Journal d’une Gazaouie « De nombreuses personnes sont enfermées dans un cycle infini de terreur et d’anxiété »

0

English Version

Nous vous partageons aujourd’hui le troisième épisode du journal de bord de Nour notre psychologue vivant à Gaza, pour le journal Libération. Elle parle ici de son quotidien de psychologue depuis le 7 octobre.
Retrouvez l’épisode précédent ici : « La mer, son sable, ses délicieux poissons, nos rassemblements et nos rires me manquent »

Camille Nozières, attachée de presse

Nous sommes désormais en septembre 2024. Après onze mois de guerre, on nous annonce une fois encore un nouveau cycle de négociations pour un cessez-le-feu.

Cette nouvelle, si souvent répétée, est à la fois devenue une source d’espoir et de déchirement. Dans une situation désespérée, on se raccroche à ce que l’on peut. De nature optimiste, j’avais tendance à m’y cramponner si fort. Pourtant, cet optimisme n’a abouti à chaque fois que sur des tragédies : perte d’un être cher, d’un ami ou de nouveaux départs forcés

En décembre 2023, après presque deux mois à être déplacés (deux fois) dans le centre de la bande de Gaza, à subir l’insécurité et les rudes conditions de vie, survivre était déjà une bataille. Nous avions l’impression d’avoir perdu notre dignité et notre humanité. Pouvez-vous imaginer ne pas trouver de nourriture pour vos enfants ? Ne pas trouver d’eau potable, de lit pour dormir, ou même devoir attendre dans une file pour aller aux toilettes ? Devoir parfois vous retenir de manger ou de boire juste pour éviter d’aller aux toilettes ? Et puis l’hiver est arrivé et nous n’avions même pas de vêtements de saison . Je me souviens avoir dû porter des vêtements d’homme, empruntés aux personnes qui nous accueillaient. Ces détails douloureux sont lourds à porter, pour moi et pour tous ceux qui les ont vécus. Nous sommes des personnes fières qui vivaient dignement et avec honneur.

Tout en subissant le quotidien angoissant de la guerre, entourés par la brutalité, la perte et l’ombre constante de la mort, nous suivions anxieusement les nouvelles du nord de Gaza, inquiets pour nos proches restés là-bas. Les images des décombres, autrefois nos rues et nos maisons, étaient déchirantes. J’avais déjà lu des histoires de villes complètement détruites par le passé, et je pensais que de telles descriptions étaient des métaphores : comment une ville entière, avec ses quartiers, ses rues, ses arbres et son histoire peut-elle être réduite à néant ? Je pensais que c’était une figure de style. Mais maintenant, je sais que c’est possible. Ayant vu cette destruction de mes propres yeux, j’ai le cœur brisé par l’anéantissement de ma ville. Pourtant, la question la plus douloureuse demeure : comment est-il possible que le souhait le plus cher d’une personne soit simplement de retrouver les ruines de sa maison détruite ?

Vivre dans un garage

A la fin du mois de décembre 2023, j’ai encore dû fuir le centre de la bande de Gaza après de nouveaux ordres d’évacuation. Je suis partie, emplie de chagrin et de terreur, sans savoir vraiment où aller, comme des milliers d’autres personnes avec cette même question : «Où allons-nous ?» Nous nous sommes rendus à Rafah, la dernière ville dans le sud de Gaza. Mon amie Amani nous a trouvé un endroit où s’installer, dans un garage. Elle m’a accueillie à bras ouverts et m’a soutenue lorsque je me sentais perdue. Ce n’était qu’un espace de quelques mètres, mais nous y avons vécu plusieurs mois.

A Rafah, j’ai retrouvé mes collègues de travail pour la première fois depuis le début de la guerre. Je me souviens les avoir enlacés en pleurant dès que je les ai vus, ces personnes avec qui j’avais passé tant de temps, qui me rappelaient mon ancienne vie à Gaza, notre travail, nos succès, notre quotidien autrefois si digne.

Malgré de maigres ressources et une situation sécuritaire complexe, nous avons entamé notre travail à Rafah. Nous avons mis en place deux points médicaux, le premier dans un camp abritant plus de 27 000 personnes déplacées. Fait de bois et de tentes, leur simple vue me serrait chaque jour le cœur. J’aurais aimé que ces tentes disparaissent, pas simplement de ma vue, mais de nos vies

Dans les points médicaux de Médecins du monde, nous fournissions des soins de santé et des consultations psychologiques. Les besoins étaient accablants car ces services étaient plus nécessaires que jamais au milieu d’un système de santé à la dérive. Nous avons laissé nos familles dans des refuges pour personnes déplacées et nous sommes mis au travail, la peur au ventre, le cœur serré à l’idée de ne pas les retrouver à notre retour. Nous avons donné tout ce que nous avions, travaillant main dans la main, accueillant les personnes endeuillées, blessées et malades par des sourires, du soutien, de la compassion, leur offrant l’espoir de jours meilleurs.

Le travail d’un professionnel de santé ou de santé mentale pendant les guerres et les urgences est particulièrement complexe car nous partageons les mêmes expériences et traumatismes que nos patients.

Détresse psychologique

Je me souviens d’un moment poignant avec un collègue alors que nous travaillions au point médical de Rafah. Il distribuait des médicaments avec dévouement lorsqu’il a demandé le nom d’une enfant malade à son père. Le père a répondu : «Batool, Batool, Batool.» Mon collègue Ismaïl s’est figé. Batool était le nom de sa propre fille, qui n’avait que deux ans et neuf mois lorsqu’elle a été tuée dans un bombardement aérien sur leur maison. Elle était particulièrement proche de son père, elle l’aimait plus que quiconque. Nous sommes sortis quelques minutes, incapables de retenir nos larmes. Il m’a montré des photos de sa fille, si belle, m’a dit à quel point elle lui manquait. Mon cœur s’est brisé pour lui et j’ai prié pour lui apporter de la force. Le cœur lourd, nous sommes retournés travailler. Malgré toute cette détresse, Ismaïl continue son travail avec un dévouement sans faille. Il ne se départit jamais de son sourire en accueillant chaque personne et les patients l’adorent pour cela, préfèrent être soignés par lui car ils savent qu’ils sont entre les mains d’une personne profondément humaine.

L’impact psychologique et les cicatrices de la guerre sont profonds. L’état psychologique de la population est alarmant et les services disponibles sont insuffisants pour subvenir à des besoins accablants, ce qui laisse de nombreuses personnes enfermées dans un cycle infini de terreur et d’anxiété. Elles vivent dans une peur constante à cause de la guerre, de la violence et de l’instabilité. La menace qui pèse a insufflé une angoisse permanente qui empêche les gens de retrouver un sentiment de sécurité, exacerbant encore davantage leur détresse psychologique. Par ailleurs, il est extrêmement complexe de fournir un soutien en santé mentale dans ces conditions. De nombreuses cliniques et hôpitaux ont été détruits ou sont dépassés par le nombre élevé de personnes dans le besoin, ce qui limite considérablement l’accès aux services. Déjà essoufflé par la quantité de blessures physiques, le système de santé peine à rester debout face la crise grandissante en santé mentale.

Pourtant, malgré tout cela, nous continuons à lutter, à soigner et à apporter un espoir même lorsqu’il semble inatteignable. C’est notre mission : soutenir, écouter, et se tenir aux côtés de ceux qui ont tant perdu, tandis que nous rêvons tous d’un jour où la paix sera bien plus qu’un espoir lointain.

 

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici