Mains de sage femme : la mortalité materno-infantile en Afrique lue en braille

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Mes mains m’ont parlé. Hier, mon regard a été happé par mes mains. Mes mains ont accroché mon regard pour y déverser leurs états d’âme. Mes doigts mimaient le geste de fermer les yeux de ces enfants morts sous mes yeux. Mon cœur s’est alors fendu à nouveau et a saigné. Puis mes doigts se sont placés en coupe sur un périnée imaginaire et ont caressé des cheveux soyeux rencontrant l’air pour la première fois. Mes mains se remémoraient ces sensations si proches et si lointaines à la fois. Elles criaient, frémissaient comme des mains en manque, des mains qui pleurent loin de leur passion de sage-femme, de leur vocation humanitaire. Elles me contaient à s’en fendre la paume leur passion de mains, leur vocation de mains.

Mes doigts ont fermé les yeux d’enfants partis dans un monde où leur mère pleurait de ne pouvoir les suivre, un monde où tout serait lumière et amour. Je leur ai fermé les yeux. J’ai appuyé mes doigts sur leurs paupières une fois le dernier sursaut de vie éteint. J’ai caché ces regards qui ne voyaient plus le désespoir de leur mère, ces yeux qui, brutalement, s’étaient éteints. Mes doigts se souviennent et mon cœur saigne comme il n’a pu se permettre de saigner quand il devait être fort. Il devait être fort pour permettre à mes mains de s’avancer vers ces visages enfantins, pour donner la force à mes doigts d’accomplir le geste rituel qui est une torture infligée au cœur d’une mère, au cœur d’un père. Mes doigts se souviennent de la tendre élasticité de ces paupières qui déjà résistent avec la force d’inertie du cadavre. Ces tendres et douces paupières n’obéissent plus aux injonctions humaines. Leur maître est déjà la rigide mort. Fermez-vous paupières. Fermez-vous donc. Mort, laisse aux vivants le temps de cacher ce regard que tu habites, ce regard déshabité insoutenable pour le cœur d’une mère et d’un père. Mort, entends les cris, les pleurs de ceux qui restent parmi les vivants. Aie pitié de nous. Laisse les paupières cacher ce regard de cadavre. Aie pitié de nous. Laisse mes doigts donner à cet enfant un visage d’enfant, un visage d’enfant endormi, ne nous impose pas ce regard d’outre-tombe au travers duquel tu nous nargues, nous les blouses-blanches qui n’avons pas su sauver l’enfant, eux les parents qui n’ont pas pu retenir leur enfant. Les paupières sont fermées. Mes mains, attrapez ce pagne dans lequel l’enfant est venu accroché au dos de sa mère. Mes mains, soulevez le corps de cet enfançon et enroulez-le dans le pagne. Mes mains, vous le savez bien que vous n’avez jamais pu couvrir tout le corps de l’enfant ; toujours il a fallu que vous laissiez l’enfant respirer. Mes mains, vous saviez bien que cet enfant n’avait plus besoin d’avoir le visage découvert, ses délicates narines tournées vers la lumière. Mes mains, pourquoi n’avez-vous jamais pu enfouir ce visage dans le pagne devenu linceul ? Allez, laissez-donc cet enfant respirer puisque vous ne voulez m’obéir. Et, maintenant, prenez courage mes mains. Prenez courage. Soulevez avec toute la tendresse et l’amour dont je vous sais capable ce corps d’enfant et déposez-le dans mes bras, là tout contre mon cœur. Mes mains, la mère a vu ce que vous venez de faire, la compassion que vous essayez de lui témoigner. Maintenant, courage mes mains, tendez à cette mère le corps de son enfant. Peut-être l’attirera-t-elle contre ses seins gorgés de lait. Peut-être l’étreindra-t-elle dans une dernière et déchirante étreinte. Peut-être criera-t-elle sa douleur sans pouvoir tendre les bras vers ce qui était son enfant. Cette fois-là, mes mains, vous sentirez alors comme ce cadavre, ce poids-mort est insupportablement lourd et comme mon cœur ne peut plus être fort. Vous savez que cette mère-là a compris qu’elle n’ouvrirait pas les bras à son enfant mais à un cadavre. Cette mère-là sait que son enfant n’est plus dans mes mains. Il est parti vers un ailleurs qui ne serait que lumière et amour.

