Calais : les violences policières intégrées au paysage quotidien des exilés

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photo d’Olivier Papegnies

Article paru dans Les Inrockuptibles

La police est comme les Talibans !

Azizullah est en colère. Il a de quoi. La semaine dernière, comme chaque nuit depuis quelques mois, il était au port. Il essayait de pénétrer dans le ventre d’un ferry pour gagner l’Angleterre. Ce soir-là, après plusieurs heures de marche par la plage, il entre dans l’enceinte du port. Des policiers arrivent. Le frappent à la matraque. En riant.

Azizullah s’échappe. Essaie d’escalader la barrière pour sortir du port. Lorsqu’il est au sommet, en équilibre fragile au-dessus des barbelés, les policiers agitent la barrière pour le faire tomber. En riant. Azizullah tombe. Son poignet se fracture sur le coup. Les policiers s’éloignent et le laissent au sol. Ils riaient toujours. Azizullah répète :

La police n’est pas correcte. On est en France ici, non ? On n’est pas en Afghanistan !

Un ami d’Azizullah se mêle à notre conversation :

Vous savez, si parfois on casse des trucs, ce n’est pas contre vous, les Français. C’est juste qu’on est énervés de se faire taper dessus chaque nuit. Alors parfois, on ne se contrôle plus et on tape dans des murs ou dans des rétroviseurs. Ce n’est pas contre vous les Français. On est désolés, c’est juste parce qu’on est énervés.

Nous sommes dans la jungle de Calais. Depuis plusieurs mois, je suis bénévole auprès de Médecins du Monde. L’une de mes missions est de travailler sur les violences policières : j’accompagne les exilés dans leur démarche pour porter plainte après des agressions de policiers ou gendarmes à leur encontre. Des agressions, il y en a quasiment toutes les nuits.

C’est presque devenu une habitude. Quand je vois un bras dans le plâtre, un genou qui flanche ou une balafre sur un visage, je demande : « comment ça vous est arrivé ? » Je n’ai pas tenu de comptes statistiques, mais je peux affirmer qu’on m’a très souvent répondu: « police ! » En général le mot « police » est suivi de « mouchkil » (problème, dans plusieurs langues) ou de « not good ».

« Je ne suis qu’un réfugié »

Fawad, lui, hésite à affirmer que la police est « not good ». Il ne voudrait pas qu’on croit qu’il critique la France, car il est reconnaissant qu’on le tolère dans ce pays. Oui, la France tolère Fawad. Elle l’autorise à vivre dans sa tente entre la boue et les rats. Elle l’autorise à manger une fois par jour, après des heures de queue, et à prendre une douche minutée à six minutes, après d’autres heures de queue. Alors Fawad ne voudrait pas critiquer. Mais quand même, hier soir, la France a été un peu loin. Il l’avoue à demi-mots. Dans un demi sourire.

Hier soir, Fawad était caché dans un camion. Aux moments des contrôles à l’entrée dans le ferry, il a été détecté par les chiens, entraînés à reconnaître la présence humaine. Un policier est monté dans le camion, lui a pulvérisé du gaz lacrymogène au visage et l’a frappé à la matraque. Puis, dehors, il lui a fait placer ses mains sur la paroi du camion. Il a sorti un pistolet et a fait semblant de lui tirer dessus. Il a fini par baisser son arme et dire, en anglais : « Je ne peux pas te tuer ! ». Il riait. Comme les policiers qui ont agressé Azizullah.

Alors Fawad trouve que, tout de même, ce n’est pas normal. « Mais bon, je ne suis qu’un réfugié… », dit-il en secouant la tête. Puis, dans un immense sourire, comme si les paroles prononcées quelques secondes avant étaient déjà des vieux souvenirs oubliés : « Je te laisse, je vais jouer au football avec mes amis ! »

Au fait, Fawad a quinze ans. Il l’a dit au policier, d’ailleurs, pendant que l’arme était pointée dans son dos.

« Imagine que le policier est innocent »

J’ai la gorge pincée quand je quitte Fawad. Accompagnée d’une autre bénévole, je décide d’aller prendre le thé chez un groupe de koweïtiens que je connais bien. Dès notre approche, les jeunes hommes qui étaient assis sur les deux uniques chaises se lèvent d’un bond. Je tente de leur dire qu’il n’y a aucun problème et que je peux m’asseoir par terre. Je sais que mon argumentation est vaine :

Tu vas pas t’asseoir par terre comme une Arabe quand même !

Sami laisse échapper un rire sonore et s’active pour nous préparer du thé à la cardamome, sa spécialité. Sami sait que je travaille sur les violences policières. Il n’aime pas ça. Selon lui, comme les habitants de la jungle sont en situation irrégulière en France, c’est normal que la police les pourchasse. C’est illégal de monter dans les camions, comme ils le font chaque nuit, donc c’est normal que la police les frappe. Il est particulièrement contre le fait de porter plainte :

Tu vois, imagine que je porte plainte. Imagine que le policier qu’ils mettent en prison est innocent. Comment je fais moi, pour vivre en paix, si je sais qu’un innocent est en prison par ma faute ? Non, vraiment, ce n’est pas un problème si la police nous frappe.

On débat pendant longtemps avec Sami. Les autres en ont marre. Mohamad lance un autre sujet, bien plus intéressant à ses yeux :

Vous êtes mariées ?
Non.
Non plus.
Comment c’est possible ? Moi, je me marie avec vous ! Vous avez quel âge ?
27.
31.
Ah, euh… Bon, en fait vous êtes un peu trop vieilles.

Tout le monde éclate de rire. On boit une nouvelle tasse de thé. On arrête de parler de police et de violence. Pour un temps.

De multiples plaintes ont été déposées pour violences policières. Pour l’instant, aucune n’a aboutit. Le 31 mai, un CRS a été relaxé par le tribunal de Boulogne-sur-Mer. Sur une vidéo tournée en 2015, on le voyait donner de violents coups de pieds à des hommes et les faire basculer par-dessus la glissière de sécurité de l’autoroute.

NB : Tous les prénoms ont été modifiés.

Rozenn Le Berre, bénévole pour la mission migrants littoral Nord-Pas-de-Calais

Article paru dans Les Inrocks.

 

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