Dessin avec encre et caseïne : www.hanslemmen.nl
La fourmi, le chat, le vieil homme et le jeune réfugié
Je me tenais immobile sur le pli du pantalon à la hauteur de son genou. C’était la fin de la matinée et la lumière était douce. Dans cette clarté pâle du printemps, il s’était assis face à la mare et semblait observer une grenouille sur une feuille de nénuphar. Mais à y bien regarder, ses yeux erraient plus loin vers la terre fumante et noire du jardin qu’il venait de bêcher. Je rentrais avec mes compagnes lorsque je l’ai aperçu au détour de l’allée, à l’angle de la glycine qui commençait à bourgeonner. Il semblait fourbu, il avait du beaucoup travailler et ses genoux lui faisaient mal. Il s’était dirigé vers le banc en bois près de la mare, s’y était laissé tomber lourdement en saisissant la thermos de thé vert à la menthe dont il avala lentement plusieurs gorgées en soufflant dessus car il était brulant. Derrière le banc, il y avait un massif de buis à l’odeur prégnante d’urine de chat dans lequel se dissimulait l’entrée de notre fourmilière. Rapidement, il a été encerclé par les membres de notre colonie, non pas tant en raison du danger qu’il pouvait représenter, il n’y avait rien de menaçant dans son comportement, mais pour les odeurs qu’il transportait avec lui. Alertées, nous nous sommes précipitées au dehors pour découvrir dans l’ourlet défait de son pantalon qui pendait sur ses sabots en caoutchouc, des miettes de pain accrochées dans les fibres du velours côtelé et, sous la semelle crantée dont une partie était accessible, un agglomérat de graines, des restes de carapaces de crustacés, des morceaux de coquillages et des débris végétaux du compost qu’il avait du mélanger à la terre. Sans tarder, nous nous sommes employées à détacher cette manne pour la porter en lieu protégé.
Il se prit la tête dans ses mains, s’essuya le front et nettoya ses lunettes grossièrement avec un pan de sa chemise qui pendait sous sa veste. J’avais commencé à grimper le long de son pantalon, fidèle à ma réputation d’être une des plus intrépides. Profitant du maillage distendu du velours de cette veste râpée, j’en ai escaladé la paroi intérieure recouverte d’une doublure sale et usée. Cela ne m’a pas coûté un grand effort et j’ai pu continuer à mon gré, d’autant qu’il semblait accaparé par la fatigue et la douleur de ses genoux. Mon ascension, dérangée par le fait qu’il épousseta deux fois une manche de sa veste, me ramena, quand il baissa à nouveau la tête dans ses mains, à l’endroit où la veste recouvrait son genou le plus sensible. Il le massait machinalement par instant, manquant m’écraser à plusieurs reprises ; mais j’ai pu m’en sortir indemne et me réfugiai le long d’une couture d’une poche intérieure. Il écarta sa veste pour se saisir dans cette poche de deux pipes en écume aussi vieilles l’une que l’autre et d’une blague à tabac. Il examina ses pipes, en choisit une. Il tapa la pipe contre la semelle d’un de ses sabots ce qui entraina la chute sans qu’il s’en rende compte, de plusieurs de mes congénères ; puis la bourra d’un tabac fort et parfumé qui couvrit un instant l’odeur de la terre humide. Il s’employa à l’allumer en tapotant avec son index l’orifice du foyer, puis essuya les traces de cendre de son doigt sur son pantalon, non loin de l’endroit où je me trouvais. Cette opération terminée, il se tint tranquille et j’ai pu me poser un instant à l’endroit où je venais d’échapper à l’écrasement.
Je le voyais, et le ciel au dessus de lui à travers les branches et les feuilles naissantes du bouleau pleureur qui couvrait le bord de la mare. Il ouvrait la bouche régulièrement pour expulser la fumée qu’il absorbait machinalement. Il portait son regard au loin mais ses yeux semblaient dans le vague. Le chant répétitif du coq d’un voisin l’agaça, ce n’était pas l‘heure pensa t-il. Quand va t-il s’arrêter ? S’arrêter, s’arrêter, il l’articulait pour se convaincre et la variation des ondes de ses paroles était empreinte de colère, cependant tempérée par le ton feutrée de sa voix. De nouveau, il s’essuya le front et rejeta ses cheveux en arrière entre ses doigts, il perdait des cheveux depuis quelque temps constata t-il. Cette occurrence désagréable sembla l’attrister. Il ralluma sa pipe qu’il avait laissé s‘éteindre, non sans avoir auparavant bourré le tabac consumé avec son index qu’il essuya sur son pantalon, toujours aussi près de l’endroit où je me trouvais.
