« Ils sont heureux quand on pleure »

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Fadia, enfant de Chamisku

 

 

La maison des enfants gris

 

C’est une imposante bâtisse de béton jaune sale, campée à flanc de coteau à la sortie du village de Bamerni, dans le district d’Amedi, au nord du Kurdistan irakien, non loin de la frontière turque. Un ancien local du parti de Saddam Hussein, abandonné à la chute du régime il y a une douzaine d’années et laissé depuis aux assauts du temps.

 

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En rang d’oignons, en haut de l’escalier de l’entrée, une étrange cohorte d’enfants nous accueille, tous vêtus de gris, comme en uniforme… Leurs habits ont été taillés dans de vieilles couvertures par d’habiles couturières. Il fallait ça pour passer l’hiver à 1200 mètres d’altitude, dans ces montagnes austères dont le sommet est toujours blanc de neige en cette mi-février.

 

Ils sont arrivés là en août dernier, après un long et périlleux périple. Daech attaquait leurs villages autour du mont Sinjar, le fief des Yézidis d’Irak, tuant les habitants, enlevant femmes et enfants pour les réduire en esclavage. Les Pechmergas, combattants kurdes qui tenaient les lieux, avaient décroché. Sans protection, il n’y avait plus d’autre solution que la fuite, éperdue, d’abord vers la Syrie toute proche au nord-ouest, dans la zone tenue par les Kurdes insurgés, puis vers le Nord et la Turquie, enfin de nouveau vers l’est, et l’arrivée au Kurdistan irakien qui les a accueillis et placés là, au lieu-dit Chiva Hirja, dans cet édifice délabré aux allures de bunker, en attendant mieux.

 

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Kassim Suleiman est le chef de l’une des onze familles qui vivent ici entassées depuis 6 mois. « C’est l’enfer. On est loin de tout. A part MdM, on ne voit personne, aucune ONG. On veut rejoindre un camp de réfugiés. Là au moins, on s’occupera de nous. »

 

Kassim Suleiman nous reçoit dans la pièce où il vit avec sa femme, ses 13 enfants et quelques cousins. Au jugé, elle doit mesurer 4 mètres sur 4, séparée en deux par une bâche grossière frappée du logo US Aid derrière laquelle s’activent les femmes et les filles de la maison pendant notre visite, à l’abri des regards.

 

Au plafond, humide et lépreux, percé d’anciens conduits de cheminée, sont cloués de gros rectangles de plastique eux-mêmes grossièrement connectés à des tuyaux d’arrosage qui courent vers les fenêtres sans vitre. A défaut, les eaux de pluie, abondantes ici l’hiver, inonderaient constamment la pièce.

 

Le sol est couvert de tapis élimés. Nous nous asseyons autour d’un réchaud à essence qui diffuse une chaleur parcimonieuse et malodorante. La conversation s’engage.

 

A Sinjar, Kassim Suleiman était ouvrier agricole. Il vivait chichement de son travail, mais il en vivait. En paix. C’est ce qui l’a le plus frappé en août quand a commencé son cauchemar : « Nos voisins arabes sont soudain devenus nos ennemis. Sinjar allait devenir le tombeau des Yézidis. Il fallait fuir au plus vite. D’une certaine façon j’ai eu de la chance. Toute ma famille est arrivée ici saine et sauve. Mais je ne pense pas y retourner. Ou alors, il nous faudra une vraie protection, des garanties internationales. »

 

Un cousin passe la porte. « Viens t’asseoir et prendre le thé avec nous ». Une des filles de Kassim Suleiman fait une furtive apparition, le temps de déposer au centre de notre cercle une théière fumante et un plateau chargé de verres, avant de s’esquiver. Le cousin, Khalil Itto, fait le service et commence à conter son aventure.

 

Il a 28 ans. Il a été pris par Daech en août. Il est resté emprisonné pendant 24 jours avec une vingtaine de codétenus, tous Yézidis. « On ne savait pas si on allait vivre ou mourir. Au bout de trois semaines, ils nous ont distribué des téléphones mobiles et proposé le marché suivant : Vous appelez vos familles. Soit elles trouvent 60 000 $, et vous serez libres, soit vous mourrez. » La famille de Khalil Itto a rassemblé ses économies, a emprunté le reste. Elle a payé. Il a été libéré. « Aujourd’hui, dit-il, nous sommes menacés tous les jours par ceux qui nous ont prêté l’argent. Ils veulent qu’on les rembourse. Je les comprends mais comment faire ? On n’a plus ni argent, ni travail. Et ici, à Bamerni, on n’a pas besoin de nous. »

 

 

 

La « dream team » du docteur Edmund

 

Un pâle soleil parvient enfin à crever le brouillard de cette matinée d’hiver. L’équipe MdM mobile du docteur Edmund Rabban a donc décidé de s’installer dans la cour de Chiva Hirja pour ses consultations du jour. Deux tables, deux chaises, un registre, un tensiomètre. Le cabinet à ciel ouvert est en place. Le défilé des patients commence.

