Ensemble, traverser l’épreuve

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L’épreuve

Ils ont semé la mort, prônent la haine et fracturent des vies. Ils ont déclenché en France une vague d’émotion qui ne tarit pas, une immense peine mais aussi de la sidération. Ils viennent de là-bas mais aussi d’ici, enfants de France, et notre peuple est collectivement comptable de cet enfantement terroriste en son sein. Cette situation nous sidère et distille peur, paranoïa, méfiance, enfermement dans la forteresse Europe mais aussi, retour critique, résistance, solidarité et réaffirmation de nos valeurs et modes de vies.

Cette effraction en disloquant des individus pris au hasard, vise à détruire le modèle de société ouverte, démocratique, humaniste et universaliste, porté haut par notre association. Nul militant, adhèrent, salarié, bénévole, donateur ne peut rester sans réaction, sans mots, sans analyse, face à cette menace fondamentale dans un contexte où l’opinion publique relayée par la Raison d’État pose une double exigence de protection des personnes et de sécurisation de territoire national. Mais parce qu’elle s’accompagne, dès le lendemain des attentats d’un discours « fort », elle rebat les cartes sur la scène nationale et européenne du double thème des migrants et de la sécurité, selon une pente glissante, xénophobe et sécuritaire. Par ce fait, elle risque d’amplifier le lit déjà débordé des replis identitaires, des racismes de tous genres et de toutes couleurs. Les boucs émissaires sont bel et bien désignés : ceux-là même qui fuient la guerre que nos États coalisés disent vouloir com-battre mais aussi ceux qui auraient ici enfantés des terroristes au sein de l’hexagone. Face à ces discours de fermeture dont la portée est aujourd’hui menaçante pour nos valeurs et nos capacités d’action, notre association « portes ouvertes » est prise en tenaille entre plusieurs postures. La première, consisterait à nous rabattre sur le quotidien, le local, le connu, l’opérationnel : nos missions, nos délégations, notre siège car cela nous aide à refouler l’inquiétude qui nous traverse. La seconde à l’inverse consisterait à continuer fièrement à porter haut nos « couleurs » oscillant dès lors entre optimisme obstiné et pessimisme désenchanté au gré des bonnes ou mauvaises nouvelles du « monde ». Dans les deux cas, le risque est de ne plus être Médecins du Monde mais insensiblement médecins en décalage avec le monde tel qu’il va. Une autre voie à la fois plus réaliste et plus radicale (au sens étymologique du terme) est possible à condition de nous outiller culturellement et idéologiquement pour être à la fois audible et toujours en accord avec nous-mêmes (et nos principes intangibles). A l’opposé de ces postures réactives, nous devons faire le pari que « la foule anxieuse » qui nous entoure est confrontée aux mêmes questions que nous : comment relier nos principes d’ouverture et d’émancipation avec des politiques de protection de la vie humaine et plus largement du vivant ?
Nous prônons une société ouverte et démocratique, l’amalgame terroristes – migrants nous révolte et n’est basé sur aucune réalité. Notre ancrage de terrain nous donne une légitimité pour rétablir les faits mais nos démonstrations doivent s’appuyer sur des éventails d’arguments plus larges que précédemment, en mobilisant des raisonnements qui nous sont plus familiers que nous ne pourrions le penser au premier abord (sanitaires, culturels, économiques, sociaux). Trois pistes de travail, où nous devons déconstruire les idées reçues et reconstruire des arguments plus étoffés, sont devant nous.

