Histoires de bruit et de fureur

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Témoignages de violences subies, recueillis par un membre de l’équipe Santé mentale du CASO de Bordeaux. Les consultations tentent de pallier le manque de capacité des dispositifs de santé mentale du droit commun et de prendre en charge les personnes en situation de grande vulnérabilité, à l’issue d’un parcours de vie et de migration traumatique. 

 

 

« They want to kill me…they want to kill me…they want… » : il est grand, maigre, un peu inquiétant, ses mains s’agitent sans arrêt pour désigner, chasser, le regard ne se pose jamais. A 15 ans, il a été enrôlé par Boko Haram.

 

« Pour passer, quand on n’a pas d’argent, on couche » : elle dit cela comme une évidence, regardant au loin à travers moi mais bien présente, un sourire triste et doux comme son allure.

 

Quelques chiffres :

Près de 550 consultations, proposées tous les matins, ont été réalisées en 2015 par l’équipe de 6 psychologues et psychiatres au CASO de Bordeaux. 

 

Ecouter, entendre peut-être, et après ? Injonction à penser !

 

Ce sont elles, ce sont eux qui décident : revenir régulièrement pour une rencontre, demander parfois ce qu’il faut pour dormir et s’apaiser mais le plus souvent attendre que je sois là, dans ce même lieu à l’heure prévue, fidèles l’un l’autre au rendez-vous, constance essentielle pour qu’un lien fiable se tisse et qu’une parole puisse émerger. Pour s’extraire de la violence et de l’errance.

Je ne puis revendiquer le statut de témoin : je n’ai pas vécu ni assisté aux drames subis par ceux que j’écoute. Je suis confronté – comme chacun à cette place – à une radicale étrangeté, non pas de la personne, mais de ce qu’elle a vécu : l’intrusion térébrante du viol, l’assassinat des proches, l’angoisse de la mort imminente. Noyau de détresse inaccessible.

Mais je suis touché. Comment ? C’est mon affaire : laissons de côté le concept de neutralité, concept politique dont on sait ce qu’il veut dire, ou celui de « bonne distance » bon pour les géomètres.

 

Je dis : je. « Je » n’est pas haïssable, ce n’est pas « moi ». C’est l’engagement de ma subjectivité, condition essentielle-existentielle pour une rencontre. Je, un parmi les autres, dans sa singularité assumée et sa banalité.

 

C’est parce que je dis « je », celui de la rencontre possible, que je me donne le droit de me faire le « passeur » des paroles qui ont été exprimées en ma présence. Ceux qui ont tenu ces paroles resteront anonymes, en conséquence le passeur qui les transcrit ici le restera aussi.

 

 

Elle quitte la RDC. Mariée, elle accompagne son mari dans ces assemblées chrétiennes où le pasteur, dit-elle, fomente ses projets politiques, elle suit car « quand les maris parlent, les femmes se taisent » mais à trop se taire, elle subit les affrontements religieux de son quartier, elle est battue, brûlée au fer à repasser, emprisonnée. Pendant 4 ans. Violée chaque soir. Tantôt par l’un, tantôt par l’autre. Elle ne se refuse pas car « derrière la prison, il y a le fleuve où l’on jette les personnes que l’on tue ».

 

Un soir les geôliers se disputent : celui qui vient de la violer n’a pas respecté son tour.

 

Ils se battent, elle se sauve.

 

Elle raconte son histoire d’un ton monotone, comme anesthésiée, pleine de fatigue, sans pathos. Violée tous les jours pendant quatre ans? Ce qu’elle nous raconte, est-ce vrai ? Dit-elle la vérité ?

 

Le mensonge : est-il possible que ceux que nous rencontrons et qui fuient la violence de la guerre, des crimes, de la maladie, de la misère, de la faim… Est-il possible que ceux là nous mentent ? Pour être acceptés parmi nous.

 

Oui, bien sûr.

 

photo de Constance Decorde

Alors il nous faut les débusquer, nous qui vivons dans une société où il fait bon respirer l’air pur de la franchise de cette célèbre marque de véhicules, où il fait bon s’appuyer sur les fondements éthiques de notre société – fondements chrétiens, cela va de soi, Dieu est amour mais la femme n’est pas l’égale de l’homme – où il fait bon faire confiance à nos hommes politiques qui ne sont pas des dictateurs mais aiment bien amputer les citations : « la France ne peut pas recevoir toute la misère du monde.» C’est vrai, la France n’est pas le Liban et elle n’a rien à se faire pardonner.

