Chronique nocturne d’une occidentale bien pâlotte à Yangon

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Photo de Clara Bigel

« Clare, Clare !» Depuis l’escalier, l’un des gardiens du bureau vient me chercher dans la maison. Ils ne m’appellent jamais Clara ici. Je guettais la voiture depuis le balcon, enfile mes tongs et glisse le long de la rampe pour retrouver mon collègue de la soirée, un peu gêné mais totalement souriant, de l’autre côté de la grille.

Nous descendons l’impasse et il s’excuse d’avance de son anglais parfois un peu approximatif pour traduire les discussions à venir. Je le rassure :« neh neh bama zaga piaw deh » (je parle un peu Birman). Il rigole. Comme tous les autres. Son prénom : Zaw Aung, il me propose de l’appeler juste Zaw. Merci.

Devant la camionnette, deux demoiselles d’un certain âge nous attendent. Le chauffeur est déjà au volant. Elles sourient en me voyant arriver. Je n’ai pas retenu le nom de une d’elle, l’autre se surnomme « cherry », facile à retenir. Elles font partie des travailleurs pairs.

En route Simone, c’est lui qui conduit et moi qui klaxonne.

Bon pas tout à fait.

Le programme de la soirée, quelques dance clubs, des « entertainment centres »… mais notre premier stop se fait dans un parking. J’enfile mon gilet multi-poches estampillé de notre logo.

Nous saluons les vigiles qui traînent dans les parages. L’un d’eux me demande d’où je viens: « France », il me regarde d’un air compatissant en s’excusant de ce qui s’est passé à Paris en janvier avant d’ajouter que ça n’arriverait pas à Yangon… (Je n’évoquerai pas son discours proche de la haine religieuse). Nous nous dirigeons vers une bande de demoiselles de tous âges, un sac plastique rempli de préservatifs dans une main, des pamphlets sur les IST dans l’autre. Elles sont là, finissent leur dîner (il est environ 20h, ce qui est tard pour l’heure du repas) et réajustent le blush ou thanaka sur leurs joues et leur gloss aux lèvres. Voyant débarquer une occidentale bien pâlotte, elles me sautent au cou et lorsqu’elles réalisent que je parle 3 mots de Birmans alors là c’est l’apothéose. Toutes souhaitent prononcer les quelques mots d’anglais qu’elles connaissent, me dire que je suis belle (merci merci), que je suis grande, me proposent de partager leur repas du soir. L’une d’elle précise qu’elle vient fréquemment à la clinique pour son traitement ARV, cela fait 7 ans qu’elle est séropositive, et ça se lit sur son visage, les traits tirés par une vie qui n’offre pas grand-chose, si ce n’est des éclats de rire, en début de soirée, entre filles, comme pour donner de la légèreté à leur quotidien, le banaliser, un job comme un autre.

Le mac n’est pas trop loin, guette ses filles, accepte totalement notre présence et nous salue de la main, depuis sa chaise en bambou, en tailleur sous son longyi, discret.

Nous ne nous attardons pas trop. Sentant notre départ, elles veulent toutes faire une photo avec moi. On rigole.

Nous poursuivons notre soirée vers les dance clubs des alentours. Il est encore tôt et les demoiselles arrivent à peine, leur vanity à la main. Nous faisons un premier club, le manager n’est pas là, nous ne pouvons pas rentrer. Gratuit pour les filles, payant pour les hommes, supplément pour les « foreigners ». Le ton est donné.

Second club, plus de chance, nous épuisons quasiment notre stock de préservatifs, dans les toilettes pour femmes.

Nous repartons tranquillement. L’atmosphère est très particulière. Bien entendu la prostitution est illégale et nous sommes là, témoins, protecteurs, sans jugement.

Nous finissons par un petit détour dans la rue. Nous retrouvons encore quelques demoiselles attablées. Leur sourire naïf face à moi. L’une d’elle me frappe par sa beauté, elle semble très jeune. Difficile de ne pas vouloir la kidnapper pour la sortir de cette ruelle et lui promettre un avenir meilleur. Mon gilet multi-poches me rappelle ce cadre, le cadre du soin, la limite de l’aide que l’on peut apporter. Depuis ma blouse blanche de stagiaire en psychologie à cette soirée, il n’y a finalement pas grande différence. Elle me parle en birman, je lui réponds en anglais, nous ne nous comprenons pas vraiment mais elle garde sa main sur mon bras quand on échange et je lui adresse toute la bienveillance que j’ai au fond de moi. Le mac vient à notre rencontre et nous propose thé ou café. Une forme de pacte implicite existe donc entre nous.

Nous remontons en voiture. Notre carton est vide. La soirée touche à sa fin. Zaw propose sur le chemin du retour de juste passer par le centre-ville afin de me montrer les lieux de rencontre des prostitués homosexuels. Retour qui prend des allures touristiques :« Ici c’est le théâtre national. Là c’est le pont des MSM (men having sex with men). Tu es déjà allée à Chinatown ?».

Une soirée de ce type amène à réfléchir. Il faut ouvrir les yeux et réaliser notre « chance » (même si je n’aime pas ce mot), et surtout profiter et sourire. Cela a aussi renforcé mon identité « professionnelle », complété ma vision opérationnelle.

Je tourne la clé dans le cadenas de la grille, je suis chez moi, ma journée touche à sa fin, la leur commence à peine. Et je souris, en me rappelant ma grand-mère du Canada dire avec son accent polonais « Don’t sell your body to the men »…

Par Clara Bigel, Human Resource Advisor de septembre 2014 à juin 2015 en Birmanie avec MdM. Aujourd’hui de retour à Paris, Clara est chargée de communication recrutement.

 

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