Mes mains, ressaisissez-vous. Vous voyez bien que cette vieille femme attend depuis des heures avec un nouveau-né blotti contre son sein. Où est donc la mère du petit ? Comment, sa mère n’est plus ? La vieille, tu pleures. C’est ta fille qui s’en est allée. Cet enfant va mourir sans la douce chaleur du lait maternel ! Que dis-tu, la vieille ? Une femme du village pourrait l’allaiter en même temps que son propre enfant ? Que soit bénie cette mère. Elle sauvera peut-être l’enfant.

Là, ce nourrisson, je ne vois pas non plus sa mère ! C’est une fillette qui le porte. A la main, elle tient un biberon rougi par la poussière de son village. Le petit a la diarrhée. Il est déjà si maigre, ce petit. Un bébé peut donc avoir un visage de vieillard ? Est-il possible que ses yeux aient connu toute la souffrance qu’ils contiennent ? Mes mains, ne restez pas inertes. Faites donc quelque chose. Bravo, il a grossi ! Oh, aujourd’hui, il a souri ! Le petit repart au village ? Ne vous attristez pas, mes mains, peut-être le reverrons-nous. Vous voyez bien, aujourd’hui, il est de retour. Mais, vous pleurez, mes mains ! Quoi, la diarrhée a repris ? L’enfant se meurt ? La mort ne laisse donc qu’en sursis ces tout-petits dont elle a pris la mère ?

Comment, vous riez mes mains ? Vous dansez ? Quelles sont toutes ces mains calleuses qui vous serrent, vous congratulent et vous bénissent ? Comment, un enfant est né ? Vous avez senti ses doux cheveux soyeux rencontrant l’air pour la première fois ? Ah non, c’était des petites fesses rebondies qui se sont présentées les premières cette fois-ci ? Que dites-vous ? Cet enfant est un petit miraculé ? Mais ne sont-ils pas tous un peu miraculés les enfants que vous avez aidés à mettre au monde, mes mains ? Pour arriver jusqu’à vous, ils ont été ballottés dans le ventre de leur mère au gré des cahots de la piste, au gré du balancement des mains qui ont porté le brancard de fortune pendant des heures, des jours.  Les enfants qui n’ont pas besoin de vos soins naissent dans le village où ils grandissent et d’autres mains aident leurs mères à les faire naître, des mains qui pourraient en raconter elles aussi, des mains de femmes sages, des mains d’accoucheuses traditionnelles, des mains que vous aimez tant serrer, des mains avec qui vous travaillez main dans la main. Quand ces mains qui ont vu naître tout un village ne suffisent à aider une mère à faire naître son enfant, vous savez mes mains que le temps que le duo amoureux de la mère et de son enfant arrive à vous, la mère dansera déjà en solo bien souvent. Pour que la piste de danse ne soit vidée de son dernier occupant, mes mains, vous lutterez aux côtés de cette mère qui n’en peut déjà plus de s’accrocher à la vie. Cette mère n’est déjà plus qu’un cercueil pour la chair de sa chair, pour cet enfant dont elle ne connaîtra le visage que marqué du sceau de la mort, pour ce tout petit qui ne tétera pas ses seins pleins. Si elle survit à son enfant, ses seins gonflés de lait inemployé crieront à gorge déployée la douleur d’une femme assourdie par le cri inexistant de son bébé. Mais peut-être que, là où il est, son tout-petit a quand même poussé un cri. Peut-être a-t-il pleuré de n’avoir pu noyer son regard dans celui de sa mère, crié de désespoir de n’avoir pu goûter à la douceur du sein promis, geint de n’avoir pu s’endormir repu dans les bras chauds et doux de sa maman, là, tout contre son cœur. Peut-être que dans cet ailleurs qui ne serait que lumière et amour, la douleur de ne pas connaître les bras de sa mère existe.

