Photo de Matias Costa
Au commencement était le témoignage. Le témoignage, nous n’avions que ces mots à la bouche. La magnifique épopée de L’Ile de Lumière, ce bateau qui avait fait connaître au monde la tragédie des boat people en Mer de Chine, venait tout juste de s’achever et notre nouvelle association en sortait auréolée de toute sa gloire.
Bernard Kouchner ne nous avait-il pas persuadé que l’humanitaire devait être avant toute une permanente dénonciation ? Elle nous différenciait, du moins l’affirmait-il, de MSF et bien sûr de la Croix-Rouge engluée dans son passé et son silence coupable face aux camps d’extermination ! Tableau en bonne partie caricatural assurément, mais une association naissante ne devait-elle pas s’arrimer à quelques certitudes, fussent-elles hasardeuses et simplificatrices ? En toutes circonstances il convenait de prolonger à tout prix l’aventure fondatrice, celle du Bateau, quand bien même le faire savoir devrait primer sur le savoir-faire.
Il faut dire qu’avant la chute du Mur de Berlin, les associations humanitaires comme la nôtre étaient les seuls informateurs à pouvoir circuler indifféremment à l’Est comme à l’Ouest et le passeport humanitaire se riait de la stratégie des blocs. Notre cri de ralliement était « plus jamais ça », ça étant le silence coupable de nos aînés face aux horreurs du nazisme. Notre dénonciation se devait d’être véhémente et au « plus nous serons discrets, plus on nous écoutera » de la Croix-Rouge, nous opposions le « plus nous crierons fort plus en nous entendra ». Un petit groupe de fondateurs, unis par une camaraderie sans faille, administrait hors de toute contrainte, avec autant d’enthousiasme que peu de moyens, cette association naissante. Bien des anciens ont gardé de cette période une nostalgie irrépressible où le narcissisme de chacun pouvait s’épanouir sans limite, mais aussi sa générosité, son goût de l’aventure, cette certitude de se trouver beau dans le regard des autres.
Que tout ceci paraît lointain aujourd’hui ! Il faut dire que le contexte a bien changé. L’humanitaire d’abord, de plus en plus exigeant, de plus en plus professionnel, de plus en plus contrôlé, de plus en plus soumis à concurrence, en termes d’efficacité sur le terrain et de rigueur administrative. Nous sommes devenus une association lourde et structurée, tant par évolution naturelle que parce que beaucoup de nos actions l’exigeaient. Bien sûr la flamme de nos débuts a parfois du mal à trouver son chemin dans un fonctionnement pesant et le foisonnement des contraintes administratives. Notre témoignage a forcément subi la même évolution, imposée par le contexte mondial. En effet depuis la disparition des deux blocs, les journalistes vont partout, même si c’est souvent au péril de leur vie, et apportent au monde des informations dont les progrès techniques favorisent l’immédiateté.
Est-ce à dire que notre témoignage a disparu maintenant que nous ne sommes plus, sur bien des terrains, en situation de quasi exclusivité ? Certainement pas, mais il a dû s’adapter pour survivre. Finies les dénonciations vibrantes et passionnées dont notre public a été abreuvé. Finies les affirmations péremptoires dont plus personne ne se contente. Pour lui faire place un témoignage au plus près du terrain et principalement dans notre domaine d’élection, celui de la santé des humains et des multiples facteurs, politiques, sociaux, environnementaux, susceptibles de l’altérer. Mieux encore, plutôt que le témoignage brut que les journalistes assurent souvent avant nous, ce que nous appelons le plaidoyer, où nous nous efforçons d’apparaître non pas seulement comme des dénonciateurs mais comme une force de réflexion et d’induction. Nous avons commencé dans le cadre de notre « Mission France » avec un certain nombre de propositions en termes notamment d’accès aux soins et d’observatoires de la santé. Aujourd’hui nous tentons de relever un défi d’actualité, dont nous avons fait l’une de nos priorités, celui que nous pose le retentissement sur la santé des parcours migratoires. Vaste et difficile combat que nous avons commencé à mener sur le terrain à partir de quelques centres spécialisés dans l’accueil de migrants, au Mexique, au Mali, en Algérie, en Turquie, demain en Serbie et dans d’autres implantations. Il y a un an, à Istanbul, nous avons réuni toutes ces missions pour dégager des objectifs prioritaires. L’accès aux soins pour toutes ces populations éminemment vulnérables nous a paru s’imposer, de même que la lutte contre toutes les violences et discriminations altérant la santé de tous et principalement des femmes et des enfants. La multiplication des noyades en mer, l’abandon par l’Italie du projet « Mare Nostrum» qui avait permis de sauver plusieurs milliers de vies, nous obligent à recentrer nos efforts au niveau du bassin méditerranéen. Parviendrons-nous, d’une manière ou d’une autre, à permettre de sauver des gens en mer, à les protéger des violences qu’ils subissent tant au cours de leur traversée que dans les pays d’accueil, à leur apporter les premiers soins dont ils manquent cruellement ? La boucle serait alors bouclée.
Née en mer de Chine, notre Association va-t-elle retrouver en mer Méditerranée, 35 ans plus tard, dans un contexte bien différent, la même flamme, celle de laquelle tout est parti ?