Mai 2018, Blessing, 20 ans, meurt noyée « en traversant la frontière », plus encore, en fuyant les forces de l’ordre. Ni le froid, ni la glace, ni la neige, qui ont déjà fait leurs lots de victimes, ne sont ici seuls à l’origine du drame.
Au moins trois corps ont été retrouvés depuis ce printemps pourtant tardif aux abords frontaliers des Hautes-Alpes.
Personnes bénévoles et professionnelles, sauveteuses et soignantes, citoyennes et élues, malgré les efforts de tou.te.s de part et d’autre de la frontière et durant tout l’hiver, le drame a surgi, et risque de surgir à nouveau. Cela a déjà été le cas pour plus d’une quinzaine de personnes victimes d’accidents mortels depuis 2016 à l’épreuve de la traversée frontalière italo-française dans sa partie sud, entre Vintimille et Menton.
Cette frontière blesse souvent, et tue parfois. Nous en témoignons.
Des personnes soignantes bénévoles exercent régulièrement au Refuge solidaire de Briançon et peuvent dire les traumatismes survenus à l’occasion de cette traversée, gelures et blessures le plus souvent.
Parfois les soins ne suffisent pas, une hospitalisation s’impose.
Comme si le parcours depuis le pays de départ n’était pas assez traumatique, leur voyage dure souvent plusieurs mois, voire plusieurs années. Après la traversée du désert, l’enfermement et l’exploitation en Libye, puis la traversée de la Méditerranée, à leur arrivée en milieu montagnard ils font face aux contrôles aux frontières entre l’Italie et la France par les forces de l’ordre. Ces contrôles les exposent à des dangers toujours plus grands, renforcés par la présence d’individus aux idéologies autant haineuses qu’aux moyens démesurés pour mener des actions illégales de surcroît.
En Méditerranée, plus de 2000 personnes sont décédées depuis le début de l’année 2018, 16 000 depuis 2013. Entre Anjouan et son île sœur mais française Mayotte, il y a eu plus de 15 000 morts depuis 20 ans. Derrière ces chiffres abstraits, des destins tragiques d’hommes, de femmes et d’enfants qui ont tenté de franchir la mer pour fuir la guerre, la misère, les persécutions, en espérant un avenir meilleur ailleurs. Le ratio du nombre de décès sur le nombre d’exilés soumis à la traversée de la Méditerranée était de 1 sur 42 en 2017. Il serait de 1 sur 18 cette année, depuis que les États européens ont confié le sauvetage en mer aux garde-côtes libyens. Le gouvernement français ferme les yeux et, avec eux, ses ports. L’Aquarius et d’autres bateaux, pas nécessairement humanitaires, sont empêchés dans leur mission de sauvetage, au détriment du droit maritime international. Les sauveteurs sont menacés, découragés, poursuivis par la justice.
La France, en même temps qu’elle défend une Europe ambitieuse, préfère protéger ses frontières plutôt que les hommes, les femmes et les enfants qui n’ont d’autres choix que de la traverser.
Aujourd’hui, bien plus qu’elle ne nous protège, cette frontière nous indigne !
En bafouant le droit des enfants, en niant le droit des demandeurs d’asile, en occultant les droits de l’article 13 de la Déclaration des Droits de l’Homme qui stipule que « tout homme a le droit de quitter tout pays, y compris le sien », et que « tout homme a le droit d’établir sa résidence dans le pays de son choix », au mépris de toutes ces conventions signées par la France, on supposerait que la traversée de la frontière puisse être un délit.
Ce délit, s’il en était un, justifierait-il qu’on porte atteinte à l’intégrité et à la dignité de celui qui le commettrait ?
Ce délit, s’il en était un, justifierait-il que les forces de l’ordre mettent la vie des personnes en danger pour les intercepter, coûtant la vie à une fillette âgée de deux ans, une jeune femme de 20 ans, et combien d’hommes ?
La plupart des personnes exilées n’accepte de monter sur l’esquif, dont ils connaissent l’extrême dangerosité, que sous la menace de leurs oppresseurs, et en raison des conditions effroyables de survie qu’elles ont connues en Libye : emprisonnement, rançonnement, asservissement. Les mêmes types d’exactions existent dans le Sinaï.
