Balayages à Belleville

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Les prostituées chinoises du bas-Belleville, au carrefour des 10e, 19e et 20e arrondissements de Paris, se sont récemment constituées en association, les « Roses d’Acier », pour faire face aux difficultés qu’elles subissent. La seule réponse des pouvoirs publics à leurs demandes a été de les soumettre à un harcèlement policier drastique. La préfecture et les autorités locales évoquent une lutte contre le « système prostitutionnel » (selon les termes de François Dagnaud, maire du 19e) pour dissimuler le fait qu’elles s’attaquent à des femmes sans papiers. Cette reprise du vocabulaire de la proposition de loi dite de pénalisation des clients, actuellement en discussion au Sénat, montre que d’une majorité à l’autre, la volonté de nettoyer les rues des prostituées est restée la même. Une stigmatisation que les « Roses d’Acier » tentent courageusement de retourner grâce leurs inventivité militante.


Cette interview a été réalisée le 24/06/2015 par Noé le Blanc pour Mouvements auprès de deux représentantes de l’association « Roses d’Acier ».

Mouvements : Vous avez prévu vous réunir cette après-midi  pour balayer les rues autour de la station de métro Belleville: pourriez-vous nous expliquer le sens de cette action ?

Roses d’Acier : D’abord, c’est pour protester contre l’augmentation drastique depuis le 20 mai de la répression policière à notre encontre. Les femmes ont très peur, elles n’osent plus sortir de chez elles. Sept d’entre elles ont déjà été arrêtées [en juillet, deux ont été renvoyées en Chine]. Se montrer ensemble dans une action collective est une façon de lutter contre cette peur et aussi de soulager la pression du quotidien. Le STRASS a déposé pour nous une demande de manifestation à la préfecture qui a été acceptée.

On a décidé de balayer parce que les femmes trouvent que les rues autour de Belleville sont sales. Donc c’est une façon d’exprimer leur revendication qu’on leur offre un cadre de travail vivable. C’est aussi pour signifier aux riverains qu’elles embellissent la ville plutôt que de la dégrader. Elles savent que certain.e.s riverain.e.s veulent qu’elles s’en aillent car il.les craignent que leur présence ne fasse chuter le prix de l’immobilier. Certain.e.s commerçant.e.s s’inquiètent pour leur clientèle. C’est la première action spécifiquement en direction des résident.e.s de Belleville que nous organisons.

M : Comment votre groupe s’est-il formé ? Aviez-vous songé à d’autres noms ?

RA : Le groupe s’est créé en octobre dernier parce qu’on n’en pouvait plus d’être harcelées et de subir des violences. Avec l’aide de nos soutiens, nous avons adressé une lettre à la mairie du 10e pour alerter les élu.es sur notre situation. Ce sont ces élu.es qui nous ont conseillé de nous organiser en un collectif identifiable, car cela facilite le dialogue avec les autorités. Nous nous sommes constituées en association de loi 1901, domiciliée aux locaux de Médecins du Monde dans le 11e. Le soutien du STRASS et de Médecins du Monde a été très important pour les aspects légaux et bien entendu parce que nous ne parlons pas français. Petit à petit nous avons développé des contacts avec d’autres collectifs de travailleuses du sexe, comme celui des femmes du quartier de Strasbourg-Saint-Denis, et avec des associations locales, comme AREMEDIA (association qui lutte pour l’accès aux soins des populations marginalisées) ou CFFC (Chinois de France – Français de Chine).

Comme autres noms, on avait pensé à « l’Armée Rouge des Femmes », mais ça faisait trop maoïste, et aussi à « la Fédération des Femmes Chinoises », mais il y a déjà un organisme officiel qui s’appelle comme ça en Chine. « Roses d’Acier » est le nom d’une chanson très connue en Chine par les gens de notre génération [les femmes ont une quarantaine d’années en moyenne]. C’était à l’époque l’hymne de l’équipe nationale des footballeuses chinoises et pour nous, ce tube de rock signifie que nous sommes des femmes, mais aussi la liberté, la responsabilité et la fermeté.

Notre première action était une manifestation le long du boulevard de Belleville le 17 décembre, pour la journée internationale de lutte contre les violences faites aux travailleur.se.s du sexe. Beaucoup de femmes sont venues car la violence est une préoccupation très importante pour elles… l’une d’entre elle venait d’être assassinée. Depuis, nous avons organisé plusieurs autres actions : une marche en février lors du nouvel an chinois, un repas collectif pour la journée des femmes le 8 mars… et nous participons aussi à des manifestations avec les autres collectifs des travailleurs et travailleuses du sexe. Avec environ 200 femmes, nous constituons d’ailleurs le gros du cortège des manifestations du STRASS.

On organise aussi depuis trois mois un voyage ensemble en Provence prévu pour la fin juillet. Mais l’opération de répression lancée depuis qu’on a décidé de ce projet risque beaucoup de le compromettre. [Ce projet de voyage a finalement dû être abandonné suite à la répression policière.]

M : Qui est membre du groupe, combien êtes-vous environ, comment vous organisez-vous ?

RA : Nous sommes un peu plus d’une centaine des membres adhérentes, toutes des travailleuses du sexe chinoises, principalement mais pas seulement de Belleville. Beaucoup de femmes nous ont rejoint dans les derniers mois car nos actions ont permis de faire connaître notre existence. Nous pensons que beaucoup de femmes sont encore dans une attitude d’observation à notre égard, mais qu’elles vont nous rejoindre bientôt. Beaucoup d’entre elles ne sont pas encore officiellement membres mais ont participé à toutes nos actions.

On se réunit une fois par semaine dans le local d’AREMEDIA que cette association nous prête généreusement. Cela demande beaucoup de temps, pendant lequel nous ne pouvons pas travailler, ce qui explique aussi les réticences de certaines à s’engager pleinement. Ce qui demande le plus d’énergie, c’est l’organisation des actions comme celle d’aujourd’hui. Les réunions sont l’occasion d’organiser les actions futures mais aussi de gérer les problèmes du quotidien, comme les violences ou les arrestations. Nous avons également formé un groupe pour apprendre le français et la loi française, groupe qui se réunit aussi chaque semaine.

On récolte un peu d’argent via des dons de particuliers ou d’associations comme Médecins du Monde, grâce auquel on imprime des tracts ou on achète du matériel pour les actions : des balais, par exemple, mais aussi des masques pour se dissimuler le visage lorsque l’on fait des actions en tant que travailleuses du sexe. Lorsque l’on participe aux manifestations de sans papiers, on le fait à visage découvert. La plupart du temps, on doit se cotiser entre nous quand on a besoin de fonds.

M : Quelles sont les modalités de prise de décision collective au sein du groupe ?

RA : La plupart des décisions sont prises par consensus après une discussion collective, quand un désaccord subsiste on procède à un vote. Nous avons décidé de réserver un temps au début de chaque réunion pour recevoir des personnes extérieures au groupe. Mais les décisions ne sont pas difficiles à prendre, car nous voulons toutes la même chose.

M : Quelles sont vos revendications ?

RA : Nous vivons dans une précarité extrême. Nous demandons qu’on nous permette de vivre dans des conditions dignes, avec des conditions de travail et de vie normales. Nous ne faisons rien d’illégal et nous souhaitons connaître et respecter la loi française. Nous demandons simplement l’égalité avec les autres habitants du quartier. Notre priorité actuelle est de créer les conditions d’un dialogue effectif avec le gouvernement, les élus locaux et le reste de la société pour pouvoir témoigner de notre situation réelle. Nous aimerions aussi régulariser notre séjour en France, mais pour l’instant obtenir des papiers est un objectif trop lointain, trop inatteignable pour nous.

