineurs non accompagnés (MNA) , les gens en difficulté avec une équipe de bénévoles du Réseau Hospitalité et du Secours Catholique qui les prennent en charge sur le plan social et médical
En quoi consiste concrètement ton rôle ?
En tant que médecin, je supervise l’état de santé des personnes qui traversent la frontière transalpine. Je vérifie si elles ont besoin de soins ou d’hospitalisation avant de continuer le trajet
De quoi es-tu fier et heureux ici ?
Je suis heureux des sourires des personnes que l’on met au chaud, à l’abri. Il y a quelques semaines, nous avons retrouvé une famille qui en était à sa troisième ou quatrième tentative de traversée. J’ai discuté avec le père et informé sur ses droits, notamment sur son droit à demander l’asile. Barrière de la langue… Quelle chaleureuse accolade quand je l’ai posé au Refuge Solidaire à Briançon.
Des frustrations ? des colères ?
La PAF derrière moi me frustre et m’énerve. Les contrôles et les fausses réponses aux questions renvoient les personnes de l’autre côté de la frontière alors qu’ils savent pertinemment qu’ils vont retraverser et ce que cela va les mette en danger.
Quelle suite ? Quels espoirs?
Que les pouvoirs politiques français et européens imposent le respect des droits humains à la frontière et laissent passer les personnes là où elles veulent ou doivent se rendre.
Un message à la communauté MdM ?
Soyons forts !
Étrange bout du monde
Guillaume Pegon, membre du conseil d’administration
– 17 février 2021
Février 2021. Liminaire. Col de Montgenèvre, synthèse de nos sociétés de contrôle. À la Police aux Frontières (PAF), montée ici dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, une Land Rover se fait arrêter devant nous. Une femme au collant quelque peu effiloché est invitée à sortir ses paquets. Ils proviennent de boutiques de luxe de Turin. Le soleil brille sur l’or de Dior. Le brigadier-chef arrive à notre rencontre. Une heure que nous l’attendions. En habit du dimanche, à la langue de bois, il ne pourra rien dire de personnel, il devra taire le vu et l’entendu, il devra devenir tombe sous les consignes du grand panoptique.
Au loin, une patinoire en plein air, musique ambiance, vibrato langoureux. Ça brise un peu le silence des chalets de millionnaires, à l’abandon. Covid-19 semble avoir confiné les riches skieurs. Tout est suspendu. Comme si un dôme invisible traçait des lignes de fuite-frontières. Pile, tu passes. Face, tu cours. Difficile d’imaginer que la veille s’est jouée ici une énième bataille entre chiens et chats à 2h30 du matin par -15°C. Des ombres dans la montagne, furtives, s’agitent pendant que les lumières dorment.
Circuler entre les montagnes, les couloirs d’avalanches, rester à la surface d’un mètre de poudreuse tombée le jour même. Ne pas perdre son enfant, sa botte, sa vie. Les chats sont équipés de jumelles thermiques, de combinaisons polaires. C’est bien connu, la nuit, les chats voient tout. Les souris disposent des vêtements-dons des solidaires, elles se tapissent sous les souches, sous les pierres. Les chats se positionnent en haut des belvédères. Les souris, au fond de la vallée en contre bas, tentent de passer la frontière. Surnageant.
Les marcheurs blancs, nous, espèce entre chat et chien, chassent à la fois les souris et les chats. Ils traquent les ombres furtives et redirigent les lumières chat-bruyantes. Traque contre traque. Ils réfléchissent les jeux de lumière et d’obscurité. Comme le fêlé laisse passer la lumière, les marcheurs furtifs invitent à vivre et à créer comme jamais. Ils tentent de réinventer chaque jour un corridor humanitaire avec des bouts de ficelles, des bouts de lien social. Des quatre coins de la France, les alter-solidaires arrivent. Leur objectif ? Affirmer que, dans une société où l’on ne peut plus faire un pas sans être tracé, les changements les plus simples passent nécessairement sous le visible. On éteint les frontales, on s’organise sous signal faible, interstitiel. On se noie auprès des passants en raquettes, on tente de rester en surface de ce vacarme, de tracer des chemins-abris entre les déchaînements des humains et des non-humains.
2021, une année d’avalanches… également policières. Harcelés, les solidaires gagneront en lucidité et verront encore mieux dans la nuit. Ici, les marcheurs blancs contournent le grand mur d’une enclave de la forteresse Europe. Ils sont vous ou nous. Ils ont choisi la face de l’accueil plutôt que le pile et demi-tour de l’hostilité
Le rôle et l’implication des « Marcheurs Blancs »de Tous Migrants et de MdM à Montgenèvre dépassent la traversée des frontières. Ils offrent et imposent un espace et un temps indispensables pour que se déploie une autre intelligence de l’histoire. Les multiples vulnérabilisations des parcours migratoires risquent de se transformer en catastrophe humaine. Gelure, accouchement, problématique cardiaque, hypothermie, morts… Nous devons “fabriquer” du soin sous le regard des capteurs des dominants, une sollicitude alternative à la récupération prédatrice.
Ne pas crever d’une société sous contrôle. La fuite, la liberté, l’invisibilité contournent la PAF et la patinoire à Montgenèvre. A ma droite, Metz Tilly, députée européenne, psychologue de formation, elle aussi. Nous tentons un dialogue avec la PAF, en vain. Comment ne pas être empathique avec les multiples faisceaux contradictoires qui traversent cette vallée ? Comment ne pas être en colère, en rage ? Prise de conscience de la virtualité d’un espace Schengen où les inégalités se traitent entre un chalet de plusieurs millions d’euros et un sac Dior posé sur le trottoir PAF.
Le sac en question reprend sa route, porté par une femme qui sourit vers un ailleurs où peu seront admis. Pendant ce temps, peut-être, sur une cime plus haut, l’Autre aussi sourit, le policier n’a pas vu, ébloui, quelque chose échappe à l’expulsion, comme une sorte d’antimatière PIF, le noir de la lumière épuisant DIOR, comme par magie… ils sont arrivés au refuge des solidaires.
Col Montgenèvre, un combat à tenir, un combat de l’instant que chante ce temps suspendu de la crise covid-19. Regarder, tracer, écouter une beauté qui ne reviendra jamais. En ce sens-là, les marcheurs blancs sont des passeurs.
Contrôler, maintenir, expulser n’est pas vivre.
Maraude du 14 février : aux pieds de notre députée et de sa collaboratrice se trouvent des raquettes. Sous chacun de leurs pas, il y a un trou. Une trace déposée hier par ceux qui couraient, qui se tapissaient. Entre la PAF et ceux qui courent, c’est un face à face, les solidaires creusent un tunnel invisible.
Prenons en soin.