MDM et la Syrie, quatre ans plus tard

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À l’occasion de la sortie du Supplément Syrie de la revue Humanitaire

Les photos sont de Francesco Fantini

Quatre ans ont passé depuis l’écrasement par l’armée du régime syrien du soulèvement de Deraa, berceau de la contestation à partir de mars 2011.

Nous ne célébrons pas d’anniversaire. Leur seule vertu est de servir de prétexte pour rappeler à ceux qui, par lassitude, par habitude ou par commodité s’en sont désintéressés, que la guerre fait toujours rage, que l’échelle de la désolation ne cesse d’augmenter, que les Syriens et les Syriennes font face à un quotidien catastrophique qui ne va qu’en empirant, à l’intérieur du pays et hors de ses frontières.

 

Qu’on en juge : entre le 1er et le 16 avril de cette année, selon l’Observatoire syrien des droits de l’homme, ce sont plus de 1700 attaques aériennes qui ont été perpétrées par les avions et les hélicoptères gouvernementaux, ciblant plus de 700 quartiers des environs de Damas, d’Idlib, de Hama, de Homs, d’Alep, de Lattaquié, de Raqqa. Au moins 260 civils y ont péri, victimes des missiles ou des barils de TNT. Nul ne peut recenser le nombre des blessés. La partie gouvernementale n’a pas le monopole de l’usage de la violence, mais l’objet n’est pas ici d’établir la part des responsabilités : il s’agit plutôt de rappeler l’immense souffrance d’un peuple, souffrance dont la conscience se perd progressivement au profit de considérations (pseudo) géostratégique.

Rappeler l’existence d’un peuple pris au piège, y compris celui de l’exil. La rappeler aussi aux acteurs politiques européens et américains, dont l’absence si patente de vision globale, d’objectifs clairs et de stratégie quant au futur du pays nous est décryptée et analysée par Peter Harling, analyste à l’International Crisis Group, dans sa contribution intitulée « Dans les profondeurs du bourbier syrien » publiée en fin de ce numéro spécial. Et au-delà du drame syrien, méditer les conclusions de cet article, à l’heure de la multiplication des crises à l’échelle de la région : « L’(…) erreur consiste à voir la région comme marginale, périphérique, empêtrée dans des problématiques archaïques, une sorte d’anomalie de la modernité. En fait le Moyen-Orient est un formidable et tragique laboratoire des changements en cours à l’échelle globale qui nous appelle à rejeter tout exceptionnalisme arabe pour voir en quoi la région nous parle de nous-mêmes – ce qui explique aussi pourquoi elle nous trouble tant. »  

Publier les retranscriptions du Forum un an plus tard ?

Le 24 mai 2014, MdM organisait un forum intitulé « L’humanitaire en question(s) » autour de la crise syrienne. Pourquoi cependant publier, près d’un an plus tard, une synthèse des interventions des invités et des réactions de l’auditoire ?

Avant tout parce que toutes les questions posées restent aujourd’hui d’actualité. D’autres s’y sont encore ajoutées depuis lors, par exemple en lien avec la mainmise de l’Etat Islamique sur des pans entiers du pays, mais les interrogations fondamentales, celles qui nous mettent en tension depuis le déclenchement de la violence, sont restées remarquablement identiques – simplement exacerbées, comme nous le rappelle la brève introduction à la retranscription des interventions. A quoi servons-nous ? Où et comment nous placer afin de rester fidèle à notre identité d’acteur humanitaire indépendant dans un contexte où nous nous trouvons à la fois face à des besoins immenses, au mépris généralisé du droit international humanitaire et à la paralysie des acteurs extérieurs ?

Les conditions de l’intervention humanitaire en Syrie nous ont d’abord replacés face à nos expériences passées (voire historiques). Passage clandestin des frontières, extrême difficulté à travailler de part et d’autre de la ligne de front, fragmentation des territoires et multiplication des acteurs militaires aux stratégies changeantes, ciblage systématique des populations civiles. Un arrière goût initial d’Afghanistan des années 1980.

Si ces conditions pouvaient sembler familières, le contexte et plus précisément la place des acteurs humanitaires dans les équilibres guerriers avaient radicalement évolué depuis lors : les humanitaires n’étaient plus hors jeu, quantités négligeables. Leur visibilité, leur (tout relatif) pouvoir (financier, légitimateur, de porte-voix, de témoins…) avaient aiguisé les volontés d’instrumentalisation de la part des acteurs du conflit (tant localement qu’au niveau international). En parallèle – et logiquement – les risques pesant sur les travailleurs humanitaires n’avaient cessé de croître, nous affectant dans notre capacité à intervenir directement.