 

 
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« Les gens viennent le plus souvent pour des maladies communes. A quoi s’ajoutent, avec ce froid, les maladies saisonnières. Il y a aussi pas mal de problèmes gastriques et cardiovasculaires. On est particulièrement attentif aux maladies chroniques : le diabète, l’hypertension. Compte tenu des conditions de vie ici, on fait pas mal de promotion de l’hygiène. Et puis beaucoup de ces déplacés ont subi des chocs importants. Ils ont besoin de parler. On fait du soutien psychologique. »

 

Le docteur Edmund Rabban est chrétien. Il a fui Mossoul en juin dernier. A 27 ans, fraîchement sorti de l’université et digne descendant d’une lignée de médecins, il n’imaginait pas accumuler une telle expérience en si peu de temps. Dès son arrivée au Kurdistan, il s’est porté volontaire pour venir en aide à ses compagnons d’infortune : 900 000 déplacés sont aujourd’hui recensés au Kurdistan irakien, auxquels il faut ajouter environ 250 000 réfugiés syriens arrivés progressivement depuis 2011. Très vite, Edmund Rabban a rejoint le programme ouvert en urgence par Médecins du Monde. Depuis, il sillonne quotidiennement la région pour visiter les 6 sites du district d’Amedi dont la direction de la Santé du gouvernorat de Dohuk a confié la responsabilité à MdM.

 

Nazer Mahma est le pharmacien de cette équipe médicale entièrement composée de professionnels de santé déplacés. Yézidi de Sinjar, il a vécu ce qu’ont vécu les membres de sa communauté :

 

« Le 3 août dernier, juste avant l’attaque de Daech, j’ai mis tout le monde dans la voiture : ma femme, mes trois enfants, mes parents. Ca s’est joué à une heure près. On a pris ce qu’on pouvait, pas grand’chose, et on est parti en convoi avec mes frères et sœurs. Très vite, il a fallu abandonner la voiture et traverser la montagne à pied. J’ai dû porter mon père de 62 ans, paralysé, sur mon dos. Il faisait jusqu’à 45°C dans la journée. On n’avait ni eau, ni nourriture. On soulevait les pierres pour en lécher l’humidité. On a mis 6 jours pour arriver en Syrie où les Kurdes nous ont aidés. On a trouvé un camion et on a fini par arriver ici, de nouveau en Irak, mais si loin de chez nous. On a d’abord vécu dans une école réquisitionnée par les autorités kurdes. La rentrée scolaire a d’ailleurs été retardée de trois mois en raison de l’afflux de réfugiés. Mais il a bien fallu partir. On nous a conseillé d’aller dans un immeuble en construction. Mais j’ai finalement trouvé une maison inoccupée et on s’y est installé. »

 

Nazer Mahma est intarissable sur le malaise ou le mal-être de ceux dont il prend désormais soin. Il le connaît bien. C’est le sien. « On a tout abandonné, les maisons, le pays. Beaucoup ont perdu femme et enfants. C’est un choc psychologique lourd, douloureux. Surtout pour ceux qui n’ont plus ni argent, ni travail. Ils ont le sentiment d’avoir aussi perdu leur dignité. C’est vraiment difficile. »

 

Et quand on l’interroge sur cette équipe médicale bigarrée, multiconfessionnelle et multiculturelle dont il est aujourd’hui un pilier, Nazer Mahma esquisse enfin un de ses rares sourires. « Il y a des Musulmans, des Chrétiens, des Yézidis. On travaille en harmonie. On parle de tout ça entre nous. Chacun essaie de comprendre l’autre. Personne n’accuse personne. A part Daech qui nous a tous fait fuir… Il y a beaucoup de tolérance. C’est bien. Et puis, les gens qu’on soigne nous font plus facilement confiance. Ils savent qu’on est des leurs. On partage le même malheur. Et la même volonté de s’en sortir. »

 

 

L’école abandonnée

 

C’est fini pour aujourd’hui à Chiva Hirja. Un autre spectacle de désolation nous attend quelques centaines de mètres en contre-bas, toujours dans le village de Bamerni. C’est une ancienne école, depuis longtemps désertée par les enseignants et leurs élèves. En fait un bâtiment à l’abandon, mais aujourd’hui peuplée de 27 familles et d’une bonne cinquantaine de jeunes enfants qui vivent dans cette école, mais n’y vont pas.

