Peinture murale réalisée par un jeune artiste tunisien à Jendouba
dans le cadre d’une association citoyenneté locale.
Jendouba en couleur
Fayçal
Assis dans un coin du bar des sports, chez Abdou face à la télé, plié sur un journal ouvert, La Provence du matin au soir jour après jour depuis des mois. Il dort au foyer Adoma sur la table de la cuisine vide la nuit, où pleine de clandestins qui dorment là aussi les nuits tout seuls et ensemble.
Il a parfois des crises d’agitation ou de terreurs des cauchemars ou des hallucinations de formes grosses et noires qui se déplacent et rampent le long des murs et entre ses jambes dans un sommeil ou un délire, ses compères ont peur, lui aussi.
Il se réveille mal d’un mauvais sommeil pâteux ou mi-endormi dans ses pensées et ne peut plus rien imaginer.
Ni repartir à Ghardimaou ni rester à Berre, ni aller nulle part car il dit qu’il n’a plus de force
Qu’il est fatigué et que les idées sont confuses et qu’il ne sait quoi décider.
Un pote l’a emmené aux urgences psychiatriques un soir d’agitation violente et il s’est enfui.
Un autre nous a téléphoné perdu et démuni inquiet de sa violence et du risque de voir les clandestins interdits de séjour au foyer Adoma qui les tolère.
J.- Yves l’a accompagné au camion de la consultation aux crâvons. J.- Yves veille sur les hommes.
Il est venu et nous avons écouté, dans l’espace fermé du camion MdM, son récit d’hallucinations nocturnes et d’isolement, longtemps.
Il s’éloigne des hommes venus de Tunisie qui tentent tous de trouver une solution pour lui, rentrer au pays, aller à l’hôpital, trouver un travail, et il dit que toutes ces propositions lui tournent dans la tête et rendent ses idées encore plus confuses et qu’il ne sait pas quoi répondre ni quoi faire et qu’il est encore plus mal. Alors il plonge le nez dans le journal La Provence et ne lève plus la tête et ne veut voir personne pas même la télé avec les histoires du monde, les images qui défilent les info en sous titre et la météo.
Il dit qu’il a toujours eu des visions quand il était jeune qu’il a pris de l’artane et beaucoup d’alcool en Tunisie, et qu’ensuite il est parti il y a 4 ans en bateau à travers la mer Méditerranée et l’Italie tout seul pour aller en France à Berre l’Étang, qu’il ne boit plus ne prend plus de cachet qu’il ne mange pas beaucoup non plus car il n’a pas faim. Il mange le soir.
Qu’il est sans force.
Il parle beaucoup, s’exprime bien et nous l’écoutons.
Il a 40 ans, pas de famille en France, pas de femme nulle part ni d’enfant.
Il dit qu’il y a plein de femmes dans ses cauchemars et qu’il en a peur la nuit. Que ce cauchemar revient tout le temps.
Ce que nous entendons n’est pas un délire mais un récit plein de sens.
Nous entendons ce que nous entendons depuis 10 ans au « gourbi » entre les mots, à peine prononcés par des hommes qui perdraient leur dignité en l’exprimant clairement.
Qu’ils sont seuls, sans perspective d’avenir, sans savoir où aller ni rentrer ni rester, que les femmes c’est compliqué en Tunisie et en France aussi, que le mariage blanc est une honte mais donne des papiers que c’est une obsession. Que l’amour c’est impossible.
Ils disent des troubles du sommeil et des douleurs multiples du corps et du dos et des grattages de peau, des consommations d’alcool interdites par leur religion, des cigarettes pour se calmer, des démarches chères et sans fin pour une régularisation qui n’arrive jamais. Ils prennent des préservatifs et font contrôler leur tension.
Fayçal, puisqu’il s’appelle Fayçal s’agite, hurle la nuit, rêve de femmes, cauchemarde de femmes, ne supporte plus la solitude. Il le dit et s’hallucine.
Il dit fort l’impasse du non-retour, reste immobile devant les pages d’un journal qu’il ne lit pas, ne demande rien ne fait rien si ce n’est, d’un coup, sortir cette violence.
On pense qu’il est fou et il fait peur.
Nous essayons d’être là, de donner un autre temps de rencontre, de prévoir un rendez-vous au bar des sports* pour se retrouver et parler encore, de calmer son sommeil avec des cachets qu’Abdou lui donnera chaque soir, de l’accompagner chez une psychiatre au CMP avec une lettre de relais en vue d’une prescription neuroleptique éventuelle, et nous apprenons que l’accès aux CMP est inconditionnel, papiers ou pas.
J’ai téléphoné pour obtenir un rendez-vous et ai appris qu’elle a déjà reçu Fayçal un jour et a pensé qu’il n’était pas vraiment délirant.
Peut importe le diagnostic.
Je crois qu’il dit une vérité.
Christine LARPIN
RM Mission Berre Ghardimaou
Mission de soin de veille et d’accès aux droits de travailleurs agricoles tunisiens sans titre de séjour
* Le Bar des sports de Berre est un bar tenu par Abdou et son fils. C’est un lieu d’hospitalité et d’accueil
« inconditionnel » au centre de Berre. C’est là que se trouve le poste informatique skype de MdM à disposition des hommes. C’est là que se retrouvent en ville les tunisiens de Ghardimaou. C’est là que vit Tmim le jeune sourd muet venu lui aussi par Lampedusa et adopté par Abdou depuis 5 ans.