Photo issue du webdocumentaire Les voyageurs
Pourquoi Médecins du Monde ?
De Dunkerque à Sangatte, dans le nord de la France, en passant par Calais, la température était glaciale, en ce dernier jour d’hiver. Un vent mauvais s’était levé, qui accentuait encore cette sensation de froid en transperçant impitoyablement l’épaisseur de nos vêtements. Un temps à ne pas mettre un chien dehors. Pourtant, ce soir-là, comme les précédents et comme ceux qui allaient suivre, quelques centaines de migrants animés par le fol espoir de rejoindre l’Angleterre, s’apprêtaient à passer une nouvelle nuit dehors. En guise de protection, rien d’autre que d’improbables bâches en plastique et quelques sacs de couchage fournis par Médecins du Monde, miraculeusement soustraits à l’acharnement d’une police aux ordres. Il en est ainsi depuis la disparition du Centre de Sangatte autrefois ouvert par la Croix-Rouge et fermé autoritairement, il y a 10 ans, par décision gouvernementale : 900 migrants abandonnés en permanence au dénuement de la « jungle », comme ils l’ont eux-mêmes dénommée ! Depuis, pour toutes ces populations errantes, majoritairement afghanes et kurdes, s’est engagée une partie de cache-cache avec les forces de l’ordre venues les arrêter et les dépouiller du peu qu’ils possédaient encore, dissuasion oblige ! Pour nos équipes de Médecins du Monde, c’est une lutte désespérante et vaine face à une réalité cruelle et déprimante, sous la menace d’inculpations d’aide à des réfugiés en situations irrégulières. Et l’avènement en France d’un gouvernement de gauche n’a malheureusement rien changé à cette situation lamentable, même si le délit d’assistance à ces migrants vient d’être abrogé. Pourtant, la plupart de ces hommes, parfois même de ces femmes et de ces enfants, chassés de leur pays par une existence et des perspectives d’avenir devenues insupportables, ont bravé mille dangers, affronté mille morts, pour arriver en ce lieu déshérité, aux confins d’un espoir déçu. De cette indignation allait naître une prise de position, validée en assemblée générale et connue à Médecins du Monde sous le label de « charte de Dunkerque ».
Pourquoi la Turquie ?
Les raisons sont multiples de notre présence en Turquie. Déjà, il y a une trentaine d’années, nous traversions le pays pour gagner les montagnes du Kurdistan irakien isolé par la guerre, apportant une aide médicale à leurs populations délaissées. C’est également en Turquie que nous les avons retrouvées à la frontière turco-irakienne, en 1991, au lendemain de la deuxième guerre du Golfe. Comme c’est souvent le cas dans les engagements humanitaires, le hasard, en l’occurrence celui d’une fête de Newroz (la grande fête identitaire kurde survenant chaque année le jour du printemps) devait nous ramener en Turquie et induire dans ses suites un certain nombre d’actions fort diverses. Leur dénominateur commun : nous amener à développer de nombreux liens dans les milieux associatifs, universitaires, journalistiques et, à travers notre connaissance du terrain, prendre toute la mesure de la souffrance des hommes. Parmi ceux-ci, les migrants nous sont apparus au nombre des plus démunis et abandonnés, tout particulièrement en ce qui concerne leur prise en charge médicale. Cette situation, nous n’avions fait jusque-là que l’entrevoir sans en mesurer l’exacte dimension – bien souvent dramatique. Ce dénuement est venu réactiver l’intérêt que nous leur portions déjà sur le sol français et nous donner l’idée de les suivre au plan sanitaire tout au long de leurs parcours migratoires. Pour une telle étude, la Turquie constitue un modèle privilégié, dans la mesure où elle représente un vaste couloir dans lequel s’engouffrent plus de 80 % des populations qui cherchent à gagner l’Europe. Bien peu d’entre elles envisagent de s’installer durablement en Turquie, et quand elles le font, ce n’est que de façon provisoire et forcée. En provenance des pays avoisinants, Syrie, Irak, Iran, ou de plus loin : Afghanistan, Pakistan, République Démocratique du Congo, pays de l’Afrique subsaharienne, pays du Maghreb… Les restrictions drastiques survenues ces dernières années sur les parcours jusque-là privilégiés (Gibraltar, Italie, Malte) ont transformé ce vaste pays, aux frontières très poreuses, en un véritable marchepied de l’Europe. Pourtant, les conditions d’accueil des réfugiés en Grèce sont à ce point mauvaises que des passeurs sont maintenant sollicités pour rebrousser chemin et raccompagner ces réfugiés en Turquie. Certes, les conditions y sont bien loin d’être idéales, mais parfois préférables à celles de leur accueil en Grèce où les étrangers, la crise aidant, sont de plus en plus victimes d’ostracisme. Les centres de rétention y sont encombrés, au-delà du tolérable, par des migrants dont plus personne ne veut. Chaque fois qu’une voie de passage se ferme ou se contracte, le flux des migrants, à l’instar d’un cours d’eau, contourne l’obstacle et inaugure d’autres trajets. La Bulgarie est devenue un recours de plus en plus adopté. Chaque jour se vérifie l’impossibilité de fermer les frontières lorsque, poussés par une nécessité politique, économique, environnementale et souvent les deux ou les trois à la fois, ces réfugiés sentent l’obligation de gagner ce qu’ils perçoivent sinon comme un eldorado du moins comme un espace où loger leurs rêves. Mais que de vies perdues, que d’argent dépensé, pour tenter de s’opposer à cette migration en vertu de raisons certainement égoïstes, mais probablement tout aussi irrationnelles qu’inutiles !
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