La réalité migratoire

Sur ce point, notre légitimité s’appuie sur nos actions de santé. Continuons à soigner, documenter et dénoncer les atteintes physiques et psychiques (souffrances, violences, traumatismes) qui émaillent les parcours migratoires plus souvent subis que voulus. Notre approche, déjà bien balisée depuis des mois, est ici celle de la santé globale. Mais ne soyons pas dupes. Cette approche se pose à nous, comme à tout citoyen, aussi comme une question politique qui nécessite d’affirmer nos positions en la matière. Au moment où l’espace Schengen est remis en cause, nous devons continuer à dénoncer le traitement indigne des réfugiés qui fuient les guerres et les régimes autoritaires. Sans romantisme ni angélisme, nous devons continuer à défendre l’idée de l’apport migratoire durable sur le plan humain, culturel et économique. Nous savons que les migrants et que les populations issues de l’immigration risquent d’être l’objet d’attaques et cela nous oblige à tenir le cap. Nos dis-cours doivent donc se renforcer en conséquence, sans ambiguïtés et être adossés à des positions d’engagement ferme. Économiquement, si l’Europe est en attente d’une politique migratoire qui réponde à l’immensité des besoins d’une population vieillissante, faisons en la preuve, construisons avec l’aide d’experts, d’économistes et de politistes, un plaidoyer « global » dans ce sens. Une coalition de cause et des alliances externes sont nécessaires sur ce sujet.

De par notre présence à l’international, notre vision de la migration est cosmopolite. Nous savons que les flux migratoires sont mondialisés et concernent autant le Mexique et les États Unis, l’Asie du sud-est, le Moyen Orient, que l’Europe et la France. Si l’on défend le droit à circuler et l’ouverture des frontières, il nous faut aussi parler de migration globalisée et donc de réciprocité car nous avons l’avantage de pouvoir mieux documenter ce qui se passe ici et là-bas. Réaffirmons les manquements à l’exercice des droits aussi dans les pays d’origine des migrants et pour cela, continuons à renforcer notre discours en accompagnant plus vigoureusement la mobilisation citoyenne dans tous les lieux où cela est possible.

La sécurité humaine

Notre légitimité est celle de la santé dont les déclinaisons sont bien connues de tous. Pour autant dans la période actuelle, nous devons être attentifs à ne pas laisser la question de la sécurité aux belliqueux et aux politiques sécuritaires. La notion de sécurité appartient à tous. La sécurité ontologique s’appuie sur une confiance de base dans la fiabilité du monde. Pour autant cette confiance est plus de l‘ordre de l’émotionnel que du cognitif. Elle est donc par essence fragile. Les attentats aveugles visent l’insécurité ontologique et fabriquent de l’anxiété chronique de masse. En ce sens-là, l’onde de choc émotionnel consécutive aux attentats peut être comparée aux peurs engendrées par la menace nucléaire de la guerre froide.
L’effet est de plonger tout un chacun dans l’insécurité ontologique.

Mais la sécurité se décline aussi positivement : en sécurité alimentaire, en sécurité sanitaire, en sécurité environnementale. Le génocide au Rwanda, puis les attentats du World Trade Center ont été des évènements préparatoires à une discussion dans le champ du droit international et humanitaire sur le concept de sécurité humaine. A L’aune des évènements d’aujourd’hui, certains éléments du débat de la décennie 1990- 2000 sont intéressants à rappeler ici. La notion de sécurité humaine pose la question de la responsabilité de la protection non seulement d’un État attaqué par un autre État protégeant son peuple comme le berger protège son troupeau mais vise aussi à protéger les communautés et les individus et les liens qui les unissent (liens sociaux, culturels, etc…). Autrement dit, cette notion de sécurité humaine vise à passer d’une protection des populations par un Etat-nation à une protection des vivants car les humains doivent rester debout non seulement dans leur pou-voir d’agir mais d’abord dans leur pouvoir vivre. La notion de sécurité humaine n’est pas une question qui se clôt par la souveraineté étatique (du berger). Elle ouvre la question de la souveraineté du « troupeau » dont les files de réfugiés en marche dans les couloirs migratoires sont aujourd’hui l’exemple ardent. De ce point de vue la clôture ou l’ouverture des frontières au nom des risques d’attentats ne peut pas être laissée aux seules responsabilités de protection des États. Comment protéger en même temps les vivants ici (attaqués par les terroristes) et ceux de là-bas (fuyant Daech) ?