 

 

Respectons les mensonges de la détresse – cela n’implique pas de tout accepter – et affrontons ceux de notre cité : il n’y a pas de risque vital.

 

 

Ce n’est pas ce qu’a vécu ce jeune homme, intelligent, séduisant dans sa tristesse qui recouvre une énergie contenue et qui revient d’une longue dépression ayant justifié une hospitalisation. Il y a quelques années, en Guinée, son père est massacré avec 150 autres personnes dans un stade. Il récupère le corps quatre jours après : « Je ne l’ai pas reconnu, et il avait des cotons dans les narines, dans les oreilles… Longtemps je n’ai pu dormir seul, toutes les nuits j’avais peur.» La peur s’estompe, il milite avec d’autres étudiants, fait circuler des photos du massacre. Arrêté, violenté, incarcéré, torturé : tous les jours, toute la journée, exposé nu au soleil, battu s’il demandait à boire.

 

Libéré, la France. Il ne manque aucun rendez-vous : il y a son histoire personnelle, et il y a aussi toute sa rancœur à l’encontre de la « faiblesse » des gens de son pays, sa haine des hommes politiques africains et ses réflexions très argumentées sur les collusions capitalistes à l’étranger.

 

Il était étudiant en droit, il veut devenir avocat.

 

Il avait un père aimant.

 

 

Cet homme tout aussi jeune et qui vient de Centrafrique était aussi, « là-bas », étudiant en droit. Il se sentait aimé par son père adoptif, son oncle, qui l’avait recueilli après la mort de ses grands-parents, qui l’avaient eux-mêmes élevé car son père et sa mère biologiques l’avaient abandonné. D’abord son père inconnu puis sa mère, disparue. Père adoptif magistrat, directeur dans l’administration judiciaire, donc lié à l’Etat.

 

Rebelles : saccagent le domicile, battent les jeunes gens présents, abattent le magistrat loin de chez lui. Son corps n’est reconnu que quelques jours plus tard. Sur la route qui mène à l’aéroport, attaque à la mitraillette et peur de mourir.

 

« Je rêve d’hommes cagoulés qui tirent des coups de feu, je ne sais pas si je suis vivant ou déjà mort, parfois en marchant je me sens hors de moi comme si j’étais spectateur de ce que je vis… J’ai toujours été rejeté ou abandonné par ceux qui auraient dû me protéger, même la mort s’en est mêlée. »

 

 

Protecteur, c’est le rôle du père, dit-on.

 

 

« Notre Père qui êtes aux cieux, Père tout puissant… » Les pères humains ne sont que de pauvres hommes. Est-ce qu’ils doivent accompagner et protéger femmes et enfants durant la longue marche au service de la vie et aussi accepter à leur tour de s’abandonner auprès d’une femme protectrice? Ou bien doivent-ils suivre l’injonction de cette femme politique au joli prénom évoquant le vent de la mer et les embruns, qui porte bien haut l’héritage de son père, et qui assène un jour sur les antennes  à l’heure du café ce message aussi viril que réjouissant : « Il est normal, monsieur, que les femmes et les enfants quittent un pays en guerre, mais un homme, monsieur, un homme, ça ne part pas, ça ne quitte pas son pays, ça prend les armes et ça se bat ! » Tout est bien en place : faible femme et homme viril.

 

Vous avez raison, madame au joli prénom : un homme, un vrai, ça brandit son fusil, ça bande, et ça viole.

 

 

Elle a 18 ans, elle arrive du Maghreb, recueillie par sa sœur française qui l’accompagne. Elle ne parle qu’arabe, et elle est quasiment mutique. Elle a été violée par son oncle. Sa sœur nous apprend qu’une phrase surgit par à-coups de son silence et signifie : « Si mon père l’apprend, il va dire que c’est de ma faute et il va me tuer. »

 

 

Elle a 25 ans, elle est originaire des Balkans. Elle a fui sa famille accompagnée par celui qui est devenu son mari. Ils se sont choisis et ils s’aiment. Ils sont entrés en Europe par la Hongrie : elle me montre sur son portable les photos de ces êtres entassés dans une pièce minuscule du centre de rétention. Elle a peur qu’on les renvoie là-bas (Dublin).

 

Sur le territoire français, une fausse couche s’est déclenchée. Le couple est devant moi, abattu, elle très déprimée, lui triste et soutenant sa femme.