M : Quelles sont vos relations avec les riverains, avec les institutions publiques ?

RA : L’année dernière, la mairie du 10e arrondissement a bien voulu recevoir Médecins du Monde par deux fois pour discuter de notre situation. Il est ressorti de ces réunions que les représentant.e.s de la mairie étaient convaincu.e.s que les femmes se trouvaient sous la coupe d’une mafia. La réalité est plus prosaïque. Il s’agit le plus souvent de personnes isolées qui ont commencé à se prostituer pour survivre et pour fournir une aide financière à leur famille en Chine, souvent pour subvenir aux besoins d’une personne malade ou âgée. Beaucoup de gens en Chine voient le monde occidental comme un pays de cocagne, il y a même en chinois une expression consacrée pour nommer cet occident où les richesses couleraient à flots. Ce n’est qu’une fois sur place que les migrantes découvrent que la réalité est moins paradisiaque que prévue. Elles se sont lourdement endettées pour venir et doivent trouver de l’argent par quelque moyen que ce soit. Beaucoup de femmes ont commencé à travailler en tant que nounou pour des « Wenzhou », la communauté issue de la deuxième vague d’immigration chinoise et installée en France de longue date.

Début mai (donc avant le lancement de l’opération de répression policière), la mairie du 19e a organisé une réunion publique concernant notre présence dans les rues de Belleville. Cette réunion a eu lieu pour répondre aux plaintes des résidents. Nous n’y avons pas été invitées et nous n’avons pas pu y prendre la parole, mais nous avons pu y assister grâce à nos soutiens de Médecins du Monde qui nous y ont accompagnées. Certain.e.s résident.e.s ont eu des paroles très dures contre nous. Il.les s’opposent en particulier à ce que les femmes se prostituent sur une petite place piétonne située devant une école maternelle car cela met en danger selon eux.elles la santé mentale des enfants. Nous comprenons leur inquiétude et nous sommes tout à fait prêtes à ne plus fréquenter cet endroit. D’autres nous reprochent de parler trop fort… Mais il y a aussi pas mal d’habitant.e.s de Belleville qui se montrent très compréhensif.ve.s et tolérant.e.s par rapport à notre situations et à nos difficultés, et qui nous traitent comme des habitantes du quartier.

Ce que les gens ignorent, ce sont les violences que nous subissons, parfois de la part de jeunes du quartier qui nous frappent, ou parfois de clients agressifs. Bien sûr, c’est impossible pour nous de nous tourner vers la police [le 27/07, par exemple, un client a gravement frappé l’une des femmes. La tête en sang, celle-ci s’est adressée à des policiers, qui lui ont dit de se débrouiller toute seule en appelant le 18]. Pour les problèmes de santé, nous sommes aidées par le Lotus Bus de Médecins du Monde. [Le Lotus Bus, qui existe depuis une dizaine d’années, s’adresse aux femmes chinoises qui se prostituent à Paris. Sa mission est de réduire les risques liés aux pratiques prostitutionnelles (en distribuant notamment des préservatifs) et de favoriser l’accès des femmes aux soins et aux droits.] Quand les violences physiques subies sont importantes, nous nous adressons au Lotus Bus. Pourtant, depuis le début de l’opération de répression policière, un car de police stationne régulièrement à côté du Lotus Bus…

Quant au gouvernement, les Roses d’Acier ont été reçues en mars dernier par le cabinet de Pascale Boistard, Secrétaire d’Etat aux Droits des Femmes, à qui nous avons remis une pétition contre la pénalisation de la prostitution signée par 240 femmes. Cependant, après l’entretien, la représentante du ministère a déclaré à nos soutiens francophones qu’elle ne croyait pas que nous étions une association indépendante, mais que nous étions manipulées par des proxénètes…

