Médecin généraliste en pratique libérale, je me suis porté volontaire pour une mission à Calais. Je suis arrivé en me posant bien des questions sur les conditions du travail futur à accomplir .
La jungle de Calais se trouve à 7 km du centre ville, en direction de Gravelines , le long de l’autoroute, et s’étend sur une surface de 40 Ha sur un terrain sablonneux, planté d’oyats et d’épineux . Au départ, il y a un centre de services pour les migrants, commandé par l’Etat, géré par des professionnels, dans un ancien centre aéré de la ville, « le centre Jules Ferry », avec douches et sanitaires, distribution d’un repas par jour, d’une capacité de 300 personnes. Aujourd’hui les migrants sont 2 à 3000, installés autour de Jules Ferry dans des abris précaires ou des tentes.
Constatant que les besoins médicaux et sociaux de cette population n’étaient pas assurés, l’association Médecins du Monde a mis en place une grosse intervention depuis le début de l’été, avec 3 autres associations humanitaires[1], intervention qui comporte des lieux de soins et de suivi au centre même de la jungle.
Ces lieux se composent de 2 tentes pour l’accueil et le tri de patients : ils sont orientés, soit vers le médecin, soit vers l’infirmière, et il y a 3 petits chalets en pin, 2 pour les médecins, 1 pour les soins infirmiers. Les soins ont lieu de 10h le matin à 17h30 le soir, avec une petite coupure le midi. On peut manger un sandwich sur place ou retourner à la base.
Les locaux de Médecins du Monde sont situés à Calais, en ville, 7 rue des Thermes,en face du Lavomatique. Ces locaux sont partagés avec l’association « France Terre d’Asile ». C’est là qu’on se retrouve le matin à 9h et le soir après 18 h pour le briefing et le débriefing. On ne se rend jamais à la jungle par ses propres moyens, mais toujours avec le minibus marqué par le sigle de MdM.
Les bénévoles se composent de 2 à 3 médecins, actuellement Jean-François (du sud ouest) et Bernard ( de Lille ) qui sont proches de la retraite, et puis Andy qui est un jeune pédiatre qui vient d’Angleterre. Les infirmières (2 ou 3) sont belges, allemandes, ou lyonnaises. A cela s’ajoutent les médiatrices, qui vont sur le terrain à la rencontre des migrants, des psychologues, d’une kiné et de 2 ou 3 interprètes. Çà fait une quinzaine de personnes à quoi il faut ajouter les salariés permanents de MdM (Emmanuel, Cécile, Chloé, Aurélie …)
J’ai été frappé par le sérieux et l’engagement de ces intervenants, jeunes pour la plupart, soucieux avant tout que leur action apporte une aide concrète et efficace aux migrants. Et par le souci d’économie de chacun, afin qu’aucune ressource ne soit gaspillée .
Une consultation médicale dans la « jungle » ne ressemble pas tout à fait à une consultation classique. On va chercher le patient sous la tente 2, et on l’invite à entrer dans le chalet et à s’asseoir. Le dialogue se déroule en anglais 1 fois sur 2, ou avec l’aide d’un interprète arabe, ou autre. Le patient arrive avec une fiche de consultation remplie par l’infirmière avec son état-civil, son âge, son pays d’origine, les constantes mesurables : TA, pouls, température et le motif apparent de la consultation .
Le médecin doit remplir une autre fiche avec : nom, âge, origine, sexe, projet (passer en Angleterre, demander l’asile en France etc ..), diagnostic, traitement, lien de la pathologie avec les conditions de vie dans le bidonville, avec la tentative de passage en UK , avec un conflit avec la police, etc.) et le caractère éventuellement contagieux. Le médecin note aussi le traitement donné, et le transfert éventuel à la PASS [2], ou aux urgences de l’hôpital de Calais. On ne rédige pas d’ordonnance, on donne soi-même les médicaments de base entreposés dans des casiers transparents, qu’il faut réapprovisionner chaque jour. Le médecin est en même temps pharmacien. Et les médicaments, ainsi que tout le matériel, ne restent pas dans les chalets . Chaque soir, on les transporte dans un entrepôt à Dunkerque et on les ramène le matin. Il en est de même pour les documents utilisés qui sont tous ramenés à la base, ce qui ne va pas sans poser des problèmes d’organisation pour que chacun retrouve « ses affaires » ; il faut être vigilant ! Cela peut paraître beaucoup de travail administratif, mais l’action de soins n’est pas isolée : il s’agit de « Soigner et Témoigner » et les données recueillies vont servir à alimenter le plaidoyer en direction des autorités. L’action de soins n’est d’ailleurs pas prévue pour être pérenne, elle dure en principe jusqu’à septembre.
On entame la consultation en saluant le patient par une chaleureuse poignée de main, en le regardant bien dans les yeux, ce qui favorise l’apparition d’un sourire chez ces migrants qui ont souvent une mine résignée : « How are you ? » «Fine, and you ?» «Ok ! »
On se présente: «I’m the doctor, Bernard, and she is the nurse, Katrin» quand l’infirmière est là.
« What can I do for you ? »
On s’arrange pour être directement au contact du patient, sans mettre un bureau en interposition.
On examine le patient, on va chercher les médicaments, on remet au patient dans une pochette en plastique la boite de paracétamol ou d’antibiotique ou d’AINS, etc. et surtout on explique, on explique longuement, les migrants ont besoin d’être rassurés : « It’s not dangerous, it’s a virus… you will be safe in a week , etc. »
Si le patient ne parle pas l’anglais, on essaie de trouver une interprète disponible (elles sont formidables !)
