« What a wonderful world »

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Il s’agit là d’une contribution collective au projet associatif de Médecins du Monde à partir de quelques enjeux externes et dont les pistes de réponse sont parfois esquissées en regard de quelques éléments théoriques chers à celles et ceux qui se questionnent.
A n’en pas douter et eu égard à notre modèle d’instabilité institutionnelle, les éléments théoriques ne sont que ceux des acteurs d’hier et d’aujourd’hui mais les enjeux sont bien réels et seront au rendez-vous ces prochaines années : e-révolution, empathie et disjonction.
Changerons-nous de balises pour les relever ? Ou réaffirmerons-nous que notre espace n’est pas neutre (cf. travaux du philosophe Michel Foucault sur la norme et la neutralité) ? Que ce dont nous témoignons, n’est ni vrai, ni faux, mais juste ce que nous observons ? Et que la morale n’est pas l’éthique (cf. travaux de Paul Ricoeur sur la morale et l’éthique) ?

 

Avec le temps, l’écart semble se creuser entre Médecins du Monde et notre Monde. Pour autant, l’écart n’est pas inquiétant en soi. Ce qui le serait, c’est qu’il aille encore et toujours croissant, que nous n’en ayons pas conscience ou que nous ne sachions pas y répondre.

 

MdM face au repli identitaire

 

Dans ce monde-là et notamment en France – pays qui affiche pour principes la Fraternité aux côtés de la Liberté et de l’Egalité, pays qui porte un bénévolat engagé de type républicain et pense la libre association en tant que l’un des ferments de la démocratie – il a été possible de créer, ne serait-ce qu’un temps, le « délit de solidarité » et de faire encore et toujours d’une communauté de 30 000 personnes un bouc émissaire au sein d’une population de plus de 60 millions d’habitants. Le politique flatte le repli identitaire.
Au-delà du repli local et identitaire, la France, comme d’autres pays à l’intérieur de la « forteresse » Union Européenne, est dans la réactivation de la figure du « bouc émissaire » et dans la négation de ses principes et valeurs notamment en matière de solidarité. De par notre modèle et notre sociologie, comment ne pas entraîner l’association dans ce repli, résister à cette tendance et s’assurer de l’ouvrir à l’autre ?
Partenariats, prise en compte des déterminants socioculturels, réflexions autour de l’altérité : telles furent les réponses apportées dans un premier temps. La promotion de l’adhésion des expatriés à l’international s’en est suivie. Mais ces approches suffiront-elles, ou devrions-nous aller au-delà et travailler pour de vrai ce dont nous sommes faits ?
Si l’adhésion des acteurs nationaux à l’international peut paraître une évidence, d’autant qu’elle est pratiquée par d’autres associations humanitaires internationales, qu’en est-il de leurs attentes, des espaces et interfaces qui leur seront proposés pour de vrai ou de l’impact de notre modèle sur leur propre rêve de société civile (cf. « Le viol de l’imaginaire » d’Aminata Traoré ou le « Discours sur le colonialisme » d’Aimé Césaire) ?

 

MdM et le monde économique

 

Au sein de l’Union Européenne, il est aujourd’hui convenu de penser la solidarité internationale ou l’humanitaire en tant que « économie sociale et solidaire » entre secteur public et économie marchande de type libérale et ce, à des fins de développement. C’est d’ailleurs, l’un des secteurs les plus prometteurs en matière de création d’emplois. Y compris par ces temps de crise. Certains parlent même de « social business ».
Si l’on peut envisager et imaginer un continuum au sein du système binaire « public / privé » et au profit d’un entre-deux ou d’un entrelacs de rhizomes aux fins de mobilisation sociale, qu’en est-il de cette mobilisation ? Et comment éviter encore et toujours de venir en substitution du dispositif de droit commun d’une part, tout en étant attentifs à éviter l’écueil de la concurrence avec le secteur marchand d’autre part ? D’autant que dans ce monde libéral, tout devrait se quantifier, se monnayer et se professionnaliser, et que ce secteur marchand déclare que le « non lucratif » ne doit pas s’aviser de fausser le jeu ! Qu’il s’agisse du jeu de la libre concurrence, de la libre entreprise ou de l’innovation brevetée. A ce propos, il est intéressant de lire ou d’entendre, ici ou là, en France, un nouveau discours postulant que la libre association issue de la Loi de 1901 serait liberticide ou constituerait une entrave à la liberté d’entreprise ; cette société civile étant ordonnée par la Loi, l’état créant parfois ses propres associations et les bailleurs nationaux (par soucis d’efficience), invitant à des « fusions-acquisitions ».
En quoi, notre projet serait-il une réponse à ces questions ? Quel modèle socio-économique se démarquerait tout à la fois d’un service public administré, d’une société civile domestiquée et d’un modèle entrepreneurial lucratif ? Quel modèle pour interpeller les relations socio-économiques, lancer des alertes ou questionner sur les violences du monde, interroger les modèles de formation des soignants dans leur contribution aux inégalités de santé et pour réaffirmer la nécessité de co-construire, d’offrir une autre vision de la nature humaine notamment dans son rapport à l’autre et pour développer le vivre ensemble ? Quel modèle ? Si ce n’est un modèle soutenant le cheminement, l’analyse et le questionnement (cf. travaux de Gilles Deleuze et Félix Guattari à ce sujet).