Avant les traversées de la Libye et de la Méditerranée, les personnes en exil ont dû pour la plupart affronter les frontières du désert. Là encore le nombre de décès semble effrayant même si les données sont peu étayées. Nombreux sont ceux et celles qui sont abandonnés sans eau en plein désert, sans rien, au nord du Niger ou du Tchad, par des passeurs criminels. Nombreux sont ceux et celles qui sont déportés au milieu du désert par les forces militaires algériennes ou marocaines.
Il y aurait, selon le directeur de l’Organisation internationale pour les migrations, davantage de décès dans le Sahara qu’en Méditerranée.
L’Europe va-t-elle continuer à confier le sauvetage en mer aux garde-côtes libyens, ce qui aboutit à renvoyer sans scrupule en Libye les personnes rescapées des naufrages en Méditerranée ?
Par ces politiques certes, y compris la négation totale du “droit à sauver” des navires associatifs empêchés de fonctionner, les arrivées au Nord par la Méditerranée centrale semblent en voie de tarissement.
Il n’en va certainement pas de même pour le nombre d’exactions en Libye et le chiffre des départs à partir des côtes méditerranéennes de l’Afrique du Nord ?
On assiste à une réorientation très claire des chemins de migration par la Méditerranée occidentale, le Maroc (exactions nombreuses aussi) et l’Espagne. Quarante-cinq mille personnes auraient pris cette route espagnole cette année.
Ces morts aux frontières, dans la montagne, en mer, dans le désert, sont clairement inacceptables.
Pour une politique d’accueil digne des exilés
Quelles sont les perspectives pour les personnes qui ont franchi les innombrables et dangereux obstacles rencontrés tout au long de leur trajet d’exil ?
Commence alors le parcours du combattant de la demande d’asile, dernier espoir pour un accès légal au droit de séjour sur notre territoire. Pour les personnes passées par un autre pays de l’UE avant la France et relevant de la « procédure Dublin » (environ un tiers des 100 000 personnes qui ont demandé la protection de la France en 2017), si elles ne retournent pas dans ce pays, il se passera souvent encore des mois avant que leur demande d’asile soit traitée.
Ce parcours lui-même est semé d’embûches : pas d’hébergement, pas d’aide matérielle, pas de protection, et la fermeture des accès à l’eau et aux sanitaires publics. L’unique refuge est la rue et ses conditions précaires de survie.
S’ajoute à cela encore de longs mois d’attente et l’impossibilité de travailler. L’accueil en France des exilés se fait à l’encontre de leur insertion sociale et au détriment de leur santé.
Médecins du Monde constate dans sa pratique que soigner les personnes exilées relève parfois de l’absurdité puisqu’une grande part de leur souffrance et de leurs pathologies proviennent des dangers et de l’extrême précarité des conditions de vie qu’on leur impose ici.
Dénutrition, infections aiguës et fatigues profondes sont les conséquences des fermetures d’accès à l’eau potable et aux sanitaires publics, entraves aux distributions alimentaires, expulsions itératives de campements et lieux de vie. Leurs pathologies chroniques ont souvent été négligées pendant le trajet ; les séquelles physiques des exactions subies ou des marches forcées sont courantes ; les souffrances psychiques, plus difficiles parfois à diagnostiquer se révèlent sans cesse. On tremble en sachant que des enfants, des nourrissons ont vécu les mêmes trajets.
L’impossibilité d’accéder à l’information et aux droits qui reviennent pourtant aux personnes en exil, génère incertitude et angoisse, ravive les traumatismes et les souffrances, et renforce l’exclusion.
Les conseils juridiques sont nécessaires, mais notre meilleure connaissance du droit ne fait que révéler encore davantage la volonté institutionnalisée de rejet et d’exclusion.
Une politique chère, inefficace et dépourvue de tout humanisme
Plusieurs arguments évidents plaident contre la politique menée visant à lutter contre la migration.
D’abord, elle est totalement inefficace.
