Je vous écris depuis mon lit, dans ma maison, à Gaza. Vous ne pouvez imaginer ce que ce détail anodin représente pour moi. C’est l’une de ces banalités du quotidien que l’on tient pour acquise. Et pourtant, chaque minute que je passe allongée ici me submerge d’une gratitude immense et presque coupable d’être encore là. Je regarde autour de moi, et la stupéfaction m’envahit. Après deux ans de guerre interminable et impitoyable, deux ans au cours desquels nous avons goûté à toutes les formes de souffrance possibles, je peux enfin le reconnaître : je suis une survivante.
Lorsque le cessez-le-feu a été déclaré en octobre, nous avons tous regardé les images. Poignées de mains, sourires forcés et embrassades, comme une mise en scène au cinéma. Le monde applaudissait. Des appels arrivaient de toutes parts : des félicitations pour la paix retrouvée, des louanges pour la sécurité rétablie. Et pourtant. Je n’éprouvais rien. Nous étions en état de sidération, comme si cette nouvelle parvenait à un peuple déjà vidé par la peur et par la perte. Une cérémonie, une signature ou encore une conférence de presse allaient-elles effacer ce que nous avions subi ? Pouvaient-elles soulager nos cœurs de ces années de terreur ? Non. La mémoire ne s’efface pas dès que les obus cessent de tomber. Elle est gravée. Elle est éternelle.
Torture et abandon
En tant que psychologue, je reconnais la paralysie qui suit un traumatisme bien trop long. Après avoir subi des menaces incessantes, l’esprit se replie. Il verrouille toutes les émotions prêtes à nous submerger. Ce n’est pas de la faiblesse, c’est un mécanisme naturel de survie. Une frontière fragile dressée par la psyché pour survivre sous le feu du danger et rester debout, même lorsque tout s’effondre autour de nous.
Le cessez-le-feu a offert quelques mesures concrètes : un premier échange de prisonniers, des promesses d’aide humanitaire. Mais, même si les bombardements se sont tus, le silence n’a pas étouffé toutes les violences. Celles qui continuent de nous meurtrir : les attaques isolées, les civils encore blessés et tués. Autant de rappels qu’ici, toute trêve est aussi fragile que du papier.
L’ampleur des pertes humaines reste encore à quantifier. Des dizaines de milliers sont morts et des milliers d’autres ont disparu, engloutis sous les ruines. Des familles cherchent désespérément le nom d’un proche dans des listes interminables de disparus. La majorité de la population de Gaza erre, déplacée et déracinée. Sans toit, sans nourriture, sans soins. Ces chiffres ne sont pas des statistiques abstraites. Ils pèsent comme des pierres sur nos poitrines et nous écrasent. C’est un fardeau trop lourd qui nous empêche de pleurer nos morts et surmonter les pertes que nous avons subies.
Depuis la trêve, nous avons vu ressurgir les vivants. Des prisonniers amaigris, vacillants, les yeux perdus à la recherche de proches qui n’existent plus. Et puis, reviennent aussi les corps, marqués par la torture et l’abandon. Des mères reconnaissent leurs enfants à des reliques minuscules : une bague, une cicatrice, une chemise brûlée. Ces scènes ont balayé ce qui restait de notre foi dans les grands discours du droit international et sa liturgie soignée des droits humains.
Choc et réconfort
On nous répète que la guerre est terminée. Mais les jours d’après ne sont qu’une succession d’autres batailles : des batailles pour l’eau, le pain, les médicaments ; des affrontements aux points de passage, des luttes pour survivre dans des abris surpeuplés. La guerre s’est peut-être arrêtée sur le papier, mais la destruction nous encercle : des maisons éventrées, des écoles transformées en refuges improvisés, et des hôpitaux qui tiennent à peine debout. Ceux qui célèbrent à l’étranger peuvent-ils nous dire comment nous allons reconstruire nos vies ? Où dormirons-nous, que mangerons-nous ? Comment renaître quand tout ce qui rendait la vie possible a été réduit en poussière ?