 

De la culture démocratique et de l’initiative citoyenne

 

Dans les états démocratiques, nous vivons dans une culture démocratique délégataire dont la délégation va croissant. Certes, le peuple est source de légitimité et l’on ne peut que s’en féliciter. Mais la distance entre le peuple et l’exécutif est grande. Et la distance sociologique est d’autant plus grande entre les uns et les autres, qu’elle finit par assécher l’offre et la demande politique ainsi que concentrer les processus de décision entre quelques mains (cf. débat sur le cumul des mandats politiques ou sur la suppression des départements en France).
In fine, plus la délégation est excessive, plus la distance entre les citoyens et leurs représentants s’allonge, plus le politique perd de sa crédibilité, plus les citoyens sont désabusés, plus l’abstention aux processus électoraux va croissant et plus les électeurs se tournent vers des formes politiques populistes. Au mieux, les initiatives citoyennes se multiplient et la société civile s’émancipe. Ce qui suppose une redéfinition de la citoyenneté au-delà du droit de vote.
Mais pour que cette émancipation porte ses fruits, faut-il encore que les politiques publiques conviennent d’espaces de dialogue avec les citoyens ou les « corps intermédiaires ». Et, qu’elles n’en conviennent pas ou qu’elles en conviennent de manière asymétrique, n’attendons pas tout du politique. Portons aussi nos propres initiatives en tant qu’acteur d’une société civile indépendante, légitime et en tant qu’acteur de la transformation sociale en partenariats ou réseaux.

 

A propos de la figure du bénévole, de celle du salarié et de leurs capacités à se mobiliser

 

Dans ce monde libéral, un chômage structurel, récurrent et accentué par la crise économique – dont les conséquences sont l’exclusion des plus vulnérables, l’appauvrissement des travailleurs ou la surexploitation des « inclus » – nous invite à nous interroger sur nos capacités à répondre à l’augmentation des besoins d’une part et à mobiliser de nouveaux acteurs bénévoles d’autre part.
De même que de nouvelles formes de bénévolat, avec ou sans engagement, comme la mise à disposition de personnels qualifiés par leurs employeurs dans le cadre du mécénat de compétences (cf. slogan « SNCF ! C’est aussi 1 000 salariés prêts à aider votre association »), l’offre de mise à disposition de jeunes dans le cadre de leur service civique, ou l’émergence de bénévoles spontanés, solidaires autonomes voire masqués et costumés (cf. phénomène émergent des « super-héros »), nous invitent à nous interroger sur la figure du bénévole et, en miroir, sur la figure du salarié au sein d’une organisation comme la nôtre. Au-delà, qu’en est-il de leur appréhension ou compréhension réciproque et de leur assignation dans la structure et sa gestion ? Enfin, l’affaiblissement des liens constitutifs de l’interdépendance face à la montée de l’individualisme (cf. travaux du sociologue Serge Paugam), doivent nous inviter à rester vigilants sur les modalités d’engagement et la durée d’inscription des acteurs et futurs cadres associatifs de l’association.
Pour autant et ne l’oublions pas, le reflux des espérances révolutionnaires (nous parlons là des espérances révolutionnaires des XVIIIème, XIXème et XXème siècle et non pas de leurs concrétisations) et l’abandon du projet politique de transformation des rapports sociaux, suscitent un malaise moral au sein des classes moyennes et constituent un essor sans précédent pour nombre d’associations solidaires ou humanitaires (cf. travaux du sociologue Alain Accardo et croissance du nombre de français de plus de 18 ans bénévoles ou désireux de le devenir). Raison de plus pour qu’une association solidaire comme la nôtre, mobilise en proposant clairement un projet politique de transformation des rapports sociaux et de réduction des inégalités ainsi qu’une trajectoire ou un parcours de prise de responsabilités au sein de l’association pour celles et ceux qui le souhaiteraient.
Là encore, notre projet devra se pencher sur ces dynamiques, d’autant que la professionnalisation de certaines associations les conduit à chercher des compétences de plus en plus affirmées et que certains bénévoles souhaitent pouvoir diversifier et valoriser leurs expériences.

