Seine-Saint-Denis : ma santé va craquer

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Avec 66,5 généralistes pour 75 000 habitants, ce département aux portes de Paris est le plus grand désert médical de France. Pathologies particulières, population précaire, dispositifs saturés… Pratiquer la médecine dans le «93» relève bien souvent de l’engagement politique.

Nathalie Godard, coordinatrice du CASO Saint-Denis, témoigne du travail quotidien des équipes MdM auprès de ces «personnes qui n’ont pas accès aux soins dans les dispositifs de droit commun.»

 

Cet article a été publié sur le site de Libération le 13 mars 2015

 

De l’autre côté du périphérique, les transports en commun sont bondés. Les rues pavées d’Aubervilliers (Seine-Saint-Denis) regorgent de monde, de visages épuisés par le travail, les soucis et la précarité. En centre-ville, on peut tourner des heures pour trouver une place de parking, entre les tours et les vieilles maisons ouvrières. Pourtant, la Seine-Saint-Denis est un désert. Ce département aux portes de Paris est le plus grand désert médical de France. On y compte 66,5 médecins généralistes pour 75 000 habitants. En Ile-de-France, la densité s’élève à 92,5. A Aubervilliers, 80 000 habitants, deuxième ville francilienne la plus pauvre après La Courneuve, on dénombre 13 spécialistes de premiers recours (gynécologue, ophtalmologue, pédiatre…). De l’autre côté de la Porte de Pantin, ils sont 48,9.Les médecins libéraux qui ont fait le choix de s’installer dans le «93» semblent aussi épuisés que leurs patients. Leurs salles d’attente ne désemplissent qu’à la tombée de la nuit. Même à la retraite, beaucoup de praticiens continuent à ausculter, à prescrire, à recevoir à la chaîne, par manque de successeur.

 

Maladies chroniques et stress au travail

 

«Y aura donc jamais de médecins qui vont soigner nos cités ?» Cette phrase a changé la vie du Dr Ménard, en 1971, alors qu’il abandonnait ses études de médecine. Le «gamin de prolo» laissait tomber. Il irait travailler à l’usine, comme son père et comme tous ses copains de son HLM de Puteaux (Hauts-de-Seine). «Moi, j’étais blouson noir et castagne. Mais, un jour, une voisine m’a croisé dans le hall, et elle m’a engueulé ! se souvient-il. J’ai réfléchi… et j’suis retourné à la fac.» Finalement, «tous les autres de la cage d’escalier ont fait de la prison», et Didier Ménard a ouvert sa Place Santé, Association communautaire santé et bien-être, à Saint-Denis au début des années 90. Aujourd’hui, bien qu’il soit officiellement à la retraite, il continue à se battre pour récupérer des subventions. «Les politiques publiques nous soutiennent. Comme la corde soutient le pendu.»

 

Ce matin, le ciel est aussi gris et sinistre que les immeubles du quartier des Francs-Moisins. La «place Rouge», comme on l’appelle dans la cité, est vide. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la cité était un immense bidonville où s’entassaient des centaines de migrants espagnols. Puis les politiques de la ville ont dressé des tours HLM. D’autres vagues d’immigration, d’autres ouvriers ou employés du BTP sont venus remplir les appartements, les usines alentour et reconstruire la France des Trente Glorieuses. Ce matin de février 2015, le chômage dépasse les 24% dans la cité. Quelques ombres passent sous les parapluies, on se faufile entre les portes de l’association médicale, juste à côté du local à poubelles.

 

Barrières de la langue et du système administratif

 

La salle d’attente est calme. Sur des présentoirs, des prospectus tout en images encouragent les femmes à suivre des examens gynécologiques ou à faire des tests VIH. L’année dernière, 10 000 patients sont passés par les salles de consultation des cinq médecins généralistes employés par l’association. Mais les soins ne se résument pas à la feuille d’ordonnance. Ils s’inscrivent dans un cadre de vie. Au mur, le programme des activités de la maison : musicologie, petits-déjeuners, cours de cuisine, de yoga… «Dans les années 90, on était dépassés par le problème du sida, explique le Dr Ménard. Aujourd’hui, on est confrontés aux maladies chroniques comme le diabète, les maladies cardio-vasculaires… Et, surtout, à de graves problèmes de stress au travail. Ça ne se soigne pas seulement avec des médicaments.» Avec sa moustache grisonnante, sa «grande gueule» et son assurance «post-soixante-huitarde», Didier Ménard est un peu le José Bové de la médecine. Il ne cache pas l’«engagement politico-médical» qui a porté l’idée d’ouvrir ce centre. «Il faut être militant pour pratiquer la médecine ici. On ne vient pas aux Francs-Moisins pour faire fortune.»