Les « questions » posées à l’humanitaire : la Syrie en cas-limite

Les « questions » posées se sont donc encore complexifiées et ont parfois bousculé notre arsenal de pensée. Comment tendre vers l’impartialité lorsque notre capacité à évaluer les besoins de manière indépendante est quasiment inexistante ? Lorsque l’intervention en zone non gouvernementale nous interdit presque mécaniquement de soutenir les populations de l’autre côté ? Comment préserver un niveau d’indépendance acceptable, tant vis-à-vis des bailleurs que des parties en présence sur le terrain ? Comment comprenons-nous la notion de neutralité – et à quel point la reprenons-nous à notre compte – dans le contexte ultra fragmenté et mouvant des groupes syriens, armés ou pas ? Quelle présence sommes-nous prêts à maintenir compte tenu de l’exposition aux risques de nos équipes, dans un contexte ou la notion « d’acceptance » a été autant mise à mal ? Sommes-nous assurés de « ne pas nuire » ? Quelle parole porter lorsque notre capacité d’influer sur la situation apparaît si faible ?

On le voit, « les questions » syriennes tendent à pointer les limites d’une référence abstrait à l’« éthique » humanitaire qui, si elle fixe le cadre de la réflexion, n’est que de peu d’utilité pour nous guider dans les arbitrages nécessaires. Ces arbitrages, et les choix qui en découlent, sont au centre de la réflexion collective qui anime Médecins du Monde depuis 4 ans.

Des éléments de réponse(s) : partenariats, confiance partagée, parole publique et alliances

Sans viser à l’exhaustivité ni prétendre effectuer un bilan, certaines lignes-force du positionnement de MDM, face aux contraintes mentionnées, méritent d’être relevées.

Dès le début de la guerre, les souffrances ont suscité une formidable mobilisation des Syriens eux-mêmes, et, rapidement, de la diaspora. Ce n’est certes pas propre à la situation syrienne, mais compte tenu de l’extrême difficulté des acteurs étrangers à intervenir, cette centralité a acquis une visibilité inhabituelle au-delà du pays. L’action de la société civile syrienne, exposée à des risques permanents, nous est rappelée par Racha Abizied, secrétaire générale du Collectif de développement et de secours syrien (CODSSY) dans sa contribution en prologue au supplément : « La Société civile syrienne, premier acteur humanitaire dans la guerre ».

Le travail en partenariat avec les organisations syriennes s’est donc imposé, en premier lieu, comme une nécessité, tout en faisant écho à un mouvement de fond à MDM visant à promouvoir les partenariats avec les acteurs locaux. Au fil des ans, la pertinence de cet appui à de nombreuses structures formelles et informelles pilotées par des Syriens, s’est confirmée au point de devenir une évidence – et non pas un pis-aller. Cette coopération à une échelle inédite dans un contexte d’urgence a depuis infusé au sein de l’association, comme le démontre encore la rencontre de l’Espace de réflexion sur l’urgence et les crises (ERUC) sur le « partenariat dans les urgences » à MDM, tenu le 12 Mars dernier avec la participation d’Oubaïda Al-Moufti, représentant en France de l’Union des Organisations Syriennes de Secours Médicaux (UOSSM).

Comme le rappelle l’introduction au supplément, un grand nombre de ces collaborations a pu se mettre en place grâce à la familiarité que MDM entretenait avec la réalité syrienne et aux relations personnelles qui s’étaient nouées lors d’un travail de plusieurs années dans le nord de la Syrie, avant le déclenchement du conflit. Le rapport de confiance préexistant sur lequel se sont bâtis ces partenariats a été déterminant pour garantir une intervention rapide et permettre l’acheminement de l’aide dans de vastes zones du pays réputées inaccessibles. L’évidence mérite d’être soulignée : les efforts de la structure, toute professionnelle soit-elle, seraient restés largement impuissants sans ce socle de liens et de confiance interpersonnels.