 

De la libre association, Ici & Là-bas

 

Dans ce monde-là et notamment en Eurasie, la libre association recule par un mécanisme de délimitation réglementée comme en Russie, ou ne peut toujours pas émerger tant est grande la violence à l’égard des tentatives d’expression syndicale ou politique comme aux Philippines (premier pays au classement des violences faites aux syndicalistes) ou en Chine (cf. Tian’anmen en 1989 ou, plus récemment, la censure d’internet en 2010…).
A contrario, et notamment en Amérique Latine, les dernières décennies ont été marquées par la transformation d’acteurs sociaux invisibles, démunis et politiquement exclus, en mouvements sociaux d’un apport considérable dans l’essor de leurs nations et des démocraties locales. Ces acteurs, associés en mouvements, ont su restreindre la zone d’influence libérale et ont apporté un élan aux mouvements sociaux internationaux. En particulier, par leur travail d’influence sur leurs propres gouvernements, ils ont amené leurs diplomaties nationales à se montrer plus soucieuses des questions sociales dans la diplomatie internationale (cf. observatoire politique de l’Amérique latine et Caraïbes de l’école en Sciences Politiques).
Preuve s’il en est, ici ou là-bas, que la place de la société civile est en lien direct avec l’évolution politique des nations où elle s’exprime. Et qu’elle ne saurait être exclusivement en amont (ex : révolution Orange) ou en aval du processus (comme en France) mais au cœur du processus. Et qu’elle ne l’est que sous réserve de respecter les dynamiques locales ainsi que les déterminants socioculturels et économiques (cf. échec du processus au Kirghizstan).

 

A propos de la spécificité de nos missions sociales, Ici & Là-bas

 

Ici et Là-bas, la faiblesse du multilatéralisme (au point qu’après le bilatéralisme, accompagné de quelques pays non alignés, après le monde unipolaire puis multipolaire, l’on parle désormais de « monde apolaire ») et les lacunes de l’action collective internationale, invitent les organisations non gouvernementales à occuper des interstices où la santé s’organiserait au plan national sans mécanisme solide de redistribution locale ou de mutualisation internationale et où le défi d’une couverture maladie universelle transnationale serait de moins en moins porté. Devons-nous participer à la seule nationalisation de la santé alors que nous avons été – et sommes toujours – l’un des acteurs de la lutte internationale contre le S.I.D.A. ou les Hépatites Virales, que nous souhaitons nous engager plus avant sur les questions de santé environnementale et que ces questions de santé sont en lien avec des mécanismes de redistribution internationale ? Comment allier ou concilier ces deux orientations selon les contextes et nous projeter vers des solutions en devenir c’est-à-dire en lien avec le développement économique et de la solidarité ?

 

Le sac et le ressac

 

Dans de monde-là, le Canada et les pays de l’union européenne dégradent l’existant alors que les pays pauvres ou moyens, ainsi que les Etats-Unis d’Amérique, demandent une réduction des inégalités sociales et de santé !
Quels écueils éviter, ici comme là-bas ? Certainement, nous faudra-t-il éviter une approche sans réflexion sur la « soutenabilité financière », sans lutte contre la corruption, sans transparence locale ou de débat sur la santé, sans prévention, sans régime d’assistance ou de fond d’équité pour les plus précaires ou vulnérables… Quelles propositions formuler ici et là-bas ?
Sûrement, au regard de nos actions, nous faudra-t-il soutenir des approches communautaires, des financements innovants en lien avec la croissance du PIB de chaque pays telle que transformée en recettes fiscales, un développement économique durable, une approche stratifiée et non pas par silo et surtout, un abord universaliste en termes de droit et de dignité. A cette fin, nous nous devons d’être au rendez-vous à New-York, en 2015, lors de la rencontre des nations unies sur la gratuité des soins et pour le renoncement au « reste à charge » précédemment issu du consensus de Washington.