Je me suis faufilée dans une étroite déchirure du tissu et je suis remontée le long de sa cuisse, guidée par l’odeur de ses organes sexuels. Passant sous l’échancrure de sa chemise, j’ai trouvé une surface nouvelle cotonneuse. J’avais quitté la lumière du jour pour avancer dans les cavités sombres de ses sous vêtements. Il faisait chaud. Une atmosphère fétide et fruitée à la fois, laissait deviner, à travers l’humidité et la sueur de son corps, les senteurs si caractéristiques des humains. Prenant appui sur les plis qui se présentaient à moi, slalomant entre les courbures, j’ai pu, après une longue et harassante montée, gênée par un foulard grossièrement noué, ressortir de l’obscurité en suivant la couture de son col, depuis la base de la gorge jusqu’au sommet de son cou, à l’endroit où les deux mâchoires se rejoignent. Il se gratta la barbe et la moustache encore humides de sueur ; je savais par expérience que des restes de nourriture pouvaient s’y cacher mais je ne m’y aventurais pas, craignant d’être écrasée. Je choisis de rejoindre la main qui s’attardait sur sa joue. Au loin des corneilles croassèrent et un chien aboya. Il leva les yeux, toujours autant dans le vague.
J’étais remontée le long de ses phalanges pour atteindre la paume de sa main. Il y avait des traces de terre sur les câles à la racine des doigts. C’est alors qu’il prit conscience de ma présence et se mis à m’observer curieusement comme s’il pensait à autre chose. Il pouvait m’écraser à tout moment, mais il ne le faisait pas. Il me retourna en me faisant rouler avec un doigt pour s’assurer que je ne piquais pas et il me garda dans sa main. Il semblait avoir « la tête ailleurs ».
Je perçus que l’homme était perdu dans ses pensées, tendu vers une autre fourmilière, humaine celle là, derrière la frontière grillage de Melilla. Il se mit à réciter intérieurement. Melilla « la blanche » en berbère, ville autonome espagnole située sur la côte nord-ouest de l’Afrique dans le Rif oriental, en face de la péninsule ibérique, formant une encoche dans le territoire marocain. Administrée en tant que partie de la province de Malaga avant le 14 mars 1995, c’est depuis une ville autonome, au statut assez proche de celui d’une communauté autonome espagnole. Melilla est revendiquée par le Royaume du Maroc.
C’est un port franc depuis la fin du XIXe siècle ; la ville a perdu toutes ses industries après 1956 ; « l’année où nous sommes partis » murmure l’homme, dans la langue de son enfance. Actuellement c’est surtout une place commerciale. Le commerce transfrontalier (légal ou de contrebande) constitue une autre source importante de revenus. Le secteur tertiaire représente sa principale activité économique (secteur bancaire, transports, administrations locales ou nationales). Les estimations de 2007 chiffrent sa population à 72 000 habitants. Cependant des centaines de migrants africains, pour la plupart jeunes, essentiellement d’origine subsaharienne s’agglutinent derrière la frontière barrière et attendent le moment propice pour l’escalader. Ce sont ceux qui n’ont pas ou plus d’argent pour payer les passeurs qui font traverser le détroit en bateau. « Nous y voilà », continue t-il.
La barrière de Melilla ou Valla de Melilla (en espagnol), est une barrière physique de séparation entre le Maroc et la ville autonome espagnole de Melilla, sur la côte africaine. Son but est d’arrêter l’immigration illégale et la contrebande. Cette barrière qui a coûté 33 millions d’euros se compose de 12 km de clôtures parallèles de 6 mètres de hauteur, couronnées de barbelés. Des postes de surveillance sont répartis le long de la barrière et des routes entre les clôtures permettent le passage des véhicules de surveillance de la Garde civile espagnole. Un réseau de câbles souterrains est relié à des capteurs électroniques de bruits et de mouvements. La barrière est équipée de systèmes d’éclairage de forte puissance et de caméras vidéo de vision nocturne. La hauteur des clôtures a été portée à 6 mètres en raison de tentatives d’immigration de masse en 2005, à proximité du mont Gourougou.