François Gemenne le dit clairement : “Fermer les frontières ne sert à rien.” Tenter d’empêcher les déplacements des hommes qui ont toujours existé est totalement illusoire. La vraie seule “réussite” de ces politiques, c’est le nombre de morts et de personnes durablement traumatisées et précarisées. Est-ce là son but ?
Cette politique est en outre coûteuse. En France, entre pratiques policières, barrières administratives, déni des droits, atteinte à l’intégrité des personnes, tout est fait pour qu’un exilé ne puisse avoir une existence normale d’acteur économique productif et la facture est sérieuse.
On reste également pantois devant la mascarade politique pour le moins dispendieuse déployée pour traiter des “crises” comme celle de l’Aquarius : pour 141 personnes pas moins de 6 chefs d’États se sont impliqués pendant 3 jours de « négociations » pour une solution fort alambiquée.
Le troisième argument pointe et doit contester l’absence totale d’humanisme de la politique anti migratoire menée. A l’aube du XXIe siècle, après des décennies morbides qui ont connu tant de conflits, de génocides et de crimes contre l’humanité, où est passée la France des Lumières, celle des droits de l’homme, celle que le monde entier admire ?
Elle semble s’être fourvoyée dans les arguments électoralistes minables et clairement contreproductifs : toute la politique qui veut traiter cette soi-disant crise ne fait qu’accréditer sournoisement les arguments xénophobes et racistes des forces que l’on veut combattre.
Cette « crise migratoire » révèle en fait l’incapacité des États européens à lâcher un peu de leur souveraineté nationale, pourtant déjà délaissée sur le plan économique au nom du productivisme. L’instrumentalisation qui en est faite ne vise d’autres fins que la justification du creusement des inégalités et la division de notre société (avec l’émergence de « mouvements anti migrations »).
La “Crise” n’est pas ici, mais bien dans les zones d’où proviennent les exilés.
Alors que l’aide au développement nourrit souvent sans contrôle des régimes bien peu recommandables.
Des arguments raisonnables pour un accueil bienveillant et respectueux des droits : les « bénéfices de l’accueil »
D’abord, la “liberté de circulation” constitue un droit humain fondamental dont l’humanité a toujours usé. Bienheureux d’en bénéficier encore sans grande contrainte, les Occidentaux ne réalisent pas qu’empêcher les « entrées » finira bien un jour par entraver les « sorties ». Ils revendiqueront alors un droit, voire une liberté à la circulation qu’ils auront empêchée jusque-là.
La circulation est un facteur incontournable du progrès social.
Les exilés, lorsque cette liberté ne leur sera plus prohibée, pourront déployer leur potentiel économique aussi bien ici que dans leurs pays d’origine. L’économie des “vieilles” nations a grand besoin de cette population jeune et productive.
L’apport financier des personnes exilées, chez elles, sera plus considérable encore. Bien plus, la liberté de circulation leur permettra d’y promouvoir les valeurs démocratiques et respectueuses des droits que l’on veut voir vivre encore en Occident.
Enfin, soyons « rassurés », la liberté de circuler favorisera les retours au pays.
Comme en matière d’addiction, la fin de la prohibition, la légalisation de l’exil donnera un coup d’arrêt aux trafics en tout genre des passeurs ainsi qu’à nombre d’actions commises en toute illégalité au détriment des personnes en difficulté ou en détresse.
Il est grand temps que commence en France une véritable politique d’accueil, qui respecte les personnes autant que les droits : accueil, mise à l’abri, protection spécifique pour les uns, accompagnement vers le droit commun pour les autres, respect de celles et ceux qui sont en exil. Un respect des citoyen-ne-s du monde qui défendent encore des valeurs de liberté, d’équité, d’accueil, de solidarité et de Fraternité !
Il est temps que la France cesse de criminaliser ceux qui cherchent asile et protection et ceux qui les accueillent, ceux qui font le choix de l’exil pour vivre dignement et ceux qui les soutiennent.
Il est temps que cessent ces mises en danger des personnes par les contrôles aux frontières et les violences institutionnelles.
Faire le choix de l’ouverture des frontières est une question de dignité, mais aussi de sécurité et de paix sociale, individuelle et collective.
C’est une question de vie.