 

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Le béton est brut, souvent lézardé. Les pièces, d’anciennes salles de classe, sont ouvertes aux quatre vents. Les sanitaires, sans fenêtres, sont en piteux état. Là, l’équipe du docteur Edmund Rabban dispose d’une tente, dressée dans la cour battue par la pluie, juste en dessous des panneaux de basket rongés par la rouille. Pendant la consultation, les réfugiés, des Yézidis là encore, se ruent vers nous pour dire leur colère, leur humiliation. Pour parler surtout.

 

Barakat Zendin Hassan est l’un des patriarches de cette communauté, par ailleurs chef d’une famille de 12 enfants. « J’ai dû faire deux voyages pour emmener tout le monde hors de Sinjar. » On frémit à l’idée des risques qu’il a pris pour sauver sa famille au complet. Sa grande fierté en fait.

 

A Sinjar, Barakat Zendin Hassan cultivait l’oignon, la tomate, les aubergines, la pomme de terre. Il élevait un troupeau d’une cinquantaine de moutons. De quoi nourrir ses enfants qui, à une exception près, n’allaient pas à l’école – « Trop loin ! » – et l’aidaient aux travaux des champs. Tout ça, c’est fini. « Travailler dans les fermes ici, c’est impossible. Les gens d’ici ne sont pas tous contents de nous voir. Et on peut partir d’un jour à l’autre. »

 

Barakat Family- Iraq-144
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baraka grod plan
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Barakat Zendin Hassan est un paysan illettré et le revendique. « Sinjar, c’est notre terre. On veut seulement y vivre en paix et notre religion est pacifique. Mais on n’a pas de relais, pas de représentants, pas de pouvoir. Alors voilà, Daech arrive, massacre tout le monde. Et nous voilà obligés de fuir, chassés de chez nous. Je n’ai pas fait d’études, mais je sais ce que sont les droits de l’homme. On demande nos droits ! Et d’abord partir d’ici, aller dans un camp, où au moins, on sera mieux
traité. »

 

Dawodia, ville nouvelle

 

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Le camp le plus proche est à Dawodia, à une dizaine de kilomètres de Bamerni dans la vallée. En fait une véritable ville en construction. Près de 900 containers-bungalows fournis par les Nations unies s’alignent dans un quadrilatère parfaitement ordonné au milieu des vergers déjà en fleurs. Vu de loin, de Chiva Hirja ou d’Old School, Dawodia a des allures de paradis. Mais les pluies d’hiver ont transformé le camp en bourbier. Déjà près de 5000 habitants y pataugent dans la boue, et circulent comme ils peuvent au milieu d’un incessant ballet de camions, de bulldozers et de pelleteuses. Le projet est de tripler rapidement le nombre d’habitations et donc la population. Et comme il faut faire vite, on ne s’embarrasse pas trop des détails. Certaines conduites d’évacuation posées à l’horizontale, sans pente suffisante, se sont vite bouchées. Les égouts débordent déjà ici où là et risquent de poser de nouveaux problèmes sanitaires quand la saison chaude s’installera, quand la boue aura séché et se sera transformée en poussière.

 

Cette ville, habitée avant même d’être vraiment construite, est manifestement faite pour durer.

 

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On y bâtit ces jours-ci une école sur une esplanade où pour l’heure de vieux Yézidis devisent, tranquillement adossés à des bungalows couvert de tags rouges : « Sinjar », « Je suis fier d’être Yézidi ». Et un peu plus haut, une clinique, un centre de soins, dont l’inauguration est une question de semaines. Bientôt, l’équipe du Dr Edmund Rabban, qui vient à Dawodia trois jours par semaine, n’aura plus à courir la montagne pour prodiguer ses soins aux déplacés de la région. Pour peu qu’ils trouvent tous un logement dans cette nouvelle cité. Pour peu qu’un nouvel afflux de réfugiés poussés là par les rebondissements d’une guerre dont l’issue se décide à une cinquantaine de kilomètres ne vienne pas perturber cette fragile planification. Les experts estiment en effet que la contre-offensive imminente pour la reconquête de Mossoul pourrait contraindre plus d’un million d’Irakiens à l’exode et doubler le nombre de déplacés au Kurdistan.