Le Maroc a émis des objections à la construction de la barrière, car il considère Melilla comme une portion occupée du territoire marocain et demande son rattachement au Maroc depuis son indépendance en 1956. «Après, nous sommes allés à Tanger » ajouta l’homme dans la langue de son enfance, « tant qu’elle est restée zone franche, jusqu’en 58 ». Il se souvient que du haut du cap Spartel, près du phare, au bout de la ville, par temps clair, on aperçoit Gibraltar. Le détroit du même nom est l’une des voies clandestines qu’empruntent les migrants qui payent des passeurs pour atteindre le monde occidental sur « des pateras » sorte de barques de fortune, à fond plat. L’homme se souvient qu’à l’époque, des cargos débarquaient au large du matériel clandestin sur les frêles embarcations affrétées par les commerçants du souk. Si l’on reste longtemps en haut du cap Spartel, quand le soleil se couche, ou si l’on y vient tôt quand le soleil se lève, on distingue à fleur de lumière la ligne qui sépare la mer Méditerranée de l’océan Atlantique. Vert à l’ouest, bleue à l’est. Ligne de séparation et ligne de rencontre ; on dit dans la mythologie grecque, que le détroit de Gibraltar est le dixième des douze travaux d’Hercule, celui des colonnes qui symbolisaient la frontière entre le monde civilisé et le monde inconnu. Frontière mobile, ligne de séparation, entre deux eaux, celles qui sont prétendues calmes et plates de la Méditerranée et celles qui sont réputées véhémentes et fortes de l’Atlantique. Enfant, l’homme était intrigué par cette ligne, entre deux eaux ; comme il était intrigué par sa double appartenance.
En octobre 2005 plus de 700 immigrants d’origine subsaharienne tentèrent de franchir la barrière pour pénétrer sur le territoire espagnol. Plusieurs d’entre eux furent tués par les forces de sécurité espagnoles. Un cimetière, aux tombes anonymes pour certaines, borde la barrière d’un côté ; de l’autre un golf. Des ONG internationales ont accusé le gouvernement marocain d’avoir déporté des centaines de réfugiés dans le désert du Sahara sans nourriture ni eau en 2006.
Au cours des années suivantes, se produisent diverses tentatives de passage en force de la barrière par des groupes plus ou moins nombreux de migrants. Le 28 février 2014, plus de 200 migrants originaires d’Afrique subsaharienne franchissent la barrière et sont admis au Centre d’accueil temporaire pour immigrés de Melilla.
Il a du passer à ce moment là, et sa vie est hantée par les cadavres dont la puanteur abjecte saisit avec une violence telle qu’on s’en trouve étourdi. Le sang et la chair morte qui pourrit laissent des traces indélébiles. C’est un homme jeune d’à peine 16 ans, originaire de Centrafrique, que l’homme reçoit depuis quelques temps. Il lui parle de cela, de cet étourdissement envahissant à la pensée des cadavres, des insectes qui bruissent, affairés autour de la chair morte ; des chiens errants qui rodent et se battent pour des morceaux convoités ; de son dégout pour la nourriture et de cette oppression à la poitrine qui le saisit par moments, surtout quand il s’endort. Crise d’angoisse, pense l’homme. Il est sur le « qui vive », se méfie, hésite à se lier, tant tout autre peut devenir hostile. Petit à petit, sortant de la plainte, il va en dire un peu plus ; avec précaution et méfiance cependant.
