Journal d’une Gazaouie « La mer, son sable, ses délicieux poissons, nos rassemblements et nos rires me manquent »

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Nous vous partageons le deuxième épisode du journal de bord de Nour notre psychologue vivant à Gaza. Dans celui-ci, elle relate les premiers jours ainsi que les premiers bombardements qui ont suivi le 7 octobre.
Premier épisode, ses souvenirs de l’avant-7 octobre : « Cette vie simple que nous chérissions tant a complètement disparu »

Djéné Diane, attachée de presse / chargée de la communication institutionnelle

Réfugiés. Déplacés. Assiégés. Trop d’étiquettes que je déteste m’ont été attribuées à moi et ma communauté

Désormais, je me présente quotidiennement comme «déplacée», même si je me demande pourquoi je n’ai pas encore été désignée par d’autres noms : martyre, blessée ou prisonnière. Je m’attends cependant à recevoir ces appellations à tout instant. De nombreuses questions envahissent mon esprit : savez-vous ce que cela fait de devoir faire tenir une vie entière dans un seul sac ? L’endurance nécessaire pour survivre des mois dans une tente ? Enfin, la question la plus pressante : quand la mort cessera-t-elle ?

En repensant aux jours qui ont suivi le 7 octobre, je ne me souviens de rien d’autre que de la peur et des bombardements. Ma famille et moi n’avons fait que fuir la mort. Impossible d’oublier ces jours et ces nuits ; le bruit des bombardements était incessant. Nous étreignions nos enfants, en quête désespérée de sécurité. Il n’y avait nulle part où se cacher et nous ne savions pas si nous serions encore là au matin.

Je me souviens très bien du déchirement que j’ai ressenti en apprenant que la maison de ma famille avait été bombardée le 9 octobre, aux premiers jours de la guerre. Nous dormions à même le sol dans l’hôpital Al-Shifa [situé dans le quartier d’Al-Rimal, dans la ville de Gaza, ndlr] à proximité de ma maison. Comme des centaines de personnes, nous nous précipitions là-bas dès que les bombardements s’intensifiaient ou que les maisons voisines étaient menacées, persuadés que nous y serions en sécurité. J’ai pleuré à chaudes larmes la perte de cette maison qui était notre refuge, remplie de souvenirs d’enfance, de rassemblements, d’amour, de rires, de nos affaires, nos vêtements, nos photos d’enfance et tout le reste.

Le cœur brisé, nous avons marché des heures durant en plein soleil

L’hôpital Al-Shifa était le plus grand complexe médical à Gaza. Assise là-bas, je me souvenais que quelques jours plus tôt, nous nous y rendions avec l’équipe de Médecins du Monde en charge de la santé mentale pour y effectuer des interventions psychologiques. Seulement quelques mois auparavant, nous formions les équipes médicales, y compris les médecins, les infirmiers et les psychologues pour leur apprendre à intégrer la santé mentale dans la prise en charge hospitalière, notamment au service des urgences. Nous observions des résultats satisfaisants. Je me rappelais nos discussions professionnelles tout en me demandant comment nous en étions arrivés là.

Les nouvelles se sont enchaînées, rapportant la destruction totale de quartiers résidentiels : les maisons de nos familles, voisins, collègues et amis. Nous nous consolions en nous disant que les biens matériels pouvaient être remplacés mais que le plus important était d’être ensemble. Cependant la peur me consumait : la peur de la perte. Je regardais mes proches dans les yeux en leur disant adieu, ne sachant pas si j’allais les revoir.

La nuit du 13 octobre, assis sur le sol de l’hôpital, nous avons appris qu’un ordre d’évacuation forcée vers le sud avait été donné. Je ne pouvais pas croire ce que je lisais. Que se passait-il ? Nous étions épuisés, en manque de sommeil depuis plusieurs nuits. Nous avons passé des heures à nous demander où aller et que faire. Le cœur brisé, nous avons fini par marcher des heures durant en plein soleil. Ces heures font parties des plus difficiles de ma vie : nous pouvions à peine marcher tant nos larmes coulaient. J’ai serré ma sœur dans mes bras, tentant de la réconforter, en regardant nos enfants traîner leurs cartables sans livres, uniquement remplis de quelques habits. Nous ne pouvions transporter que quelques vêtements et documents essentiels ; ce sac est toujours prêt dans chaque foyer gazaoui. Par milliers, nous mettions le cap vers le sud, la lassitude visible sur nos visages. Nous marchions sans but, sans savoir où nous allions. Les enfants pleuraient et nous tentions de les apaiser, sans comprendre nous-mêmes ce qu’il se passait. Mon mari disait à nos enfants que ce n’était qu’une question de jours et que nous reviendrions après.