 

Ils ont peur d’être reconnus par des compatriotes ; ils préviendraient le père de la jeune femme qui les ferait assassiner. Ce père qui avait exigé de son futur gendre comme condition obligatoire du mariage qu’il aille combattre dans les rangs de Daech, et qui, devant son refus, l’avait fait agresser si violemment qu’il avait du être hospitalisé pour fracture. La jeune femme a subi elle-même des violences et les causes multiples de sa dépression se précisent peu à peu.

 

Lors d’un entretien je lui demande : et si votre père savait ? La réponse fuse : « Il me tuerait. » Et votre mère ? : « Elle ne dit rien ».

 

 

Elle n’a pas 25 ans, elle étudiait à Bamako, 3 ans de droit ; à la fac, habillée à l’européenne, en cachette de ses parents ; à la maison, voilée.

 

Mise en demeure de devenir la troisième épouse du cousin de son père, elle s’enfuit au Togo. Son père fait amende honorable et lui demande affectueusement de revenir.

 

Le piège se referme : à son retour, elle est saisie de force par les hommes de sa famille et brûlée au fer à la fesse (cicatrice authentifiée par ma consœur médecin et photographiée pour son dossier de demande d’asile).

 

Au début de son séjour sur le territoire français, elle évite la police car elle rêve trop souvent que des policiers la ramènent en Afrique, puis la crainte s’estompe et elle devient capable de demander son chemin aux personnes en uniforme.

 

 

photo de Benoit Guenot photo de Benoit Guenot

 

Violence de l’islam intégriste

 

Autre violence, sans commune mesure. Avec des amis proches, lors d’un repas bien arrosé s’exprime l’idée banalisée selon laquelle l’islam c’est le mal. Il s’avère alors qu’il est impossible de faire entendre quelques remarques sur l’histoire des religions (combien de morts dans le passé imputables aux Eglises chrétiennes d’Occident, combien de femmes décédées ou mutilées par avortement clandestin de nos jours) ou d’évoquer la complexité du nouage des différentes causalités, économiques, politiques, religieuses, etc. Impossibilité de décoller du passionnel de l’ici et maintenant et constitution répétée du bouc émissaire.

 

Rien de neuf sous le soleil. Impossibilité de penser une logique tenant compte de la réalité, impossibilité de penser ce qu’implique un tel raisonnement pour l’avenir, impossibilité de se décentrer. Le déni est le mécanisme psychique le mieux partagé par les hommes et les nations.

 

Dans ma rue bourgeoise, de jeunes voisins déjà à la tête d’une famille nombreuse partent avec leurs jeunes enfants à la manif pour tous. Savent-ils qu’en certains pays d’Afrique on tue les homosexuels ?

 

 

«  Nous nous rencontrons une fois par mois depuis trois ans. Et depuis trois ans, régulièrement il me raconte le même rêve qui l’assaille, à intervalle régulier depuis dix ans. Le rêve de « l’homme au tee-shirt rouge » qui vient le battre, qui veut le tuer : après, dans la journée, « c’est du piment dans tout mon corps ».  « Autrement, ça va, un peu. » Il y a dix ans, dans un quartier de la capitale du Cameroun, une rencontre heureuse lui fait découvrir son homosexualité et transforme son existence. Jusqu’au jour du meurtre : ces deux hommes qui s’aiment sont dans leur chambre quand surgissent des hommes armés de bâtons menés par l’homme au tee-shirt rouge. Ils tuent son ami, il s’enfuit par la fenêtre. Il a la conviction qu’un jour, il sera capable de revenir pour tuer l’homme au tee-shirt rouge.

 

Il s’est enfui, mais ce n’est pas un homme qui subit : ne dépossédons pas les migrants de la dignité de leur acte : ils ont choisi d’agir, le départ est un acte. Quelles que soient les pressions subies, il ne s’agit pas de les sous-estimer, ils doivent être considérés comme sujets de leur décision, comme actant de leur long, long et dangereux voyage. Nous sommes face à eux des « assis », des assistés.

 

Celui qui veut tuer le meurtrier de son ami est passé par le Mali, arrivé à Oran, renvoyé par la police à la frontière, à Tamanrasset, reparti vers le Maroc, a cru mourir de froid dans la forêt, a été secouru par des habitants du pays, a été racketté par d’autres, a traversé par Gibraltar.

