Photo issue du webdocumentaire Les voyageurs
A l’occasion de nos entretiens avec des migrants « retenus » à Istanbul, nous avons rencontré certaines personnes qui ont inscrit leur voyage dans un « projet de vie », et d’autres qui sont partis « en laissant tout », sans projet, sans but, souvent en fuite, en urgence, voire sous la menace, et en rompant leurs liens d’appartenance. Les premiers ont inscrit leur migration dans une continuité personnelle, familiale ou sociale : « J’ai été désigné par le père », « Je suis venu pour accomplir un rêve ». Leur projet peut basculer vers un échec, certes, mais il a un sens. En revanche, ceux qui ont dû tout quitter (famille, travail, inscription sociale…) ont souvent perdu le lien avec ceux « qui sont restés au pays », par sécurité ou par violence. « Je suis sans nouvelle de ma famille. Je ne sais pas s’ils sont vivants ou morts. »
Certes, tout changement de « contexte » remodélise le psychisme d’un sujet, mais des contrats le lient à son histoire, sa famille, ses coutumes, que certaines conditions de la migration peuvent détruire, au risque alors de dysfonctionnements psychiques sévères.
En Turquie, les conditions d’accueil sont les mêmes pour tous, et peu favorables à une insertion dans la société turque qui les rejette ou les ignore. Mais les capacités d’adaptation et de reprise d’un fonctionnement psychique ne sont pas identiques. Chez ceux qui ont un projet migratoire, nous avons rencontré des manifestations de souffrance psychique, de malaise, dans ses aspects dépressifs : la difficulté ou l’échec du projet peuvent susciter désarroi, tristesse, culpabilité, avec leurs lots de manifestations psychosomatiques… Mais l’adaptation, à plus ou moins brève échéance, aux nouvelles conditions de vie, aussi déplorables soient-elles, est en rapport avec la « qualité psychique » du sujet ; de nouveaux liens et un « avenir » (voir un devenir) peuvent se construire, certes différents de ce qui était espéré, mais ayant un sens par rapport au « projet de vie » : « Dans l’aventure, tout peut arriver, dit Bafou (Côte d’Ivoire) ; il faut donc être prêt à tout et mettre tout cela dans sa tête. » Malgré séparation et perte, la migration devient alors une expérience de vie dans leur histoire personnelle ou familiale, des souvenirs sont accessibles et l’espoir renait. « Chez nous, on dit : “Quand tu travailles et que tu fais tes prières, tu as tout” », raconte une Sénégalaise.
En revanche, il en est tout autrement pour ceux pour lesquels le voyage est une rupture, une obligation de survie non programmée dans leurs projets. Leur souffrance parait plus profonde et leurs capacités d’insertion dans la société d’accueil plus réduites ; ils ne peuvent investir ce lieu ni les personnes qui les entourent, et sans projet : « Pour l’instant je suis là, et c’est tout. » Ce sont des sujets qui sont sujets à de profondes angoisses, souvent isolés et sans espoir, et qui semblent bloqués dans un présent oppressant, sans passé ni avenir : « C’est horrible ce que je vis ; tous les jours il faut fuir », dit Assou, jeune Sénégalais. Leur intégration dans un groupe reste précaire et les liens qu’ils établissent avec d’autres migrants de même origine ou de même culture se révèlent fragiles ou proches du simple « collage » : nous avons rencontré à plusieurs reprises des personnes souhaitant être reçues ensemble, alors qu’elles semblaient ne pas avoir de liens particuliers entre elles, mais qui confondaient parfois leurs histoires. Chez ces personnes en grande souffrance, le visage est fermé, inexpressif, le regard « dans le vide », et le discours, souvent confus, parait construit comme un justificatif, ne laissant aucun accès à l’histoire du sujet et de son parcours migratoire. Parfois, un « vide de pensées » les amène à s’accrocher à de menus faits qu’ils n’élaborent pas. Sans leurs repères habituels (culturels, sociaux, familiaux…), dans la précarité, leur présence ici n’a pas de sens ; sans histoire, sans passé, l’environnement leur parait hostile voire menaçant ; et plusieurs personnes nous ont dit être angoissés par l’idée « de mourir sans identité ». Parfois, le corps devient l’ultime recours pour faire signe lorsque la psyché ne peut faire sens, et les risques de somatisation sont importants (cancers, rectocolite hémorragique…). Les manifestations psychiques de cette détresse peuvent aussi évoquer certaines pathologies sévères (psychoses, psychopathies, états limites…), correspondant à des troubles profonds de l’équilibre et du fonctionnement psychiques, en rapport avec les conditions mêmes de la transplantation. Il ne s’agit pas de pathologie, mais d’expression pathologique d’une souffrance psychique extrême. C’est ce qui nous amène à envisager toute intervention en termes d’aide, de soutien, et d’accompagnement plutôt que « thérapeutiques ».
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