Journal de bord de Nour, notre psychologue à Gaza : «Le message est sans équivoque : vous ne mangerez que si vous vous inclinez»

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Témoignage de Nour Z. Jarada;, psychologue. Publié dans Libération le 27 juin 2025

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Nous vous partageons aujourd’hui le onzième épisode du journal de bord de Nour, notre psychologue vivant à Gaza, pour le journal Libération. Merci Nour, nous n’oublions pas Gaza. ❤

Aurélie Godet, responsable Presse

« Personne ne meurt de faim ». C’est un adage que nous répétions jadis avec une assurance tranquille. Gaza, terre hospitalière aux récoltes généreuses, a toujours été un lieu de partage. Ce n’est pas Gaza qui a failli ; c’est ce proverbe qui nous a menti. Cette guerre nous l’a révélé crûment : désormais, la faim tue.

J’aimerais pouvoir vous dire autre chose. J’aimerais vous parler de vie, de lumière, vous offrir des récits d’espoir et de beauté. Mais, depuis des mois, la faim nous assiège comme les bombes. Peut-être le savez-vous déjà. Ou peut-être ne souhaitez-vous pas le savoir. Après des mois de siège total et de privation planifiée, le pain, la farine et les médicaments sont nos dernières attaches à la vie. Mais ici, la cruauté est à son paroxysme. L’aide a été transformée en arme de guerre. Elle n’est plus un geste de secours, mais une source d’humiliation. Elle est devenue levier de pouvoir. Le pain fait désormais partie de l’arsenal. Sous un ciel sans abri, tandis que les bombes broient des enfants, des familles entières sont contraintes de risquer leur vie pour atteindre les points de distribution. Elles avancent, affamées, vers un repas qui sera peut-être leur dernier.

À Gaza, au 21ème siècle, et après dix-neuf mois de guerre, des êtres humains meurent de faim. Les scènes se répètent sans relâche. Des enfants trouvent la mort. Des personnes âgées meurent, faute de médicaments. Des foules se pressent derrière des camions. Des parents s’effondrent sous le poids de l’impuissance. Les chiffres confirment ce que nous voyons tous les jours : 2,1 millions de personnes font face à des pénuries alimentaires prolongées. Près d’un demi-million a déjà sombré dans le gouffre de la famine, de la malnutrition aiguë, de la maladie et de la mort. Mais les chiffres sont muets. Ils ne disent pas le cri d’un enfant que la faim déchire. Ni le hurlement d’un père, incapable de trouver le moindre morceau de pain. Et pourtant, nous voici. Près de quatre-vingts ans après que l’ONU a défini comme objectif l’éradication de la faim au 21ème siècle, que faut-il penser, lorsque huit décennies plus tard, des peuples entiers meurent encore de faim ? Il ne reste que la honte.

Au lieu d’ouvrir les points de passage et de faire taire les armes, l’aide humanitaire à Gaza a été détournée. Elle n’est plus un geste de solidarité, mais un instrument de contrôle politique. Sa distribution confiée à des sociétés privées de sécurité. Elle prend des allures de postes de contrôle armés ; des soldats, fusils en main, décident qui mangera et qui mourra de faim. Et pourtant. Même au bord de la famine, nous refusons de nous résigner à l’humiliation. Notre vie ne sera jamais une grâce implorée à ceux qui ont voulu nous briser. La solution est simple : l’aide sans restriction et l’ouverture des points de passage. Et que notre dignité soit préservée.

On nous jette des miettes

Ce qui se joue ici n’a rien d’un film. Ce n’est ni Hunger Games, ni Squid Game. C’est Gaza. Un jeu mortel, sans gloire et sans argent, pour un peu de farine et de pain pour nos enfants. Les règles sont claires. Marcher des kilomètres sous les bombes. Patienter des heures sous les snipers. Se figer quand les balles sifflent. Chaque pas mène à un repas. Ou à la mort. Y-a-t-il encore quelqu’un pour mettre fin à cette folie ? Le monde attend-il le prochain épisode de notre calvaire ?