[A l’initiative du groupe écologiste de Paris, la situation des prostituées chinoises de Belleville a été discutée en conseil de Paris le 01/07 (cf. vidéo à partir de 08:54:50). Le vœu proposé par le groupe écologiste demandait notamment au Préfet « que les moyens policiers soient réaffectés à la lutte contre les violences faites aux prostituées, particulièrement dans le cadre des réseaux de traite humaine, et non à la lutte contre les prostituées elles-mêmes » ainsi que « la mise en place d’un dispositif policier qui respecte le travail des associations d’accompagnement des prostituées soutenues par la Ville. » Ce vœu a été rejeté à l’unanimité par tous les autres groupes politiques du conseil, qui ont voté à la place un vœu rédigé par l’exécutif parisien « Relatif à la lutte contre les réseaux qui organisent la prostitution dans le quartier Bas-Belleville ». Ce même 01/07, les Roses d’Acier ont envoyé une Lettre ouverte au Procureur de la République pour protester contre les « contrôles répétés, documents déchirés, prises photographiques imposées et accès barrés jusqu’aux voies donnant accès à leurs domiciles » dont les femmes chinoises de Belleville sont victimes. Cette lettre a été signée entre autres par la Ligue des droits de l’Homme, le Planning Familial et le Syndicat de la Magistrature.]

M : Vous avez bénéficié d’une certaine couverture médiatique, en général très positive, surtout après avoir été reçues par le Sénat dans le cadre de la Commission spéciale chargée d’examiner la proposition de loi de « lutte contre le système prostitutionnel ». Quel est votre rapport avec les médias ?

RA : Les articles parus dans la presse française que l’on nous a traduits sont dans l’ensemble corrects, mais nous lisons deux journaux chinois destinés au grand public et distribués aussi ici, à Paris. Le lendemain du lancement de l’opération policière contre nous le 20 mai, l’un d’entre eux, Regards sur la Chine, titrait : « Rentrez chez vous, femmes de la rue [prostituées] ». L’article expliquait que si seulement nous acceptions de rentrer en Chine, tout serait fait pour nous trouver un travail décent, mais qu’il fallait d’abord et surtout que nous rentrions. L’auteur nous conseillait de demander de l’aide à la police pour nous faire rapatrier. C’était un article complètement déconnecté de la réalité et destiné à conforter les lecteurs chinois dans leurs idées préconçues. Les gens disent souvent qu’ils veulent nous aider mais personne ne veut nous employer parce que nous n’avons pas de papiers… donc tous ces jolis discours sont très hypocrites et très énervants. L’autre journal ( le « Dajiyuan ») a titré « Le grand bordel à ciel ouvert » avec un article qui expliquait que nous étions des femmes ignorantes et paresseuses à la recherche d’argent facile.

Le problème, c’est que la vie privée et la discrétion sont primordiales pour nous. Les policiers le savent et nous prennent de force en photo pour nous menacer. Il est très difficile pour nous de nous exposer pour nous exprimer tout en protégeant nos identités.

[Depuis l’action du 24 juin, des médias chinois ont publié certaines photos des femmes et au moins l’une d’entre elle a reçu un appel de sa famille pour lui demander comment elle gagnait sa vie en France. Ce développement a conduit l’association à revoir sa stratégie de communication, désormais centrée sur l’échange directe avec les résident.e.s et les élu.e.s plutôt que sur un appel aux médias.]

M : Vous êtes d’une certaine façon en concurrence sur le même marché : utilisez-vous le groupe pour tenter de réguler ce marché, comme c’est la fonction traditionnelle d’un syndicat, en vous mettant d’accord sur des prix minimum, par exemple ?

RA : On ne discute jamais de ces questions, ni dans le cadre du syndicat, ni entre nous de manière informelle, car c’est une question strictement privée. Aucune d’entre nous ne considère que les prix que nous pratiquons relèvent d’une discussion publique. La plupart des femmes travaillaient déjà avant que l’association n’existe, donc on ne peut pas leur demander de changer leurs pratiques. On est dans des situations de survie, chacune se débrouille comme elle peut.

 

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