 

Dans la salle d’à côté, pas de table d’auscultation ni de stéthoscope. Asta Touré est médiatrice de santé. Elle aide un vieux monsieur à remplir ses papiers administratifs. CAF, mutuelle, caisse de retraite, Sécurité sociale… autant d’institutions aux noms inconnus pour cet homme qui a passé sa vie à vider les poubelles du métro et à nettoyer des bureaux à Paris. Monsieur F., chapeau blanc traditionnel sahélien sur la tête, a les mains rugueuses d’un mineur de fond. Mais il ne sait ni lire ni écrire. Asta remplit les dossiers : «Nombre d’enfants ? – Cinq. – Ça tombe bien, il n’y a que cinq cases !»

 

Asta non plus ne parlait pas très bien le français lorsqu’elle est arrivée du Mali, il y a plus de vingt ans. «Si je n’avais pas été formée, je serais comme eux», confie-t-elle, sans émotion. Elle a commencé comme bénévole à l’association Aides, pour les personnes séropositives, puis elle a décidé de faire «de l’aide aux autres» un vrai métier. Il paraît qu’elle était «plutôt douée pour ça». Demain, elle accompagnera un patient à l’hôpital pour servir d’interprète.

 

En plein débat sur le tiers payant et l’accessibilité des soins en France, le Collectif interassociatif sur la santé (Ciss) a révélé que 24% des personnes ayant un revenu inférieur à 1 400 euros par mois ont reporté ou renoncé à une consultation médicale. L’Observatoire des inégalités estime que 14,5% des habitants du 93 vivent sous le seuil de pauvreté. C’est le double de la moyenne nationale. «Quand on est pauvre, la priorité, ce n’est pas la santé», assène le Dr Ménard. C’est sans compter l’attente démesurée pour obtenir un rendez-vous chez un spécialiste, les files interminables aux urgences, les barrières de la culture, de la langue ou du système administratif… Dans ce «département-monde», comme aiment à le surnommer les élus, 65% des habitants ont au moins un parent qui est né à l’étranger. «Ce n’est pas l’insécurité qui décourage le plus les médecins de venir s’installer ici, affirme Corinne Guiot, infirmière en chef du centre municipal de santé d’Aubervilliers. Les pathologies sont particulières, il faut prendre du temps pour expliquer, pour soigner…»

 

«Infirmière militante»

 

Comme tous les jeudis matin, Corinne Guiot fait ses tournées à domicile, à la minute près. Elle grimpe quatre à quatre les escaliers en colimaçon d’une haute tour de la ville. Frappe à une porte, repeinte en bleu électrique. «Bonjour ! C’est l’infirmière !» Monsieur F. est assis sur un vieux canapé molletonné dans un appartement sombre. Il a obstrué toutes les fenêtres à l’aide de grands draps. Originaire de la Martinique, lui aussi a fait des ménages toute sa vie. «Mais c’était des petits contrats. Alors j’ai pas vraiment de retraite», explique-t-il dans un français créolisé confus. Monsieur F. est diabétique. Corinne Guiot surveille sa tension, son taux de glycémie. «Dites donc, c’est bien bas ! Vous avez mangé ce matin ?» Le patient est hésitant. Piqûre d’insuline. «Et vous avez pris rendez-vous chez l’ophtalmo ?» Silence. «Le docteur des yeux. Vous allez le voir quand ?» insiste-t-elle. «Lundi. J’ai un rendez-vous à… Vincennes.»«A l’hôpital Avicenne ? Super !»

 

L’hôpital Avicenne, à Bobigny, reste la principale offre de soins du département. A Aubervilliers, on recense deux ophtalmologues. Le centre de santé municipal, ancien dispensaire de cette mairie de tradition communiste, propose aussi les services d’un ophtalmologue. «On est super contents, il a augmenté ses heures de présence, poursuit l’infirmière. Bon ! Monsieur F., je vous laisse. Ma collègue passera vous voir demain.» Le vieil homme répond d’un vague «si Dieu le veut», souriant du fond de son canapé. «Vous en faites pas, il va le vouloir ! Moi, j’ai mes accointances avec Dieu. Allez, au revoir monsieur F.» L’infirmière dévale les étages dans l’autre sens. Ses bottes résonnent dans la cage d’escalier. Malgré ses «accointances» divines, Corinne Guiot se défend d’être «investie d’une mission». Mais elle se qualifie volontiers «d’infirmière militante» : «Moi, le service public, ça me parle.»

 

Face au problème croissant d’accessibilité aux soins, Médecins du monde a ouvert une antenne à la Plaine-Seine-Denis, dans le nord-ouest du département. Il est 14 heures et des dizaines de patients font déjà la queue devant la porte. Ici, on accueille les «personnes qui n’ont pas accès aux soins dans les dispositifs de droit commun», comme l’explique Nathalie Godard, coordinatrice du centre. Des personnes sans papiers, à la rue, ou sans couverture médicale, et souvent sans adresse. Une équipe organise également des tournées dans les «camps de Roms», véritables bidonvilles installés aux portes de Paris. Rapidement, la salle d’attente se remplit. «On ne peut plus augmenter nos capacités d’accueil, se désole l’employée de Médecins du monde. On est obligés de laisser des gens dehors. Tous les dispositifs du département sont saturés.»

 

La suite de l’article est disponible sur le site de Libération

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