Deux ans se sont écoulés depuis que le ciel s’est ouvert sur nos vies, les scindant irrémédiablement entre un avant et un après. Deux ans de peur constante, de rivières de sang et d’un chagrin inexorable à la perte des êtres aimés. Deux ans de foyers brisés, de corps dispersés, de morts et de disparus. Deux ans de quartiers entiers réduits en poussière. Deux ans de déplacements forcés, de fuites incessantes, de perte d’une patrie autrefois nôtre. Deux ans d’ordres d’évacuation et de prétendues “zones de sécurité” qui n’en ont que le nom. Deux ans à entendre le grondement des drones et des avions de chasse au-dessus de nos têtes, à dormir sur une terre tremblante au milieu de bombardements sans fin. Deux ans d’une faim perpétuelle qui ronge les estomacs, de regards d’enfants creusés par la peur et la famine. Deux ans de coupures d’eau et d’électricité, d’hôpitaux détruits ou délibérément ciblés, de routes bloquées par la destruction, de marchés vides, d’écoles fermées, de terrains de jeux évaporés ; d’une vie réduite à la simple survie au milieu des ruines. Deux ans à suivre une actualité qui transperce l’âme, à voir des enfants terrifiés aspirer à une vie qui n’existe plus. Je n’aurais jamais imaginé être encore en vie à l’heure actuelle, à pouvoir encore enlacer mes enfants alors que le monde s’effondre autour de nous. J’ai tant perdu et mon cœur saigne en voyant mon peuple et ma ville souffrir.
Notre ville, Gaza, s’est écroulée de nombreuses fois, et à chaque effondrement, nos cœurs se brisent avec elle. Je suis les nouvelles le cœur frémissant et mon fils me regarde les larmes aux yeux : “On dirait qu’on ne reviendra jamais, qu’on ne reverra jamais Gaza”. Et je me demande “Pourquoi ce destin ? Pourquoi nos enfants doivent-ils connaître la peur, la faim et la mort avant même de comprendre l’enfance ? Pourquoi avons-nous perdu des milliers d’enfants, un nombre qui reflète à peine la réalité alors que les hôpitaux ne peuvent même pas enregistrer toutes les pertes ?”
La douleur des mères
J’ai été confrontée à des situations que je n’aurais jamais pu imaginer : fuir avec mes enfants d’un endroit à un autre, cacher leurs yeux de mes mains pour leur épargner la vue du sang et des corps mutilés, leur apprendre la patience et la résilience sans savoir moi-même comment la supporter. Comment puis-je leur apprendre à surmonter la perte de leurs proches la destruction de leurs écoles, la disparition de leurs terrains de jeux ? Comment les réconforter quand mon propre cœur est brisé ? Chaque matin, je les serre dans mes bras avant de partir au travail, terrifiée à l’idée de ne pas les revoir. Je leur demande de prendre soin l’un de l’autre et prie pour leur sécurité dans un monde apparemment déterminé à tout nous arracher.
Pourtant, ma souffrance n’est pas unique. À travers Gaza, les mères endurent des horreurs indescriptibles. Elles perdent maris, enfants et maisons. Elles souffrent de la faim, sacrifiant souvent leur maigre ration pour donner une chance de survie au plus faible de leurs enfants. Certaines femmes parviennent enfin à donner la vie après des années d’attente et de lutte avant de voir leurs enfants tués devant elles lors de frappes aériennes brutales. Des femmes enceintes courent des risques inimaginables, donnent naissance hors des hôpitaux, sans médicaments ou anesthésie. Elles sont nombreuses à subir une césarienne sans analgésique adapté. Le nombre de fausses couches a atteint un niveau alarmant : plus de 300 % au cours de cette guerre.
Les mères ont été privées des rituels funéraires les plus essentiels pour pleurer un enfant disparu. La vie s’est transformée en un calcul quotidien : comment préserver les vies fragiles de nos enfants quand le danger est là à chaque instant ? Comment les mères peuvent-elles endurer la douleur insurmontable de perdre un enfant qu’elles ont espéré pendant des années.
La majorité de la population de Gaza a été confrontée à des déplacements forcés, se réfugiant dans des abris, des écoles, des hôpitaux ou chez des proches. J’entends les récits de femmes enceintes donnant naissance dans des tentes surpeuplées, sans nourriture, médicaments ni électricité. Chaque jour, des bébés naissent faibles, souvent trop fragiles pour survivre.