Dans histoire du 20° siècle, la réponse adossée à une seule logique de guerre, parfois rassurante à court terme, a souvent débouché sur l’érection de monuments aux morts plutôt que sur des vies épargnées. Donc, nous devons apprendre à nous approprier une approche plus positive que défensive de la sécurité dans nos plaidoyers. Elle a ceci de particulier qu’elle est issue de notre expérience de terrain mais aussi de nos convictions. Elle ne peut pas être celle de nos gouvernants car les buts recherchés ne sont pas les mêmes. Acteurs solidaires et humanitaires en France et à l’International, nous savons que les personnes ne peuvent pas être en sécurité au milieu d’une grande précarité ou si leurs droits fondamentaux ne sont pas respectés. C’est cette sécurité là qu’il faut défendre. Partout, nous nous efforçons de déployer une approche centrée sur les personnes pour atténuer ou résoudre les inégalités qui affectent leur sécurité.

Les conséquences de la logique de guerre sur la santé globale

Les guerres et les conflits, avec leurs conséquences dramatiques pour les plus fragiles, les ruptures de l’accès aux soins, les vulnérabilités qui s’aggravent, sont autant de situations bien connues de MdM. Ce sont nos terrains, notre histoire aussi. Nous en sommes presque familiers.

Les récits se ressemblent, les conséquences aussi, en termes de drames. Les combats restent les mêmes, ceux de protéger les civils, ceux qui consistent à faire appliquer le droit humanitaire. Cette familiarité nous donne aussi une bonne connaissance des évolutions globales en termes de développement humain. Mais là encore notre argumentaire doit être étoffé. Les chiffres sont disponibles. Le rapport 2015 du programme des Nations Unis pour le développement est on ne peut plus éclairant sur le sujet. Alors qu’il pointe sur la période 2000- 2015 une diminution notable de la pauvreté dans le monde : « Le nombre absolu de personnes vivant dans une extrême pauvreté dans le monde est passé de 1,9 milliard en 1990 à 1 milliard en 2011 », il précise que « Les conflits sont la principale menace au développe-ment humain. Fin 2014, les conflits avaient forcé près de 60 millions de personnes à abandonner leur foyer, ce qui constitue le plus haut niveau jamais enregistré depuis la Seconde Guerre mondiale. Si ces personnes étaient une nation, elles représenteraient le vingt-quatrième plus grand pays du monde. Chaque jour, 42 000 personnes en moyenne sont dé-placées de force et contraintes de rechercher une protection à cause des conflits; c’est près de quatre fois plus que le chiffre de 11 000 en 2010. En 2014, les enfants représentaient la moitié de la population mondiale réfugiée sous la responsabilité du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés ».

Ce constat corrélant situation de guerre, réfugiés et développement humain dégradé doit être mieux connu pour fonder un plaidoyer solide intégrant les vecteurs fondamentaux d’un développement humain durable. Des niveaux élevés de violences, d’insécurité sociale et de guerre ont des effets délétères sur la sécurité humaine et la santé globale qui peuvent perdurer pendant des générations. De ce point de vue, le maniement d’une sémantique « guerrière » n’est pas anodin ni pour nous ni pour ceux qui nous suivrons. Nous devons en décrire les risques non seulement sur le terrain des valeurs mais en nous appuyant sur des faits dont certains sont déjà disponibles.

Traverser l’épreuve par le haut

Parce que nous considérons l’humanité comme une totalité, nous agissons prioritairement pour protéger tous les individus dont la santé et la sécurité est mise à mal ici et là-bas en dehors de leurs appartenances à une collectivité nationale et politique.

Attelons nous à transformer cette épreuve en un collectif constructif car elle peut aussi être lue comme une occasion de rassemblement, avec toute la gravité de ce moment de notre Histoire, si l’on sait opposer sans relâche la tolérance à la malveillance, la solidarité au rejet de l’autre.

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