A Bangui, la plaie du monde contemporain se déchaine, « les petites différences » manipulées et exacerbées par des politiciens assoiffés de pouvoir, d’argent et de contrôle des ressources éventuelles ; « les petites différences » qui se transforment par la violence en conflit inter communautaires. Lui serait chrétien, les autres musulmans mais ils vivaient jusque là mélangés, surtout dans l’académie de football où il espérait qu’un recruteur européen le remarque. Le quartier où il habite fait l’objet de pillage et de meurtres. Ils ont fui, avec sa mère et ses deux sœurs au Cameroun. Peu après, l’annonce de la mort du père ramène la mère et les sœurs en Centrafrique, « mais ce n’est pas mon père », dit-il. Alors, il reste et très vite n’ayant plus de nouvelles de sa mère, il se lie à des passeurs qui l’aident à rejoindre une espèce de caravane migrante qui remonte vers Algérie via le Niger. Il dit avoir emprunté des trains et des voitures. À la frontière entre le Niger et l’Algérie, on lui fait rencontrer «un hadji » (un musulman ayant effectué le pèlerinage à la Mecque) qui facilite le voyage des clandestins vers l’Algérie. Il fallait payer. L’homme n’a pas demandé comment il s’était procuré de l’argent, mais le jeune homme a dit qu’alors, il est devenu musulman. Il est vrai que le jeune homme s’est présenté avec deux prénoms, d’origine différente, ce qui avait étonné l’homme dans un premier temps. Mais en y repensant maintenant, l’homme sourit de cette capacité d’adaptation rapide à une situation préoccupante pour la suite du périple entrepris. Dans une époque très ancienne un roi de France très contesté avait bien accepté une messe pour conserver Paris.
«On nous a embarqués dans une camionnette. On était 25 ou 30. Le chauffeur faisait des détours pour éviter les contrôles. Puis, il nous a débarqués. Une autre camionnette est venue nous chercher. Et comme cela plusieurs fois sur le parcours. Aux trois quarts du désert, un chauffeur nous a abandonnés.» Le jeune homme forme alors un groupe avec six compagnons, trois femmes et trois hommes. Ils marchent pendant une semaine en direction de Tamanrasset. En deux jours, leur maigre réserve d’eau et de tapioca est épuisée. L’eau surtout, le jeune homme insiste sur l’eau qui manquait. «Une fille est tombée, les yeux ouverts. Elle ne bougeait plus. On a essayé de la ranimer pendant trois heures. Avec la chaleur, elle commençait à puer. On a creusé le sable avec nos mains pour l’enterrer. Deux jours après, un autre garçon est tombé».
À bout de forces, ils arrivent à Tamanrasset, échouent dans un drôle d’endroit à l’écart de la ville où campent des africains pourchassés par la police algérienne. Là, le jeune homme est confus ou imprécis, l’homme ne sait pas quoi penser de ces lambeaux de récit, évite de poser des questions mais se doute qu‘il y a des choses qui ne peuvent se dire, comme les services que le jeune homme a probablement du rendre pour pouvoir accomplir ce périple. Ce qu’il comprend c’est qu’il a trouvé une protection pour arriver à Alger. L’homme sait aussi que la région est particulièrement traversée par des convois de trafiquants de drogues et d’armes mais aussi par des groupes terroristes.
A Alger, il erre, dort dans la rue, mendie, et finit par s’agglutiner à une bande qui lui fait détruire ses papiers pour passer au Maroc. Clandestin, il s’approprie le rêve fou des autres : aller en Europe ! Le sien, footballeur, le fait rêver de Madrid, Barcelone, Paris. Mais pour l’instant, de Maghnia, il passe à Oujda par des chemins improbables qui le mène finalement à Rabat, où il hésite à se faire rapatrier, mais il n’a plus de papiers. Finalement clandestin, comme tant d’autres, il se rend à Nador, où dans la forêt de Gourougou, « la brousse », comme on dit là-bas, il découvre d’autres jeunes hommes, comme lui, aussi hagards, dépenaillés, affamés, vivant sous des abris de fortune, de bâches tendues entre des branches, camps improvisés par une fourmilière humaine, organisée cependant pour préparer le prochain assaut collectif de la barrière de Melilla. L’homme se dit que la barbarie de ce monde lui était apparue et qu’à partir de ces jours de tueries et de pillages à Bangui, il n’avait cessé de rêver au jour où il pourrait fuir ; mais il ne savait pas encore ce qui l’attendrait. Le récit de l’évasion 3 mois après son arrivée va bouleverser l’homme intérieurement, car ce qu’il comprend du récit du jeune homme, c’est que c’est l’effet du nombre qui va déborder la Garde civile espagnole. « La frappe », comme ils disent, marée humaine qui s’élance, se jette sur le grillage au petit matin, où chacun joue sa propre partition, certains montant sur d’autres accrochés, éreintés par l’effort ou blessés à ne plus pouvoir escalader. Et puis on bascule de l’autre côté, en se jetant des 3 derniers mètres. De l’autre côté enfin, on l’amène à Malaga, puis Madrid où gêné par la langue dit-il, qu’il ne comprend pas, il trouve une opportunité pour venir en France. Mais là encore, il reste discret sur ce dernier périple. L’homme se souvient que quelques années auparavant, un autre jeune homme semblable à celui-ci, ayant probablement retrouvé une certaine sécurité, était revenu le voir plusieurs mois après leurs premières rencontres pour mettre des mots sur ce qui n’avait pas pu être dit, dans un premier temps ; d’autres mots, « et la combinaison de quelques mots suffit parfois à orienter notre vie, car il y a toujours une part de vérité dans les mondes qu’on invente », murmura l’homme. Il ajouta : « nous faisons un travail de fourmi », et moi, au creux de sa main, je me sentis fière d’être ainsi valorisée !