Les pathologies rencontrées :
♣ Traumato : souvent liées aux longues marches, les chutes de grande hauteur, aux tentatives pour passer au-dessus des clôtures, récemment rehaussées de frises de barbelés pourvus de lames de rasoir, les « concertina », les tentatives pour se glisser dans les camions ou dans le train au tunnel
♣ Pieds : ampoules, entorses, plaies, entorses de genoux , lombalgies, plaies des mains ( déchirures, lacérations par les barbelés). Les migrants qui ont traversé à leur risque et péril la Libye ( avec ses bandes de rançonneurs et une « police » coupable de mauvais traitements ), puis la Méditerranée (en canot pneumatique souvent), puis l’Italie et la France du sud au nord, sont déterminés à passer coûte que coûte , souvent pour rejoindre de la famille ou un ami en Angleterre.
♣ Dermato : furoncles, impétigos, eczémas, intertrigos mycosiques liés aux mauvaises conditions d’hygiène, et surtout la gale, qui mérite un développement spécial : Stromectol et /ou Spregal , et pour les vêtements A –Par, à pulvériser dans un grand sac poubelle avec la literie, et à laisser fermé au moins 8 heures. Mais parfois les migrants n’ont pas de vêtements de rechange donc on peut les orienter au centre Jules Ferry pour en obtenir.
♣ On peut voir une quinzaine de cas de gale par jour : « Are you scratching ? » On note la localisation sur la jungle des malades, par secteur, et si c’est une gale « importée» (depuis moins d’un mois ) ou contractée au camp.
On pourrait peut-être tourner une petite vidéo en arabe avec les conseils et une démonstration de la CAT qu’on pourrait montrer aux patients sur nos tel ou ordi portables, pour davantage d’efficacité. Car la gale s’ajoute à toutes les misères organiques et liées au déracinement (psy), et contribue fortement à miner le moral de nos migrants. La gale est aussi responsable de lésions génitales, chancres, « historiques ».
♣ Respiratoire : pour les migrants, même en ce moment il fait froid à Calais, on les voit souvent arriver avec des capuches et des pulls, s’ils en trouvent. Ils sont affectés de rhinopharyngites, de bronchites … En cas de bronchite traînante, on les envoie à la PASS pour éliminer une bacillose ou HIV.
On rencontre pas mal de cas d’asthme : Ventoline Sérétide, on leur fait la démonstration des sprays qu’on leur remet.
♣ Un cas de pyélonéphrite, une possible torsion du testicule, un souffle cardiaque, un épileptique sans traitement, quelques hernies, une HTA liée à un hyperaldostéronisme primaire (hospi de 15 jours), un cas de palu transféré par le SAMU (des journalistes néerlandais présents ont filmé la scène).
♣ On rencontre étonnamment peu de pathologie digestive.
♣ Gynéco : tests de grossesse, suivi de grossesses à la PASS, accès éventuel à l’IVG, contraception.
♣ Psychiatrie : stress post-traumatique et lié au déracinement. Les migrants, souvent d’un bon niveau d’éducation, urbanisés, sont parfois choqués d’arriver sur le bidonville de la jungle avec des conditions d’abri et d’hygiène misérables, tel ce jeune érythréen de 20 ans pris en charge le vendredi soir, au moment où l’on allait quitter le camp.
Les patients sont jeunes pour la plupart, de 6 ans à 40 ans. Les plus nombreux , des Soudanais, j’en ai vu avec le bras droit sectionné au-dessus du coude , et ce n’était pas un accident.
Puis viennent les Erythréens qui ont un type «occidental» et sont souvent de confession chrétienne. Chez eux, le service militaire peut durer 10 ans. Les femmes sont nombreuses dans cette communauté . L’une d’entre elles, 23 ans, me disait qu’elle avait laissé son enfant de huit ans au pays et qu’elle espérait pouvoir le faire venir. Une autre, que son mari était quelque part en Libye. Une autre, qu’elle n’avait plus de nouvelles de la famille… La petite fille iranienne de 6 ans, avec de si beaux yeux, était orpheline de mère : elle avait mal au ventre et vomissait…
Ensuite les Afghans : en particulier ceux qui ont travaillé pour les ambassades étrangères, dont la France et l’Allemagne (certains parlent français ou allemand) et qui sont maintenant ciblés par les talibans comme collabos à abattre .
Enfin les Syriens, qui sont relativement peu nombreux : le Liban ou l’Allemagne leur accordent un généreux droit d’asile. Comme on dit, ils ont tout perdu : leur famille est disséminée un peu partout, mais il leur reste l’avenir .
Un tchadien, un palestinien, un iranien, j’ai été surpris de constater le petit nombre de pays « représentés » dans le bidonville.
La presse est présente tous les jours dans la jungle . On a pour consigne de ne pas leur donner d’informations, mais de les orienter vers le service de presse de MdM. En cas d’agressions, il est recommandé de plier bagage et de revenir aussitôt à la base, mais on ne s’est jamais senti en insécurité.
Au total, expérience extrêmement positive, tant pour le travail en équipe (les médecins sont placés au même rang que tous les autres soignants , c’est la démocratie sanitaire) que pour la rencontre avec les migrants, qui nous auront beaucoup appris de la vie .
[1] Solidarité Internationale, Secours Islamique, Secours Catholique
[2] Permanence d’accès aux soins de santé : consultation de soins primaires, et accès au plateau technique si nécessaires, organisée par le centre hospitalier pour les personnes n’ayant pas de couverture sociale, sur un budget MIGAC, donc Etat.