Journal de bord de Nour, notre psychologue à Gaza : « Une peur comme jamais auparavant m’envahit »

Il me coûte de l’écrire, mais je crois que la vie dans les tentes n’est pas près de s’arrêter. Certains d’entre nous, dans un élan de colère et de refus de la situation, avaient brûlé leur tente, croyant que nous allions enfin rentrer chez nous. Mais elles sont désormais de retour ; elles se dressent devant nous, pas dans les zones d’évacuation, mais au cœur même de notre propre ville. A Gaza ! Cette vision que je détestais, que j’espérais ne plus jamais revoir, est notre nouveau quotidien. Fin janvier, nous sommes retournés à Gaza pour retrouver notre ville en ruines. Il n’y a plus de maisons pour s’abriter, plus de toits pour se protéger contre le froid glacial ou la chaleur écrasante. Il ne reste que le ciel à perte de vue et la terre brisée sous nos pieds. Les enfants meurent – pas au sens figuré, mais littéralement – de froid, parfois de faim, et toujours de désespoir, sous le poids d’une injustice insoutenable.

Durant les jours qui ont suivi mon retour, j’ai essayé de m’accrocher à mes rituels quotidiens ; arpenter les rues, respirer l’air que je connais bien, remplir mes poumons du parfum de ma terre natale. C’est ma ville ; je la connais, et elle me connaît. Je me suis mise à la recherche des vestiges d’une vie qui était autrefois la mienne ; les maisons, les arbres, la mer, les gens, les quelques restaurants encore debout, le goût des plats dont j’avais tant rêvé… Mais très vite, la dure réalité de la survie quotidienne a pris le dessus. Il n’y avait plus d’eau dans la ville. Bien sûr, il n’y en avait pas chez moi non plus. Les gens, même les enfants, devaient transporter l’eau sur de longues distances, si tant est qu’ils en trouvaient. On la rationnait, on économisait chaque goutte. Nous n’avions plus d’électricité ni d’Internet. Nous étions coupés du monde et prisonniers d’une souffrance sans fin. Malgré tout, on a essayé de s’adapter. On se répétait qu’au moins, nous étions chez nous. Et je me raccrochais à ces mots qui m’avaient aidée à surmonter chaque épreuve : le temps guérit toutes les blessures.

« Nous avions survécu au pire »

Puis est venu le ramadan, le mois du jeûne et de la miséricorde, censé apaiser nos cœurs. Cette fois, au moins, nous ne le passerions pas en exil. Nous ferions nos rituels dans notre ville, nous cuisinerions nos plats du ramadan que nous aimons tant, malgré le siège en cours. Mais début mars, les routes ont été fermées, l’aide suspendue, et la nourriture a commencé à manquer. Les gens se sont mis à stocker tout ce qu’ils trouvaient, redoutant les inévitables pénuries. On avait déjà vécu ça. On avait appris. Et pourtant, au milieu de tout cela, ce qui me faisait le plus mal, c’était d’être séparée de ma famille. Ma chère mère, ma sœur, mes frères étaient restés dans le sud, attendant de pouvoir revenir une fois qu’ils auraient trouvé un foyer. J’attendais ce jour avec une impatience fébrile.

A Gaza, «les stocks accumulés durant le cessez-le-feu s’épuisent. C’est une question de jours»
Ce qui me donnait la force de continuer, c’était notre travail, notre mission : apporter des soins de santé, aussi bien au nord qu’au sud. Au nord, la souffrance était insupportable ; les populations ont survécu aux pires horreurs de la guerre, et la plupart des structures de santé ont été réduites en cendres. Ils ont affronté la guerre, la famine et la maladie. Aujourd’hui, comme toujours, l’équipe de Médecins du monde fait de son mieux pour fournir des services de soins médicaux et un soutien en santé mentale à ceux qui en ont désespérément besoin. Notre équipe était dispersée : certains au nord, d’autres au sud.

Beaucoup d’entre nous, moi y compris, ont été séparés de nos familles. Des pères loin de leurs enfants, des mères séparées de leurs parents. Se déplacer du nord au sud de Gaza relevait désormais du parcours du combattant ; les points de contrôles, les attentes interminables, les pénuries de carburant et le manque de véhicule ont rendu les déplacements presque impossibles. Chaque jour était un combat. La douleur de la séparation et le manque des êtres chers rendaient notre souffrance encore plus grande. Pourtant, nous nous accrochions à l’espoir, convaincus que la guérison était encore possible, que bientôt les choses finiraient par s’améliorer. Après tout, nous avions survécu au pire. Il ne restait sûrement plus qu’un dernier effort à fournir.

« Soudainement rejetés dans l’obscurité »

Mais la nuit du 18 mars, tout a basculé. Nous avons été réveillés par le bruit des avions et des explosions. Mon cœur s’est arrêté. Est-ce que je rêvais ? Etait-ce réel ? Ça ne pouvait être qu’un cauchemar, ou peut-être les séquelles du traumatisme. A cet instant, les hurlements de terreur de ma fille ont brisé mes pensées : «La guerre recommence ! Il faut encore qu’on se déplace !» Je l’ai serrée fort contre moi, tétanisée, incapable de comprendre ce qu’il se passait. La guerre avait-elle vraiment recommencé ?