 

Opportunités

 

Ici et Là-bas, une « e-révolution » – en déconstruisant la notion de frontière au profit de l’idée de « village global » ou, tout du moins, de l’idée transnationale – transforme internet en espace politique – celui des « hackers solidaires », du « cyber-activisme », du « printemps arabe » ou de « l’affaire Wikileaks » (cf. affaires Julian Assange, Bradley Manning & Edward Snowden) – et, pour peu qu’elle s’en saisisse et soit au clair avec des plaidoyers en phase avec ses terrains d’intervention, la « e-révolution » vient faire bouger la capacité d’une association de nature horizontale à hausser le menton pour entrer dans le champ du politique.
Approprions-nous cette e-révolution avec, pour et à partir de nouveaux partenaires (hackers solidaires ?) pour démultiplier notre capacité à être des lanceurs d’alerte et porteurs de plaidoyers tout en nous préservant, hier comme demain, de l’emploi détourné des ressorts de la société du spectacle (cf. Guy Debord à ce sujet).

 

Et alors ? Encore et toujours, nos forces personnelles et collectives

 

Qui que l’on soit et où que l’on soit, au même titre que la douleur physique ou la souffrance psychique, la diminution ou la restriction de notre capacité d’agir est ressentie comme une atteinte à l’intégrité de soi et, à condition d’activer les bons leviers, elle constitue un ressort pour trouver une solution à un problème qu’il s’agisse du problème d’un seul ou de celui d’un groupe (cf. le concept de résilience utilisé en psychologie – en France : Boris Cyrulnik).
L’essentiel pour relever ces défis, c’est nous. Des hommes et des femmes qui, soignant(e)s ou soigné(e)s, bénévoles, adhérents-es ou salarié(e)s, donateurs/trices ou partenaires, ont conscience de leur altruisme et de leur compréhension de l’autre dans sa différence et son identique. Et sont animés du même postulat, celui où le réel de ce monde-là n’empêche ni le rêve, ni l’utopie et où le rêve d’un seul n’est qu’un rêve, alors que le rêve à plusieurs c’est déjà une réalité en construction (cf. Elder Camara : « l’Utopie partagée est le ressort de l’Histoire »).

 

Ensemble, comment ?

 

De fait, en devenant membres de Médecins du Monde, nous avons fait le choix de nous associer pour trouver des solutions. Reste à savoir, si notre projet associatif évitera les débats institutionnels ou de gouvernance et si nous nous engagerons bien dans la construction d’un projet collectif, politique, d’un projet associatif, d’un combat qui relèvera les enjeux externes évoqués supra et d’autres encore (cf. débats sur la surdétermination du modèle biomédical ou le processus de normalisation entraîné par la qualité des pratiques ou le rapport humanitaires et militaires ou… tous ces sujets de débat si fréquents à Médecins du Monde).
A cette fin, comme sur nos terrains et plaidoyers, il nous faudra rester humbles, ne pas être dans la toute puissance et être en situation de nous questionner sur les chemins pour y arriver. En 1957, dans son « discours de Suède » à l’hôtel de ville de Stockholm, Albert Camus déclarait : « Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde se défasse».
Et il nous faudra nous souvenir que notre monde est le fruit de cette complexité et de l’espoir qui nous animent. Que le système dont nous sommes partie prenante, dont nous nous nourrissons et qui perpétue nos maux, nous entraîne vers une résistance collaboratrice visant à atténuer ces maux OU nous invite à porter une résistance régénératrice et porteuse d’une promesse de réforme (cf. travaux du philosophe Edgar Morin). Avec, pour finalité, une promesse de progrès, de justice sociale ou de réduction de la charge pour les générations futures (cf. travaux de l’écrivain et penseur Axel Khan sur la « crise du progrès » & ceux d’Ulrich Beck sur la société de la charge).

 

Développer le pouvoir d’agir

 

A Médecins du Monde, association riche de ses principes et valeurs, de son histoire, de son implication Ici & Là-bas ainsi que de ses 3 composantes (médecine humanitaire, médecine sociale et médecine communautaire), selon les contextes et dans le temps, la frontière entre l’une et l’autre de ces résistances est fluctuante voire indiscernable. Par ailleurs, selon les générations, les leviers ou postures changent entre « progrès », « justice sociale » ou « réduction de la charge », entre « égalité » ou « réduction des inégalités ». C’est peut-être là, que se situe notre choix de projet associatif : concilier promesse de progrès, de justice sociale ET de réduction de la charge.
A ces fins et aux fins d’amplification de nos deux formes de résistance (atténuer nos maux ET porter une promesse de réforme), peut-être ferons-nous le choix du « développement du pouvoir d’agir » ou « empowerment ». Renvoyant en cela, chacun d’entre nous et membre de Médecins du Monde à un questionnement – puisque tel est l’essentiel – sur ses propres leviers et sa propre capacité d’indignation et d’enthousiasme (cf. travaux de l’écrivain politique Stéphane Hessel).

 

Patrick Beauverie – secrétaire général, Xavier Carrard – ancien membre du conseil & Charline Ferrand – adhérente.

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