Migrants morts, des fantômes en Méditerranée

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Cet article d’Évelyne Ritaine est paru dans la revue Rhizome de juin 2017 (Ces morts qui existent, bulletin n°64, pages 16-17)

La revue Rhizome est éditée par l’Orspere-Samdarra, observatoire national sur les questions de santé mentale et vulnérabilités. Elle est dirigée par Christian Laval, directeur de publication. 

Financée par les Ministère de la Santé et de la Cohésion Sociale, Rhizome constitue un outil d’échange, d’information, d’élaboration, sur les thèmes de la santé mentale et de la précarité. Elle compte aujourd’hui environ 8 500 abonnés et 25 000 lecteurs.

L’abonnement à Rhizome est gratuit et les numéros parus sont téléchargeables sur le site internet de l’Orspere-Samdarra.

« Li lasciamo annegare, per negare »

« Nous les laissons se noyer, pour nier », écrit Erri De Luca à propos des migrants morts en Méditerranée. Entend-il par là pour les nier (comme s’ils n’avaient jamais existé), ou bien pour nier « en bloc » (nier toute responsabilité) ?

peinture © Armelle de Sainte Marie

 

Depuis le début de ce siècle, la Méditerranée est devenue la frontière la plus dangereuse du monde pour les migrants irréguliers. En effet, pour ceux qui sont contraints de fuir, la traversée est inéluctable, quel que soit le risque. Or le risque est souvent mortel : ils peuvent  mourir dans la traversée du désert africain, succomber aux coups des trafiquants ou aux mauvais traitements durant l’enfermement, disparaître par noyade surtout. Le bilan des pertes humaines est celui d’une guerre. Pourtant ce sont des inégalités structurelles (entre pays) et des routines administratives (celles qui régissent l’entrée sur le territoire européen) qui sont ici mortifères. La stricte politique de délivrance de visas ne ménageant presque aucune possibilité de passage régulier, la règle européenne commet ainsi, par sa seule application, d’innombrables « crimes de paix ».

Une invisibilité radicale

Longtemps les naufrages de bateaux chargés de migrants se sont succédés dans l’indifférence. Depuis la fin des années 90, s’en déroule la litanie, opinion et médias ne s’émeuvent qu’un instant, les migrants disparus sombrent dans les statistiques. Sur cette frontière, sont tolérées des pertes humaines dans une forme de « nécropolitique » : on y pratique une politique du laisser mourir. Les migrants disparus en mer sont dans les limbes du politique. Exilés de leur communauté d’origine, ils n’y existent plus : souvent le retour y est impossible, souvent ils ont « brûlé » leur identité (sens du terme harraga en arabe classique : «ceux qui brûlent» les frontières, leurs documents officiels, leur identité). Leur tentative de passage est clandestine, et donc leurs traces souvent indétectables : leur mort elle-même ne sera que peu traçable. Jamais arrivés en Europe, ils sont devenus des unpersons , des personnes qui n’existent pas et n’ont jamais existé : « une généralité indifférenciée ». Cette invisibilité radicale est une injustice fondamentale car, pour reprendre les mots de Judith Butler : « si une vie ne peut être pleurée, elle n’est pas tout à fait une vie ; elle n’a pas valeur de vie et ne mérite pas qu’on la remarque ». 

Comme la mauvaise conscience, la présence fantomatique de ces personnes disparues n’émerge que dans des conditions exceptionnelles. Quand la mer rend les corps par exemple : le naufrage survenu à Lampedusa en octobre 2013 fait ainsi événement parce que, l’épave étant proche du rivage, les corps sont visibles. Au lieu de l’abstraction des statistiques s’imposent les images dérangeantes de la mort : des cadavres (flottant en mer ou échoués sur les plages) ; des sacs mortuaires ; des cercueils ; des objets rejetés par la mer ; des dépositoires (les cercueils, alignés dans un entrepôt de l’aéroport ; les cercueils rangés sur le port, puis transportés sur un navire militaire partant vers la Sicile), des sauveteurs désespérés, des personnes en pleurs. Les îles (Lampedusa, la Sicile, les îles de la mer Egée) et certaines côtes (les  Pouilles, la Calabre, l’Andalousie) sont ainsi transformées en cimetières et leurs populations confrontées à une ambiance mortifère très lourde : les praticiens qui interviennent sur place attestent tous des difficultés psychiques vécues par les habitants et par les intervenants, traumatisés par l’échec de leurs efforts de sauvetage et par le flux des dépouilles à administrer.

