La chirurgie humanitaire à l’aube du 21ème siècle : constats, enjeux et perspectives

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 Une opération en Indonésie

Depuis ces vingt dernières années, l’assistance humanitaire internationale est confrontée à une question majeure : les Organisations non Gouvernementales (ONG) originaires des pays occidentaux conservent-elles leurs capacités à agir dans toutes les situations de crise ?

Les raisons d’une contraction de l’espace humanitaire sont multiples, au premier rang desquelles une insécurité notoire qui peut mettre en péril la vie des volontaires.
Les programmes chirurgicaux, souvent en première ligne dans les situations d’urgence et de crise, qu’elles soient liées à des conflits ou à des catastrophes naturelles, constituent un véritable prisme qui éclaire ces difficultés à la fois contextuelles, éthiques et opérationnelles qui ne peuvent trouver leur résolution qu’au travers de partenariats féconds avec les acteurs du sud.

Les difficultés à la mise en oeuvre de programmes chirurgicaux dans les Pays en Développement (PED) sont multifactorielles

Des volontaires de moins en moins disponibles

Dans les situations d’urgence, constituer une équipe chirurgicale complète qui comporte au minimum un chirurgien, un anesthésiste et un(e) infirmier(e) de bloc opératoire représente souvent une gageure.

La motivation des « French Doctors » pour partir en mission s’est émoussée au fil des ans pour plusieurs raisons : des problèmes sécuritaires qui ne vont qu’en augmentant, des sacrifices financiers qui ne peuvent plus être consentis en période de crise économique, un Internat devenu « de spécialités » – l’Examen National Classant – qui forme moins de chirurgiens ayant un profil généraliste cependant indispensable dans des contextes précaires. Pour faire face à cette dernière difficulté, certaines ONGs organisent des formations en interne, d’autres ont fait évoluer leur politique de recrutement en encadrant des chirurgiens juniors par des seniors.

En termes d’éthique, la chirurgie est une discipline « traceuse » qui tire l’action humanitaire vers le haut, mais attention aux dérives !

Dans des contextes précaires où l’on ne dispose pas des mêmes moyens que dans les pays développés, perdre ses repères est un risque, notamment pour les moins expérimentés. Or, sans pour autant imposer un modèle occidental inadapté aux conditions d’exercice, il y a de grands principes sur lesquels il ne faut pas déroger où que ce soit, notamment les règles d’asepsie et d’hygiène, la qualité des soins et la prise en charge post-opératoire.
Quand l’organisation et les systèmes qui sont attachés au parcours de soins sont défaillants, on assiste en effet à des dérives qui peuvent s’avérer dramatiques (1). L’acte chirurgical se doit d’être à l’équilibre entre la qualité des soins avant, pendant et après les opérations et un objectif quantitatif en adéquation avec un standard minimum qui permette de diminuer la mortalité (2).
Pour se prémunir contre les manques à l’Éthique, l’aide humanitaire, dans l’objectif à la fois de soigner et de témoigner, doit s’adosser aux principes fondamentaux que sont : la justice sociale, l’accompagnement des populations vulnérables dans leur émancipation, l’indépendance, et l’équilibre avec les partenaires et les bénéficiaires. Ces valeurs rassemblent les acteurs de Médecins du Monde (MDM) autour d’un projet humanitaire.
L’exemple du tremblement de terre de 2010 en Haïti illustre parfaitement la complexité de certains questionnements éthiques qui n’ont pas échappé à de nombreux médias : fallait-il recourir à tant d’amputations des membres dans l’incertitude quant aux possibilités d’appareillage par des prothèses chères et peu disponibles sans lesquelles tant d’unijambistes et de manchots ont été mis au ban de leur société ? Inversement, le traitement de ces membres fracassés aurait-il dû être plus « conservateur » mais au prix d’interventions itératives, parfois lourdes et aux résultats fonctionnels aléatoires, sans connaître les capacités de leur prise en charge ni d’évaluation de leurs résultats après le désengagement de l’assistance internationale ?

 Une équipe chirurgicale en Ethiopie

En termes opérationnels, de gros enjeux de santé publique se jouent autour de la chirurgie

En effet, deux milliards d’individus, majoritairement dans les PED, n’ont pas accès à des soins chirurgicaux qui pourraient sauver leur vie (3)
Dans ces pays, les conditions précaires et préalablement déstructurées constituent une difficulté supplémentaire pour la mise en place d’un programme sanitaire, à fortiori quand il s’agit de chirurgie qui, en règle, est plus demandeuse que d’autres disciplines en ressources humaines, en approvisionnements et en réhabilitation logistique. Pour répondre à l’urgence, toutes ces difficultés sont majorées par la contrainte de l’accélération du temps.
Les conséquences financières de ce renforcement de capacités nécessaire à la qualité des soins chirurgicaux sont certes à prendre en compte mais elles doivent être mises en perspective avec certains programmes, notamment dans les urgences qui, en suscitant l’émotion, attirent fortement les dons, comme par exemple ce fut le cas pour les tremblements de terre de janvier 2010 en Haïti et plus récemment au Népal en mai 2015.
Dans ces situations d’urgence, pour que la réponse de chacun soit en adéquation avec ses capacités opérationnelles, la question se pose à trois niveaux : faut-il faire, comment le faire, pour qui le faire ?
Pour pouvoir opérer de gros blessés, certains organismes soit interviennent sous tente dans des hôpitaux de campagne, soit équipent lourdement des hôpitaux nationaux avec, dans les deux cas, des équipes expatriées qui interviennent de façon autonome. D’autres, comme MDM, n’ont ni la volonté ni la capacité d’agir de la sorte, et privilégient « les urgences autrement » en unités mobiles. Ces unités sont majoritairement constituées par des acteurs locaux qui délivrent des soins de base en allant vers les communautés qui sont isolées et exclues du système de l’aide soit parce qu’elles n’ont pas la possibilité géographique ni économique d’accéder aux structures de santé soit parce que ces dernières sont détruites ou leurs capacités débordées par l’urgence. Dans cette configuration, seuls les blessés légers peuvent bénéficier de soins qui, pour la plupart, relèvent de la médecine générale.
Ces modalités opérationnelles sont bien-sûr complémentaires, mais entre ces deux extrêmes, un gros travail reste à mener sur les nombreux blessés intermédiaires qui sont trop graves pour des unités mobiles mais qui ne le sont pas assez pour être référés vers des structures nécessitant des équipements plus lourds. A la condition d’un tri rigoureux, la prise en charge de ces patients est possible sur un mode « ambulatoire » qui associe une anesthésie de courte durée, des gestes chirurgicaux simples relevant pour la plupart de la chirurgie orthopédique et traumatologique, comme par exemple la réduction et l’immobilisation de fractures, et un retour chez soi quelques heures plus tard, permettant ainsi d’éviter la saturation des capacités d’accueil.
Sur le long-terme, pour faire face à la pénurie de personnels soignants dans les PED, les programmes chirurgicaux n’ont de sens que pérennes : il faut qu’ils se sortent d’une logique de substitution exclusive pour s’adosser à de la formation comportant du transfert de compétences du nord vers le sud qui a vocation à devenir sud-sud après formation de formateurs. Quand elles existent, coopérer avec les universités est indispensable afin que ces formations puissent être validées et reconnues.