Parmi les échanges avec le public qui ont suivi le forum de 2014, Christophe Adam nous interpelait : « L’année prochaine, j’aurais beaucoup de difficulté à vivre le rapport financier en disant, voilà, nous avons fait notre travail de notre mieux. Mais à côté de cela, notre silence politique, notre incapacité d’être les porteurs d’une parole, ce serait extrêmement douloureux pour MdM. » Un an plus tard, au milieu d’un silence médiatique de plus en plus manifeste, nous « avons fait de notre mieux », aussi, pour porter résolument une parole claire sur des sujets spécifiques (violations du droit international humain, ciblage des soignants, sort des réfugiés…), en France et au Moyen-Orient – notamment par le biais du site MdM Moyen-Orient en arabe. Citons parmi les réalisations le webdoc récent « Fuir la Syrie » ou la tournée de l’exposition photographique « Des mots pour refuge » (visible en juin prochain à la Villa Méditerranée à Marseille à l’initiative de MdM-PACA, et dont les images du supplément sont tirées), produite par l’association Focus on Syria.  

Continuer à inlassablement interpeler, donc, mais aussi cultiver consciemment les ponts avec nos alliés. La participation au forum de 2014 de Geneviève Garrigos, présidente d’Amnesty international France, reflète la reconnaissance de nos complémentarités d’approche, et le renforcement réciproque qui peut en découler – par exemple afin de documenter les abus perpétrés en vue de futures actions contre l’impunité des responsables de crimes de guerre.

La Syrie hors de Syrie

L’exil dramatique de plus de 3 millions de Syriens apparaît, en regard de l’intervention « à l’intérieur », plus « classique » en termes de besoins et de modalité de l’intervention humanitaire. L’ampleur du mouvement et la diversité des politiques appliquées par la Jordanie, le Liban, la Turquie et la Région autonome kurde d’Iraq nous placent cependant devant des situations inédites. Ici aussi, autant que possible, l’action en partenariat a été privilégiée (par exemple au Liban avec l’association Amel). S’agissant des réfugiés, impossible de ne pas faire le lien avec les conséquences tragiques des politiques migratoires mises en place en Europe et avec les restrictions au droit d’asile : les Syriens viennent aujourd’hui s’ajouter aux autres migrants qui tentent de rejoindre les rivages européens dans des embarcations de fortune, et qui y perdent la vie quotidiennement. Ou qui, pour certains plus chanceux, survivent dans la jungle de Calais.

 

Humilité… et ambition

 

Les nombreux défis – les « questions » – liés à l’intervention en Syrie continuent à nous mettre en tension. Ils contribuent aussi à faire évoluer nos modèles opératoires en pratique. Ces questions soulevées plus haut et les éléments de réponse apportés jusqu’à présent ne sont pas théoriques. Démontrer la capacité d’une association telle que la nôtre à apporter un soutien réel aux populations civiles dans le contexte hautement piégé qu’est la Syrie n’est pas qu’histoire d’égo : c’est aussi le signe qu’un humanitaire indépendant peut encore aujourd’hui porter assistance aux plus démunis, de manière indépendante, en restant fidèle à ses principes fondateurs, y compris dans les contextes les plus complexes.      

 

Comme le rappelle Gérard Pascal dans les échanges autour du Forum, « la crise syrienne nous incite à beaucoup de modestie », à l’humilité et à la poursuite de l’effort bien plus qu’à l’autocongratulation. Au regard de l’ampleur du désastre humanitaire – l’expression est ici pleinement justifiée – notre contribution est certes une goutte d’eau.

 

Ou bien pourrions-nous dire qu’elle est symbolique ?

 

Symbolique de la solidarité et de l’empathie que nous faisons vivre avec nos partenaires syriens, et au-delà avec toute la population syrienne.

 

Symbolique aussi de la capacité renouvelée de MdM à s’engager, à se mobiliser, à se remettre en question, à évoluer, à mener une réflexion collective toujours à approfondir, qui traverse tous les acteurs et les secteurs de l’association.

 

Bonne lecture !

Julien Bousac

 

 

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 Des sites pour mieux suivre et s’informer

 Collectif du développement et du secours syrien (CODSSY)

 L’Union des organisations syriennes de secours médicaux (UOSSM)

 International Crisis Group (Page Syrie)

 Focus on Syria

 

MdM Middle East (anglais / arabe)

MdM – Fuir la guerre

Peter Harling et Sarah Birke: L’Organisation de l’Etat Islamique: de l’autre côté du miroir  (magazine Orient XXI)  

 

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