 

 

Les héros de Chamisku

 

A bien des égards, Chamisku préfigure ce que devrait rapidement devenir Dawodia. Nous sommes dans le district de Zakho, à l’extrême nord de l’Irak, tout près des frontières turques et syriennes. C’est là que les déplacés de l’été dernier sont naturellement arrivés le plus massivement. Un camp beaucoup plus imposant s’y est rapidement implanté. 25 000 personnes y vivent aujourd’hui sous des tentes disposées en allées, séparées les unes des autres par des rangées de sanitaires en dur.

 

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Ici, c’est un rythme de 250 consultations par jour en moyenne qu’assure l’équipe de Médecins du Monde, composée comme à Amedi de professionnels de santé déplacés dont beaucoup vivent dans le camp même, parmi leurs patients.

 

A défaut d’un centre de santé en dur qui se fait attendre, le dispositif installé par MdM au centre du camp est hétéroclite. Une tente pour assurer la réception et l’enregistrement, plus les soins de santé primaire. Un bus où se pratiquent les consultations générales qui abrite aussi la pharmacie. Un autre donné par l’OMS aux autorités kurdes de santé qui le prêtent à Médecins du Monde pour les consultations de santé maternelle et infantile.

 

Il y a foule dans la salle d’attente et à proximité. « Au début, explique en souriant Manuel de Lara, le médecin philippin qui assure la coordination médicale du programme de Médecins du Monde en Irak ,les hommes passaient systématiquement les premiers, quel que fût leur état de santé. Nous y avons mis bon ordre et fixé un ordre de priorité. D’abord les femmes enceintes, puis les jeunes enfants, puis les personnes âgées ou handicapées, puis les enfants de 10 à 18 ans, et enfin les adultes, hommes et femmes. La règle est maintenant connue et bien acceptée. »

 

Ghazwa Breassam est sunnite, mère de deux enfants. Elle est élégamment vêtue et porte un foulard de soie légère et très coloré. Son mari est médecin comme elle. Ils vivaient jusqu’à l’été dernier à Diyala dans le centre de l’Irak, un peu au nord de Bagdad, non loin de la frontière iranienne. La prise de Mossoul par Daech a été pour eux le signal du départ. « Ils allaient si vite. Rien ne semblait devoir les arrêter. On a pris peur. Nous sommes partis. »

 

A Chamisku, Ghazwa Breassam assure les consultations de médecine familiale, sa spécialité. « A peu près une femme sur dix qui vient consulter est enceinte. Ce sont souvent des grossesses compliquées. Beaucoup ont subi un énorme stress juste avant et pendant leur exode. Et puis, même si elles sont en sécurité ici, on ne peut pas dire que ce soit idéal pour mettre au monde un enfant. On donne donc des conseils d’organisation familiale – c’est de ce vocable neutre qu’on désigne ici le planning et la contraception – et beaucoup de soutien psychologique. »

 

La psychologie, c’est le métier d’Hairan Khalifa. Yézidi comme tant d’autres dans ce camp, elle a fait ses études ici à Zakho où l’exode d’août l’a ramenée, avec toute sa famille, à l’exception de deux cousins qui ont été tués, et de sa grand-mère dont elle est sans nouvelles.« Quand on a téléphoné à la maison où elle était restée, quelqu’un nous a répondu en arabe. Depuis, plus rien. »

Haïran ne s’attarde pas sur son propre sort. « J’espère un jour pouvoir quitter ce pays où nous n’avons plus d’avenir », lâche-t-elle seulement.

 

Elle préfère se concentrer sur son travail qu’elle nous explique en parcourant les allées du camp. Elle en connaît tous les recoins. Elle y vit dans deux tentes voisines avec sa mère, ses 4 sœurs, son frère, sa femme et deux neveux. « L’essentiel est d’écouter les gens, le récit de leurs souffrances, à la fois toutes semblables et toutes personnelles. Je ne prescris pas de médicaments. J’essaie de donner des conseils pour réduire le stress. J’essaie de positiver, de trouver les bons arguments, d’apporter un peu de réconfort. Je vois les patients trois ou quatre fois. Si vraiment ils vont très mal, ou si leur état s’aggrave, alors ils voient un médecin et vont parfois à l’hôpital. »

 

Cet après-midi-là, Haïran rend visite à Hadiyya Murad. Elle a 65 ans et en paraît au moins 10 de plus. « J’ai mal partout. A l’estomac, au dos. Je n’arrive plus à marcher. Je ne parviens pas à oublier ».