Revenir à Gaza début novembre a été un choc et un réconfort. J’avais attendu, incertaine que la guerre soit vraiment terminée. L’exil nous avait vidés de notre force, de nos économies, de notre espoir. Mais en y revenant, j’ai marché dans les rues avec un regard neuf. Gaza reste d’une beauté bouleversante. Une beauté forgée dans la ténacité : des gens déblayent les ruines de leurs maisons à mains nues. Des voisins accueillent les déplacés les bras ouverts. Des enfants reprennent le chemin de l’école, improvisée sous des tentes. Tandis que les effluves d’un restaurant se répandent à nouveau dans l’air, comme une célébration farouche de la vie.
Mais en même temps, les marques de ce que nous avons perdu sont partout. Pendant la guerre, des centaines, des milliers de nos jeunes sont partis à la faveur d’une évacuation ou grâce à des bourses d’études, ne serrant contre eux que leurs papiers et leur chagrin. Ce sont des esprits brillants, acharnés, en quête d’éducation et de sécurité. Mais leurs cœurs, eux, n’ont jamais franchi la frontière. Ils sont déchirés entre l’espoir d’un avenir meilleur et la crainte d’un départ vers un exil sans retour.
Lente guérison
Chez Médecins du monde, nous sommes revenus préparer la réouverture de nos cliniques dans le nord de Gaza, dont un grand nombre a été endommagé ou réduites à néant pendant la guerre. Nous continuons de soigner les corps meurtris et les âmes ravagées, tout en répondant aux besoins urgents malgré les ressources insuffisantes.
Nous, Gazaouis, comptons soigneusement les morts, les disparus et les orphelins. Chaque chiffre est une vie, une histoire, un monde de souffrance. Nous n’oublions pas : chaque nom, chaque visage reste gravé dans nos cœurs, tel un souvenir des vies brisées et du fardeau que nous portons.
Au cœur de cette douleur, nous décelons l’extraordinaire : la ténacité, la générosité, la solidarité, le sacrifice, et cet amour indestructible pour notre terre. Nous partageons ce que nous avons, même quand nous ne possédons presque rien. Nous bâtissons des écoles de fortune et préservons la dignité, même au cœur du deuil et de la reconstruction. Ces gestes ne sont pas négligeables. Ce sont les pierres angulaires pour bâtir notre guérison et le refus de sombrer dans le désespoir.
Cette guerre a fait jaillir des forces en moi que je ne soupçonnais pas. J’ai découvert que je pouvais résister et patienter, que je pouvais offrir de l’aide tout en portant le poids du deuil. J’ai appris à réconforter ceux que j’aime tout en disant adieu à des amis. J’ai vu des collègues risquer leur vie chaque jour, et des enfants, qui, malgré la faim et la peur, parvenaient encore à créer des instants de joie. La force, ça n’est pas seulement survivre au danger. C’est continuer de soigner, d’apporter de l’espoir et de protéger la dignité au milieu du chaos.
On me demande souvent : «Qu’est-ce qui a vraiment changé depuis le 9 octobre ?» La réponse est simple et complexe à la fois. Certes, les combats se sont calmés par endroits et l’aide humanitaire commence à peine à atteindre certains secteurs. Mais l’essentiel demeure inchangé : nous restons dans une situation d’urgence humanitaire, des quartiers entiers n’existent plus qu’à l’état de décombres, les points de passage demeurent incertains.
Des milliers de familles attendent toujours des nouvelles de leurs disparus. Le cessez-le-feu n’a pas mis fin à notre lutte quotidienne. Il ne marque que le début d’une lente guérison, de la reconstruction des vies brisées, du deuil de ceux qui ne reviendront jamais. Le monde parle d’«après-guerre». Pour nous, ce n’est rien d’autre qu’une nouvelle forme de survie, une nouvelle étape de résilience dans une vie qui doit continuer.
Nour Z. Jarada, psychologue gazaouie pour Médecins du Monde