Un proche m’a confié, la voix tremblante : « Les pleurs de mes frères m’ont brisé. L’impuissance de ma mère m’a tué. Je n’avais rien à leur donner. J’ai marché trois kilomètres. J’ai dit adieu, sans savoir si je reviendrais. Là-bas, les balles ont sifflé. Les gens hurlaient et les corps gisaient au sol. J’ai rampé pour fuir… Je ne sais pas comment je suis encore en vie. ». Un ami revenu avec un peu de nourriture m’a dit : « Le paquet était trempé de sang. Cette nourriture m’a coûté ma dignité. Elle s’est brisée deux fois : d’abord sous la faim, puis en comprenant que j’étais devenu un pion dans leur théâtre de domination ».

Comment oser appeler cela une aide humanitaire ? C’est une aide empoisonnée qui ne saurait panser une plaie béante. Un remède prescrit trop tard, quand le souffle s’éteint déjà. Gaza est affamée avec cette ignoble tactique de guerre. On nous jette des miettes, comme pour sauver les apparences d’une humanité dévoyée. L’instrumentalisation de l’aide n’est pas chose nouvelle en temps de guerre. Mais ici, elle atteint un degré d’obscénité. Notre faim est exploitée. Le message est sans équivoque : vous ne mangerez que si vous vous inclinez. Vos enfants ne survivront que si vous vous courbez devant la main qui vous a affamés. Mais pourquoi tire-t-on sur ceux qui cherchent à survivre ? Nous, à Gaza, nous savons. Le reste du monde préfère peut-être l’ignorer.

Lente et insidieuse agonie

Chaque jour, je vois la faim et la peur ronger les enfants de Gaza. Dans les cliniques de Médecins du Monde, au nord comme au sud, des milliers de parents attendent des heures — non pas pour un repas, mais pour une poignée de compléments alimentaires pour calmer la douleur muette de la malnutrition. Le mois dernier, nous avons soigné plus de 5 000 enfants et 1 400 femmes enceintes ou allaitantes. La détresse ne se mesure pas qu’à la maigreur des corps : elle se lit dans les regards éteints, les joues sans couleur et les petits corps trop harassés pour pleurer.

Grandir à Gaza, c’est hériter d’une angoisse persistante. C’est grandir sans les rires et les jeux. C’est avoir pour langue maternelle le chagrin. Les enfants ne tombent pas seulement sous les bombes : ils s’éteignent à petit feu — de faim, de soif, d’un corps trop faible pour lutter.
En avril 2025, 65 000 enfants étaient déjà pris dans les griffes de la malnutrition aiguë. Officiellement, cinquante-huit sont morts de faim. Mais combien d’autres disparaissent, sans qu’on les voie ? Tant de petites vies s’achèvent en silence. Non pas dans le fracas des bombes, mais dans le néant creusé par la faim. Dans un cri que nul n’entend. Ces enfants périssent affamés. Ignorés. Invisibles.

Des mois durant, nous avons tenté de nous préparer. Nous avons rationné. Nous avons mangé moins. Nous avons feint d’être rassasiés pour que nos enfants survivent. Rien ne nous a préparés à cette lente et insidieuse agonie. Ce supplice qui broie les corps et déchire les âmes. Ici, la faim ne se résume pas au creux dans l’estomac. C’est un affrontement quotidien pour préserver un reste de dignité.

Nous ne mourons pas seulement de faim. Nous étouffons lentement. Privés d’air, de refuge et de dignité. À Gaza, nous rendons l’âme debout, les mains tendues et vides. Le cœur broyé par l’attente d’un secours qui n’arrive pas. Nous avons goûté à toutes les morts ; sous les décombres et dans l’étau du siège. Dans la morsure de la faim, et le vide de l’abandon. Le monde observe, tel un spectateur silencieux. Mais pour nous, c’est un combat sans trêve entre la vie et la mort.

 

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