 

Très vite, les souvenirs les plus douloureux affluent. « On a dû laisser mon mari en chemin. Il n’en pouvait plus et mon fils ne pouvait pas nous porter tous les deux dans la montagne. Ma jeune sœur avait un nouveau-né de 3 jours. Elle est restée là-bas. Le mari de ma fille aussi est resté là-bas. On est sans nouvelles. » Hadiyya s’interrompt, le temps d’étouffer un sanglot, d’essuyer une larme. Haïran intervient. « Oui, c’est dur, grand-mère. Mais ta vie continue. Tu es ici avec tes enfants. Ils sont formidables tes enfants. Ils ont besoin de toi. Ton fils t’a portée jusqu’ici. Tu peux être fière de lui. Il ne faut pas ressasser ton malheur. Tu dois t’occuper. Tu es en sécurité maintenant. Tu n’as plus rien à craindre. »

 

On comprend qu’il faudra plus d’un mot de réconfort pour libérer peut-être un jour Haddiya Murad de son immense désespoir. On admire la force d’Haïran pour prendre ainsi à bras le corps un malheur qui est aussi le sien.
La suite, c’est le fils d’Haddiya, Obed Khalaf Khidir, qui la raconte. En fait, ils ont tous frôlé la mort de très près.

 

« Le 3 août, on s’est tous tassés dans mon Opel Elektra et on est parti en direction de la montagne. La route était très encombrée. Des Yézidis en fuite, comme nous. Daech était partout. On s’est fait arrêter, fouiller. On a cru qu’on allait y passer. Fort heureusement pour nous, un djihadiste s’est blessé avec son arme un peu plus loin. On a profité de la confusion qui a suivi pour s’enfuir à pied.

 

On était une bonne centaine à courir. Ils nous ont tiré dessus. Certains sont tombés. D’ailleurs on a vu des morts sur tout le trajet, pratiquement jusqu’en Syrie. Oui, on a dû laisser mon père qui n’en pouvait plus. Continuez sans moi, m’a-t-il dit. Je me débrouillerai. On ne l’a plus revu. On avait soif. On avait faim. Certains se sont écartés du chemin de montagne pour aller cueillir du blé mur dans les champs qui n’étaient pas encore moissonnés. Ils étaient à découvert. Ils ont été tués. J’ai vu une femme accoucher au bord du chemin. Elle ne pouvait plus repartir, bien sûr. Mais que faire ? J’avais déjà ma mère dans les bras. Et ma femme s’occupait de nos 6 enfants. Notre cauchemar a duré 6 jours et 7 nuits. »

 

Le directeur sans école

 

A Sinjar, Obed Khalaf Khidir était directeur d’école. Dans le sillage des tueurs de Daech, il a vu la haine dans le regard de ceux qu’il prenait jusque-là pour des amis. « Même s’ils se rasent, même s’ils se mettent à porter des costumes, j’ai peur qu’ils conservent leur idéologie. De quoi sommes-nous coupables pour subir tout ça ? » Il marque un temps d’hésitation, comme s’il pesait le pour et le contre avant une décision capitale, puis lâche… « Non décidément, je ne veux plus rentrer. »

 

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« Bien sûr, reconnaît-il enfin, ici on n’a plus ce genre de problème. L’accueil des Kurdes est globalement fraternel. Les ONG s’occupent de nous. Mais on vit sous une tente. On reste des déplacés. » Obed Khalaf Khidir aimerait qu’on lui confie la direction de l’école en construction dans le camp « pour remettre mes enfants et tous les gosses du camp au travail, aux études. Le plus tôt sera le mieux ».

 

Pour l’heure, les seules leçons qu’apprennent les enfants de Chamisku sont celles que l’histoire contemporaine vient de leur infliger. La leçon est dure, l’histoire est sombre. On la lit dans les dessins qu’Haïran Khalifa, la psychologue, leur demande dans les ateliers qu’elle anime après ses consultations. D’étranges hommes en noir y brandissent des armes qui crachent le feu et sèment la mort. On reconnaît les morts allongés et les blessés encore debout aux gros points rouges qui ornent leur poitrine. Les enfants de Chamisku dessinent aussi en arrière-plan des maisons et des paysages qui ne sont déjà plus pour eux qu’un souvenir… ou un espoir.

 

A la fin de la séance de dessin, Fadia entonne cet air traditionnel dont les paroles ont déjà été adaptées au malheur présent de son peuple.

 

 

 

« Sinjar était la plus belle.
Un jardin partout garni de fleurs.
Ils sont venus pour nous tuer.
Ils ont brûlé des enfants.
Ils sont heureux quand on pleure.
La guerre est notre ennemi.
Mais c’est notre destin.
Je ne veux pas oublier…
Sinjar la plus belle… »

 

Quand elle sera grande, Fadia veut devenir chanteuse.

 

Luc Evrard, février 2015

 

Reportage photographique:  Guillaume Pinon

 

 

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