On nous avait laissés entrevoir une lueur d’espoir, juste assez pour croire que l’on pourrait reconstruire nos vies, tenir bon et avancer malgré tout. Et puis, soudainement, nous étions rejetés dans l’obscurité. La guerre. Encore. Notre plus grande crainte est devenue réalité. Comment nos cœurs peuvent-ils guérir après ça ? Nous n’avons jamais cessé de compter les morts, les blessés, les disparus. En seulement quelques jours, nous nous retrouvons à pleurer plus de 500 âmes, et ce chiffre ne fait qu’augmenter. Ces personnes se dirigeaient vers les décombres de leurs maisons ; accrochées au rêve de retrouver ne serait-ce qu’un fragment de leur vie d’avant.

Mais même cet espoir était de trop. Une fois de plus, on entend les cris des endeuillés : les veuves, les orphelins. Nous sommes revenus à cela ; des êtres humains pleurent leurs frères et sœurs, le cœur pris d’une douleur indicible. Pourtant, la perte ne laisse pas de place au deuil. Il faut avancer, le chagrin sur le dos, tandis que le drame se déroule sous leurs yeux, encore et encore. Les titres des journaux ont confirmé mes craintes : la reprise de la guerre à Gaza. Les négociations ont échoué. Les points de passage fermés, et la route entre le nord et le sud à nouveau coupée. De nouvelles victimes déclarées, et des rapports évoquant une invasion terrestre. Des ordres d’évacuation clignotant sur les écrans, exactement comme avant.

« Le tank était juste devant moi »

Le 19 mars, c’était mon anniversaire. Ce jour a toujours eu une place importante dans mon cœur, j’aimais célébrer sa joie, ses cadeaux, ces détails qui le rendaient spécial. Cette année était différente. Ce n’était pas mon premier anniversaire en temps de guerre, mais j’avais espéré que ce serait le premier sans guerre, sans peur. Au lieu de ça, il est arrivé accompagné de solitude et de terreur, sans famille ni amis. C’est étrange, la façon dont la vie peut transformer vos jours les plus heureux en vos souvenirs les plus douloureux. Nous sommes rentrés pour entendre à nouveau les histoires déchirantes venues de toute la bande de Gaza, jusqu’à Rafah, cette ville du Sud qui nous avait abrités pendant des mois. Après plus de six mois de siège, ses habitants étaient enfin rentrés, avec l’espoir de reconstruire leur vie. Médecins du monde y avait rouvert une clinique pour les soutenir. Mais soudain, ils se sont retrouvés piégés. Un nouvel ordre d’évacuation. Encore.

J’ai entendu parler d’une mère cherchant désespérément ses enfants avant de fuir sa maison. Elle est partie avant d’avoir pu retrouver son quatrième fils. En s’enfuyant, elle l’a vu allongé dans la rue, ensanglanté, sans vie. Le cœur brisé, elle a dit : «J’ai trouvé mon fils sur le sol, une balle dans le ventre. Je n’ai pas pu l’emmener. Je n’ai pas pu le serrer contre moi. Le tank était juste devant moi.» Quel réconfort peut guérir une telle douleur ? Quels mots peuvent consoler une mère qui n’a pas pu prendre une dernière fois dans ses bras son enfant mourant ? Elle n’est qu’une par milliers. Des femmes âgées rampent pour fuir. Des jeunes hommes chétifs traînent leur mère malade. De jeunes enfants portent des fardeaux bien trop lourds pour leurs frêles épaules. Les mêmes scènes et la même souffrance se répètent encore et encore dans cette guerre sans fin.

Je sens désormais un feu brûler en moi. Une peur comme jamais auparavant m’envahit. Nous sommes tous perdus, anxieux, terrifiés. Nous ignorons ce qui nous attend. La reprise de la guerre, des déplacements et de la mort, après tout ce que nous avons enduré, est un choc violent. Il anéantit notre espoir déjà fragile. Il ravive l’angoisse de tout perdre ; encore une fois. Nous avons goûté à la sécurité, même si cela n’a duré qu’un instant. Et, je le jure, c’était une sensation merveilleuse. Pourtant, je m’accroche à ma foi, celle qui nous a protégés, qui nous a insufflé patience, endurance et réconfort à travers ce cauchemar sans fin. Je m’accroche aux paroles du Coran : «Il se peut qu’Allah fasse surgir, après cela, un meilleur avenir.» Pour l’instant, du moins, je suis toujours à Gaza. Oui, sous le fracas des bombes, au milieu des ruines, avec pour plus grande crainte de tout perdre encore une fois. Mais s’il y a une source de réconfort, c’est que je suis toujours sur ma terre. Si je dois mourir, alors que ce soit ici, pour reposer à jamais dans son sol.

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