Au cours de notre marche, je me suis souvenue de scènes similaires dans une série palestinienne sur la Nakba de 1948 que nous regardions, relatant l’histoire du déplacement forcé de nos grands-parents. Aujourd’hui, neuf mois après notre propre déplacement, cette question me hante toujours : pourrons-nous revenir dans notre ville, où allons-nous vivre le même scénario que nos grands-parents qui attendent toujours leur retour ? Pourtant, je continue à transporter les clés de ma maison partout où je vais, tout comme nos grands-parents le faisaient.

J’ai composé leurs numéros des douzaines de fois, mais Maisara n’a pas répondu 

Les gens ont été déplacés dans différents endroits. Avec ma famille, nous avons été dans le centre de Gaza, à Deir al-Balah, accueillis dans la maison d’un vieil ami. Les bombardements et les destructions se sont poursuivis, intensément. Nous attendions que vienne notre tour pour mourir, être blessés ou perdre quelqu’un. Outre la peur et la perte, nous vivions dans des conditions extrêmement rudes. Certains d’entre nous étaient accueillis chez des tiers, d’autres restaient dans des écoles ou des tentes, sans accès aux premières nécessités. Nous avons dû repartir de zéro : essayer d’obtenir de la nourriture, de l’eau, des vêtements, des matelas, de l’électricité, un accès à des toilettes, à l’hygiène et à des médicaments.

Malgré les coupures de tous les réseaux de communication et d’internet qui nous isolaient du monde, nous tentions toujours de contacter nos proches pour s’assurer qu’ils étaient encore en vie. Ces simples détails s’estompent face à la mort et à la destruction : c’est une autre guerre majeure que les gens mènent. Chaque jour apporte de nouvelles difficultés et de nouvelles pertes. Je ne pouvais pas supporter ce qu’il nous arrivait, je me sentais impuissante, témoin des massacres dans les quartiers et les hôpitaux.

Le poids de la perte peut vous accabler et vous hanter

J’ai perdu mon amie Lamia le 14 octobre, c’était une formidable psychologue. Puis nous avons perdu notre collègue Maisara Al-Rayyes le 5 novembre. Le docteur Maisara faisait partie de Médecins du Monde, il était chaleureux, instruit et plein de compassion. Au matin de ces deux jours douloureux, les jours du martyre de Lamia et de Maisara, j’ai tenté de les appeler. J’ai composé leurs numéros des douzaines de fois, espérant une réponse. Ce jour-là, comme chaque jour, nous avions un contrôle de sécurité matinal avec l’équipe de MdM, mais Maisara n’a pas répondu. Nous avons appris plus tard que sa maison familiale avait été directement ciblée et que leurs corps étaient coincés sous les décombres. Des jours durant, priant nuit et jour, je me suis accrochée à l’espoir qu’ils seraient peut-être sauvés. En psychologie, c’est ce qu’on appelle la phase de déni, la première étape du deuil ; un mécanisme de défense naturel temporaire où l’on rejette et l’on refuse d’admettre la perte en raison de la difficulté et de l’incrédulité qu’elle suscite. Aujourd’hui encore, je crains de ne pas recevoir de réponse lorsque j’appelle quelqu’un.

Il m’est impossible de décrire à quel point mon cœur se languit pour mon pays et tout ce qu’il représente. Gaza me manque. Nos maisons, nos rues, nos belles mosquées et nos minarets, nos marchés animés, nos centres et nos librairies me manquent. La mer, son sable, ses délicieux poissons, la corniche, les hôtels et les cafés me manquent. Nos rassemblements et nos rires, les rires des enfants et les célébrations de l’Aïd me manquent. Les vieux marchés et les jasmins, les oliviers et les figuiers de notre jardin, le bruit ambiant de la mi-journée dans nos rues, les réunions entre voisins, nos plats traditionnels me manquent. Nos proches, nos amis, leurs yeux, leurs rires et leur présence me manquent.

 

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