Là dans la grande ville où il vient voir cet homme car il souffre et il est inquiet de cette douleur à la poitrine, il attend qu’on lui accorde l’asile et s’ennuie et l’ennui n’est jamais fécond quand on doit se reconstruire. Il attend qu’un juge pour enfants le prenne en main. Il ne comprend pas pourquoi c’est si long. Il pensait qu’il aurait une vie meilleure mais au moins ici il n’y a pas de violences. Il n’aime pas la nourriture qu’on lui sert dans le restaurant social où il va manger. Il y a bien d’autres jeunes comme lui mais ils parlent des langues qu’il dit encore une fois, ne pas comprendre, à moins qu’il ne veuille pas les comprendre pour préserver les restes de son identité. De temps en temps, il joue au foot, mais on lui a dit qu’il était déjà trop vieux pour espérer être recruté dans une école de formation d’un club. C’est le temps de la désillusion et du rêve déçu ! L’homme sait qu’il faut maintenir le lien car le jeune homme pourrait bien s’évaporer dans une existence précaire de « sans-papiers », où l’immédiateté vaut pour règle d’existence. Il pourrait devenir invisible, ne plus compter pour qui que ce soit. Son projet, comme celui des autres migrants, se dérobe sur un malentendu qu’on perçoit dans la manière de raconter le monde et de se raconter soi-même. Aussi le récit des migrants raconte t-il le monde de la circulation des hommes, comme le monde de la globalisation raconterait celui de la marchandise. Je perçus que l’homme était sensible à la manière dont on traitait les migrants, comme si c’était une façon de révéler comment on pourrait traiter tous les hommes. Je me suis demandé si cet homme n’avait pas vécu dans sa propre enfance une expérience de migration. Il ajouta : « maintenant le récit des hommes se heurte aux frontières, alors que les marchandises circulent aujourd’hui au gré de leur fabrication la plus rentable ; on dit à ces hommes qu’ils ne peuvent prétendre aux mêmes droits, surtout s’ils sont porteurs de « la misère du monde ». C’est le discours de l’intolérance qui fonde la méfiance de l’autre et le repli sur soi » !
Une poule chanta après avoir pondu. L’homme pensa : « il faudra ramasser les œufs ce soir ».Son chat vint renifler la semelle du sabot puis se frotta sur les jambes. L’homme murmura quelques mots affectueux, puis avec sa main lui caressa la tête et le dos. Du coup, je me suis retrouvée coincé dans les poils du chat. L’animal s’éloigna et vint s’installer en position de guetteur sur une pierre au bord de la mare. Tous les jours il observait les poissons se demandant probablement comment il pourrait les capturer. « Mais voilà un prédateur qui devra accepter de se mouiller pour attraper sa proie ». L’homme soulagé, sourit en pensant cela, sachant combien les chats ont horreur de l’eau. Pour ma part, il fallait que je descende de là, ce n’était pas facile et j’étais loin de ma fourmilière, à moins que j’en trouve une autre ; mais était-ce possible ? La main de l’homme libérée de ma présence se saisit dans une poche d’une fiasque métallique dont il dévissa le bouchon en forme de gobelet. Il but à même l’ouverture et je perçus l’odeur forte de céréale cuite et fermentée de ce liquide ambré. Il ralluma sa pipe et s’éloigna en direction de sa maison.
Francis Maqueda
Novembre 2014