L’intégration de missions de formation à la Césarienne dans le continuum de soin de certains programmes en santé sexuelle et reproductive permettrait de sauver non seulement la vie de plus de 250.000 femmes par an en Afrique et en Asie, mais en fait deux vies, celle de la mère et celle de son enfant (4)

Dans un monde multipolaire qui se globalise, l’image renvoyée par les organismes occidentaux conditionne pour beaucoup l’acceptance par les pays du sud

Les partenariats et les alliances entre le nord et le sud sont multimodaux et à tous les niveaux. Pour qu’ils soient « gagnants-gagnants », ils doivent être équilibrés et harmonieux, ce qui suppose le respect de trois principes qui en appellent à la question des responsabilités partagées : la construction d’un bien commun, la confiance et l’interdépendance.
Les partenariats avec d’autres ONG du nord sont fondés sur une complémentarité d’expertise. Ainsi, par exemple, en cas de catastrophe naturelle, des mesures logistiques d’accès à l’eau potable et d’hygiène des sites d’hébergement des populations déplacées sont indissociables de soins préventifs et curatifs d’infections tant locales au niveau des plaies, qu’épidémiques, telles le choléra.
Les alliances avec les autorités locales sont à visée synergique et opportuniste. Sur le terrain, ces partenaires sont « nos yeux et nos oreilles », notre Sésame qui facilite l’action humanitaire et ils peuvent être source d’informations sécuritaires vitales.
En cas d’urgence, c’est en lien avec les autorités de santé qu’il faut prendre en charge non-seulement les victimes directes, mais aussi les populations marginalisées par le débordement des capacités de systèmes de santé déjà fragiles, les grossesses à risque par exemple.
Ces partenariats dans les urgences constituent également une opportunité supplémentaire pour inscrire la chirurgie dans la durée, dans la post-urgence puis dans la reconstruction (chirurgie plastique de recouvrement des plaies, chirurgie des séquelles de fracture etc.).
Enfin, le partenariat avec les associations locales et la société civile conditionne pour beaucoup la pertinence, la réussite et la pérennité de l’aide. Les compétences techniques des équipes sont certes nécessaires mais elles ne sont pas suffisantes sans une approche « chirurgico-sociale ». Les programmes chirurgicaux n’ont en effet de sens que s’ils s’inscrivent durablement dans une forte composante communautaire à la fois de sensibilisation, notamment sur l’accès aux soins, mais aussi de réinsertion psycho-sociale de populations préalablement mises au ban de leur communauté, par exemple, ces femmes opérées de fistules obstétricales, ces enfants opérés de becs de lièvre.

En définitive

Dans les PED, les programmes chirurgicaux ne peuvent être mis en oeuvre qu’en assumant certains risques dans un espace humanitaire de plus en plus contraignant, sachant qu’il est très difficile de savoir jusqu’où placer le « curseur sécuritaire ».
En urgence il faut s’occuper à la fois des victimes directes et des victimes collatérales en s’inscrivant dans la post-urgence et dans la reconstruction.
Sur le long-terme, la chirurgie a toute sa place dans un modèle médico-social pérenne adossé à des formations nord-sud amenées à devenir sud-sud.

Cette stratégie est indissociable de partenariats et d’alliances avec le sud fondés sur « les trois E » : Équilibres, Éthique et Émancipation.

Souvent acteurs « en première ligne », les chirurgiens peuvent être des accompagnateurs du changement social en gardant un fort ancrage communautaire, en témoignant de ce qu’ils voient et en dénonçant l’intolérable.

Références

1. Lassalle X. Dérives Chirurgicales ? Messages MSF N°142 : 28-29.
2. Albisson F, Dussart C, Margery J. Éthique chirurgicale en situation précaire – Réflexions sur une expérience personnelle. 2008:215-24. doi:10.3166/sdm.11.1-2.215-224. http://sdm.revuesonline.com/article.jsp?articleId=11204.
3. Berman P. Health sector reform: making health development sustainable. Health Policy.1995;32:13-28..
4. Kessler S. Unsafe surgery: a question of gender and economics. The Lancet global health blog. 10 apr 2014.

http://www2.academie-chirurgie.fr/sean/?emem=2015x14x3 

 

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