“Piégés dans un cycle infini de peur”
J’ai le cœur serré à l’idée qu’environ 130 enfants naissent chaque jour à Gaza, la plupart dans des tentes ou des abris surpeuplés, leurs mères affaiblies par la faim, l’épuisement et le traumatisme psychologique. Ces enfants sont chétifs, bien plus vulnérables qu’ils ne devraient l’être, susceptibles de développer des problèmes de santé à long terme. Parfois, les couveuses tombent en panne, il est impossible d’avoir une assistance médicale et le peu de personnel médical présent se retrouve à faire des miracles dans des conditions inimaginables.
J’ai vu des mères tenir leurs enfants sans pouvoir les allaiter, les presser contre leur poitrine comme si la chaleur de leur corps seule pouvait les maintenir en vie. Une mère m’a dit : “Je n’avais pas mangé depuis des jours et mon bébé réclamait du lait que je ne pouvais pas donner”. Tout cela se passe sous les grondements des drones et des avions de chasse, un rappel incessant de la fragilité de la vie. La douleur d’une mère incapable de nourrir, protéger ou simplement faire le deuil de son enfant fait plus de dégâts que n’importe quelle bombe.
À Gaza, la guerre ne se contente pas d’emporter des vies, elle les épuise lentement, laissant mères et enfants piégés dans un cycle infini de peur, de faim et de désespoir. Les hôpitaux sont en ruines, le matériel médical disparaît, les médecins doivent opérer dans une obscurité quasi totale et faire parfois des choix impossibles juste pour sauver une vie. Les décès maternels et infantiles ne sont pas de simples chiffres, ce sont des réalités vécues : une mère qui voit son nouveau-né lutter pour respirer, un enfant mort de circonstances qu’aucun parent ne devrait affronter.
Maternité, résilience et résistance
Pourtant, au milieu de toute cette horreur, le lien entre mère et enfant subsiste, inébranlable et conquérant. Les mères bercent leurs enfants comme si elles tenaient le futur dans leurs bras, elles murmurent des histoires, des prières et des paroles douces pour apaiser leurs cœurs tremblants. Elles offrent de la chaleur quand les couvertures se font rares, protection quand le monde n’en a plus à offrir et du courage quand tous leurs instincts crient au désespoir. La faim, l’épuisement et la peur sont devenus indissociables de la vie quotidienne et pourtant, les mères persévèrent, puisent leur force en prenant soin de leurs enfants et leur apprenant la résilience dans un monde dépourvu de sécurité. Ici, le traumatisme maternel n’est plus une théorie : il est visible dans chaque main qui tremble, chaque regard baigné de larmes, chaque geste d’amour silencieux qui maintient en vie.
Les enfants arrivent dans les cliniques le ventre vide et le regard brisé, cherchant ne serait-ce qu’un seul complément alimentaire. Les mères les regardent impuissantes, tiraillées entre la culpabilité et le chagrin de ne pouvoir protéger leurs enfants du désespoir. Dans les abris surpeuplés et les tentes de fortune, les femmes emmaillottent leurs enfants dans n’importe quelle couverture disponible et murmurent des berceuses pour masquer leur propre peur, diffusent chaleur et espoir dans les corps fragiles. Nourrir un enfant, essuyer une larme, tenir une main tremblante : chaque petit geste devient une bataille contre le poids inexorable de la guerre.
Après deux années de guerre, j’en suis arrivée à voir la maternité à Gaza comme une forme tangible de résilience. Chaque repas partagé, chaque larme essuyée, chaque battement de cœur que nous protégeons est un acte de résistance. Même en l’absence d’espoir, les mères continuent à préserver la vie, un souffle après l’autre. Les berceuses que nous murmurons, les mains que nous tenons, les repas que nous trouvons, les prières que nous prononçons : toutes sont nos armes, infimes mais vitales dans un monde visiblement résolu à les détruire.
Et à présent, alors que cette deuxième année de guerre sans merci touche à sa fin, les mots d’Amal Dunqul me viennent à l’esprit :
“Ne vous réconciliez pas…
Même si vous en perdez le sommeil, en pleurez de regret.
Et souvenez-vous…
Si votre cœur est pour la femme en deuil
Et pour les enfants dont on a volé le sourire.”
Ces vers trouvent écho dans chaque recoin de Gaza, dans la caresse de chaque mère, dans chaque enfant tremblant qui se raccroche à la chaleur. Ils nous rappellent que nous ne pouvons trouver la paix dans la cruauté qui nous entoure, accepter la destruction de nos foyers, la perte de nos êtres chers, la souffrance silencieuse de nos enfants. Et je le demande encore tandis que la nuit tombe sur notre ville : nos enfants verront-ils un jour un ciel sans drones ? Pourront-ils courir dans les rues sans peur ? Nous, mères, pourrons-nous nous reposer un petit instant, après avoir survécu à deux années de terreur interminable ? Il n’y a pas de réponses, seulement des questions.
Nour Z. Jarada, psychologue gazaouie pour Médecins du Monde