S’impose alors l’invisibilité scandaleuse des identités : il faut marquer les corps pour qu’une identification puisse être possible un jour, trouver un lieu d’inhumation sous un numéro d’immatriculation, inventer d’improbables hommages mortuaires. Les morts migrants demeurent pour la plupart inconnus, et non célébrés. Ils sont soit des nombres, soit des cadavres anonymes. Un journaliste qui a couvert l’événement de Lampedusa écrit ainsi : « “Mort numéro 31, sexe masculin, noir, probablement trente ans” ; “Mort numéro 54, sexe féminin, noire, probablement vingt ans” ; “Mort numéro 11, sexe masculin, noir, probablement trois ans”. Probablement : c’est tout ce que nous savons d’eux. Dans ce mot, il y a toute leur vie. Quand ils sont morts, ils sont morts, c’est ainsi que nous les racontons : probablement. »

Rendre visibles les invisibles

C’est à cet anonymat que ne se résignent pas les acteurs de terrain. Les praticiens (sauveteurs, médecins, travailleurs sociaux, bénévoles), qui tentent de réparer les survivants, sont aussi aux prises avec la morbidité et le deuil. Ce sont eux qui font pression pour que les corps soient documentés et que les gouvernements mettent au point des procédures médico-légales d’identification à la disposition des familles. Une lutte citoyenne se déroule ainsi aux frontières de l’Union européenne pour que les droits humains des migrants disparus, et de leurs familles, soient respectés.

Les professionnels de l’observation (militants, journalistes, chercheurs) ne peuvent que témoigner. Ils sont souvent, depuis de longues années, des lanceurs d’alerte : c’est grâce à leur action que les morts en Méditerranée ne disparaissent plus dans le silence. Les premières tentatives de collecte systématique de données sur ces disparitions sont venues de réseaux militants (United for Intercultural Action, Fortress Europe, Watch the Med), du data journalisme (The Migrants Files) et d’équipes de recherche. Les médias ont ensuite relayé ces données par des reportages réguliers et des images à forte charge émotionnelle (le couple enlacé dans l’épave engloutie à Lampedusa, les ours en peluche sur les cercueils blancs des enfants dans le hangar de Lampedusa,  l’enfant noyé sur une plage turque en septembre 2015).

Et puis, la mort étant advenue, nombreux sont ceux (journalistes, photographes, créateurs) qui deviennent des veilleurs de mémoire. Pour eux, il y a un impératif éthique : que ces morts ne soient pas oubliés, dans le tragique de l’événement du naufrage, mais aussi dans l’humanité de leur existence. La publication de récits de vie et de photographies de défunts, les commémorations locales (comme le jardin de la mémoire à Lampedusa) sont autant d’actes de remémoration, de luttes contre l’oubli, de refus de l’inéluctable. Les créateurs, eux, travaillent à la transfiguration des traces. Les barques et les objets des migrants disparus sont réinvestis dans des créations, qui parlent à la place des disparus. Le bois des épaves se fait croix offerte au pape François, ou meubles fabriqués par des survivants grâce à une longue chaîne de solidarité ; des gilets de sauvetage abandonnés à Lesbos, transformés en œuvre manifeste, sont exposés dans les capitales européennes. Désormais de nombreuses œuvres d’art portent le souvenir des disparus, au théâtre (Lampedusa Beach de Lina Prosa), au cinéma (Fuocoamare, par-delà Lampedusa de Gianfranco Rosi), en littérature (Solo Andata d’Erri De Luca, Eldorado de Laurent Gaudé), dans les arts plastiques (End of Dreams de Nikolay Bendix Skyum Larsen, Le radeau de Lampedusa de Jason deCaires Taylor), etc.

Les migrants victimes de la mer, eux, malgré les efforts et le talent déployés par ceux qui luttent pour les rendre visibles et respectés, continuent à mourir et à demeurer dans les limbes, à peine effleurés par le scandale moral : « La mer est à tout le monde, mais seulement quand on est mort. (…) Réfléchissez, voyez comment l’injustice les poursuit même après la mort. Ils ne sont plus vivants, mais pas morts non plus, étrangers même à cette mince couche de terre qui sépare l’existence de l’inexistence »

 

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