 

 

Bien sur, cela ne produit pas les mêmes représentations si l’on parle du parcours des migrants ou bien si l’on évoque un exode célèbre sous la houlette d’un non moins célèbre prophète dont l’existence réelle n’a jamais été prouvée. On parle aussi – sans mauvais esprit par rapport à ce qui précède – de la migration des grues cendrées, du nord au sud et du sud au nord, au service de leur survie. Et que dire de la migration du nouveau-né à travers les voies génitales de la mère : nous ne sommes pas tous égaux quant aux risques de ce premier voyage mais nous avons tous effectué cette migration princeps.

 

 

C’est cette jeune femme émigrée aussi du Cameroun qui me disait : « Quand on n’a pas d’argent, pour passer, on couche. » Battue et blessée gravement par son mari, peur d’être assassinée, violée plusieurs fois par les passeurs aux frontières…

 

Honte du viol, lourde à porter et qui ne se partage pas. Ne pas pouvoir dire, puis être capable de l’aborder : dignité retrouvée.

 

 

Il n’est pas bien vieux, il vit sous les ponts, s’alimente comme il peut auprès des associations : je lui demande si, des fois, il ne pense pas revenir dans son pays : « Non monsieur, ici, on me respecte. » A bon entendeur…

 

 

Elle n’est pas respectée par sa société afghane, tribu pratiquant l’islam. Comme elle était très bonne élève, elle réussit à intégrer l’université en trompant son père qui s’y oppose. Elle parle anglais couramment, et intègre la haute administration. Son père la marie sans son consentement à un homme frustre dont elle subit les assauts sexuels pendant dix ans. Elle ne peut divorcer : « Dans mon pays, on tue les femmes qui veulent divorcer. A la télévision, on a montré une femme défigurée par son mari qui lui avait coupé le nez et les lèvres. Mon mari a dit : pourquoi il ne l’a pas tuée ? »

 

 Elle a quitté son pays avec ses deux enfants pour un homme, un Européen. Elle a toujours peur que son mari la retrouve, et la tue.

 

 

Pourrait-on faire usage du mot courage et dire ainsi notre respect pour ce parcours au service du désir, de la vie ? Et, usant de l’impudeur des grands mots, dire : femme sujet de sa liberté. Grands mots, gros mots : le mot identité est un gros mot, pour le moins, quand il enferme l’autre dans une désignation-assignation mortifère.

 

 

Il a été désigné comme enfant sorcier responsable-coupable des maladies touchant les gens de son quartier à Kinshasa, pour une histoire d’héritage. Battu, jeté à la rue, il devient enfant des rues, vit en bande sans s’y retrouver, risquant d’être tué ou enrôlé de force dans l’armée. Il se dit mineur : le magistrat demande un « âge osseux » (fiabilité?)… Long voyage sur nos terres.

 

Il a toujours le sourire, un vrai sourire : « C’est ce qui me permet de rester en vie ; on ne peut pas me le prendre. » J’identifie cet homme à son sourire.

 

Exemplaire : il m’apprend. 

 

 

Elles m’apprennent : deux femmes rencontrées régulièrement, on pourrait dire psychothérapie, je ne parle pas leur langue, interprète téléphonique interposé.

 

Un jour elles me disent, et ça je le comprends très bien et le formule ainsi : « Pas d’interprète entre nous, vous n’avez pas besoin de parler, taisez-vous, ce qui compte c’est que l’on puisse dire ! »

 

 

Retour d’une vieille histoire d’un vieux maître fondateur pour un vieux thérapeute.

 

On peut s’arrêter là.

 

 

Presque : elle se définissait comme femme, juive, philosophe. Elle a connu l’exil. Elle a dit à peu près ceci : dans les périodes où ce qui se passe dans le monde nous porte à la désespérance, la meilleure façon de lutter est de penser.

 

 

J’ajoute : partageons nos pensées ! 

 

 

 

 

 

 par un membre de l’équipe Santé mentale du CASO de Bordeaux.

 

 

 

1 COMMENTAIRE

  1. Merci à l’auteur pour ce texte qui incite à réfléchir et respect pour son écoute de tant de souffrances mais surtout grand respect à toutes ces personnes douloureuses qui continuent à vivre et à vouloir avancer et qui suscite chez moi l’admiration car serions nous capable d’en faire autant nous qui avons été élevés dans la facilité et une certaine aisance.

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