Aujourd’hui, les esprits de la brousse ont veillé sur ce petit jusqu’au bout de l’espérance de la mère en devenir. Comme vous riez, mes mains, comme vous dansez ! Vous présentez à cette mère épuisée mais vivante son nouveau-né. La petite bouche avide de vie happe le sein plein. Un enfant est né ! Dansez, riez, mes mains !

Chut, mes mains, la mère et l’enfant se sont endormis blottis l’un contre l’autre. Reposez-vous, mes mains. Déjà une autre mère et un autre enfant ont pris la piste ocre qui mène à vous.

Quoi ? Que me dites-vous mes mains ? Quels sont tous ces noms que vous écrivez ? Oh non, mes mains, taisez-vous donc… Oui, mes mains, je sais bien… Ce sont les noms de celles pour qui vous n’avez été qu’accoucheuses d’âme… Elisa, Kadidja, Rose, Fanta, Maria, Madoussou… Mortes pour avoir vécu là où être pleine d’un enfant c’est avoir un pied dans la tombe… Angèle, Kadi, Donatienne, Barakissa, Mireille… Mortes pour avoir vécu là où décider d’avorter c’est avoir presque les deux pieds dans la tombe… Albertine, Mama, Maïmouna… Mortes pour avoir été femmes : mortes sous les coups de leurs compagnons… Jacqueline, Esperanza… Mortes pour n’avoir plus eu la force de vivre une vie grevée des séquelles des abus sexuels subis…

A quoi sert de vous tordre de douleur mes mains ? Serrez donc les poings. Et levez-les ! Le combat n’est pas fini.

Marie-Laure Deneffe Dobrzynski, sage-femme, volontaire à l’international pour Médecins du Monde depuis 2002

 

4 Commentaires

  1. Merci Marie-Laure pour ce texte bouleversant qui me touche profondément. Merci à MdM de nous avoir permis ces Gros Maux. Mon texte “Les sans Retour” a été primé dans la catégorie poème. Bonne continuation et prenez soin de vous Stéphane

  2. Merci beaucoup pour ce partage! Un témoignage poignant qui raisonne comme un signal d’alerte… qui donne envie de crier d’injustice … Bravo pour ce si beau texte . Anne-Gaëlle Sery Sage-femme à Lille

  3. Merci Marie Laure pour ce témoignage à la fois poétique et tellement émouvant .La mort d’un enfant faute de soins n’a pas de justification, n’a pas d’explication à hauteur humaine .
    Merci , Marie Laure , d’avoir choisi tes mains pour rendre témoignage , les mains d’une sage -femme habituées à l’éveil de la vie , tellement impérieux , que sa défaite ne se peut comprendre au registre des mains .
    Merci Marie Laure , je range ce texte à côté du film de Sebastia Salgado , “Le sel de la terre”, dont il a la force de dénonciation , et partage la sombre beauté.
    Bernard

  4. Merci… pour cette foi en la vie, pour cette mission que vous menez corps et âme.
    Je suis très émue et trouve peu de mots.
    L’envie de vous y accompagner me brûle mais je n’ai pas de compétences médicales!
    C’est comme un appel.
    J’accompagne des mamans à l’hôpital Jeanne de Flandres au service de néonatalogie pour qu’elles trouvent encore la force d’allaiter et d’avancer au jour le jour vers un avenir incertain, j’espère toujours savoir les écouter et surtout leur apporter. Je suis passée par là mais les situations sont tellement différentes.
    Les mots, les regards, le temps suspendu…
    Merci, vraiment pour cet écho.
    Il n y a pas de hasard dans les rencontres.
    Mélanie Delplanque
    Enseignante à l’école Saint Vincent

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