Toutes les nuits, une question me hante : «Jusqu’à quand ?» C’est une question déchirante, sans réponse. Le sentiment de perte nous submerge : la perte de nos vies, de nos proches, de notre terre natale devenue si lointaine. Mon esprit dérive et soudain, je me rends tristement compte que j’ai commencé à compter le nombre de fois où j’ai été déplacée : huit, neuf… et combien d’autres encore ? Parmi mes amis, certains ont été déplacés plus de vingt fois. Nous nous retrouvons dans des rues que nous ne connaissons pas et qui ne nous connaissent pas, qui ne nous évoquent aucun souvenir. Pourquoi comptons-nous nos déplacements ? Qu’avons-nous fait pour mériter ces pertes, ces deuils, ces tourments ?
Mes souvenirs des derniers jours à Rafah sont précis. Je me rappelle en particulier la nuit du 6 mai, lorsque nous avons entendu parler d’un cessez-le-feu. L’air était chargé de clameurs, de hourras, d’applaudissements. Nous nous sommes précipités vers une télévision pour regarder les actualités et j’ai senti l’espoir pointer timidement : est-ce vraiment possible ? Est-ce que j’avais vraiment survécu pour assister à ce moment ? Je ne pouvais pas y croire.
Mon amie Amani m’a appelée, folle de joie, pour me demander si c’était bien réel. Je lui ai dit de garder espoir, qu’il fallait attendre que le matin vienne pour en avoir la confirmation. Nous sommes allés nous coucher avant d’être réveillés par le vacarme des bombardements. L’information était fausse ; ce n’était qu’un cruel faux espoir. J’ai vérifié les informations, et j’y ai vu le nom d’Amani et de ses enfants dans la liste des martyrs. J’ai le cœur brisé chaque fois que je repense à leurs corps à l’hôpital, leurs vies auraient dû être remplies de joie et d’apprentissages, promises à un avenir radieux. J’en viens à me demander si c’est la mort qui nous aime. Je suis effondrée à chaque fois que je vois le nombre de martyrs. Nous ne sommes pas de simples numéros. Chacun d’entre nous avait des proches, des rêves, des vies à mener. Cette douleur va au-delà de l’entendement, de la guérison. Je ne crois pas que nous arriverons à nous relever.
« Nous avons enterré notre chagrin pour reprendre le travail »
Le même jour, la nouvelle d’une invasion terrestre à Rafah s’est répandue. Nous avons encore une fois reçu l’ordre d’évacuer. Ma famille et moi avons encore une fois été déplacés à Deir el-Balah, dans le centre de la bande de Gaza, nos cœurs alourdis par le chagrin et le deuil. Dans ces moments-là, tout ce que j’espérais, c’est que personne n’ait jamais à vivre ce que nous vivions et que ce déplacement soit mon dernier.
Arrivés dans le centre de la bande de Gaza, nous avons tenté de nous soutenir autant que possible. Un collègue m’a dit que j’étais forte d’avoir enduré tout cela. Je lui ai répondu que je ne pourrais pas supporter davantage. Il était persuadé que je m’en sortirais, que nous rentrerions tous chez nous bientôt. Je me suis raccrochée à cet espoir. C’est ce qui nous nourrit et nous fait avancer.
Nous avons enterré notre chagrin pour reprendre le travail. Nous avons ouvert trois cliniques dans le centre de la bande de Gaza et une à Khan Younès. Des cliniques de Médecins du monde devant lesquelles des milliers de personnes déplacées campaient dans des tentes à perte de vue. D’où sortaient toutes ces tentes ? Il n’y avait pas de vie à l’intérieur. Nos vies ont été réduites à chercher un abri, de l’eau, de la nourriture et des lieux où enterrer les martyrs.
Nous avons équipé les cliniques tant bien que mal avec les ressources que nous pouvions trouver et réparti le personnel. Un docteur ici, un infirmier là, un pharmacien pour distribuer les médicaments et un psychologue pour fournir un soutien. Les gens souffraient face aux conditions extrêmement rudes, les maladies infectieuses comme les hépatites et les maladies dermatologiques qui se propageaient. Et il y avait bien sûr les difficultés liées à la santé mentale : deuil, perte, peur. Les gens exprimaient leurs traumatismes de différentes façons.
Le poids de ces expériences prend différentes formes. La dépression est courante ; tristesse permanente, désespoir, perte d’intérêt pour le quotidien. De nombreuses personnes souffrent d’un trouble de stress post-traumatique (TSPT) et témoignent de flash-back, de cauchemars et d’une détresse intense déclenchée par des traumatismes du passé. Le sommeil est difficile à trouver, les cauchemars hantent le peu de repos qu’ils parviennent à trouver. Certaines personnes deviennent insensibles, elles se détachent de leurs émotions juste pour survivre au chaos incessant.
« Notre but est d’atténuer le poids du fardeau »
Dans notre culture, la stigmatisation autour des questions de santé mentale empêche souvent les gens de chercher de l’aide, ce qui exacerbe les difficultés. Par ailleurs, la grave pénurie de professionnels formés à la santé mentale fait qu’il est presque impossible de répondre aux besoins écrasants. C’est pour cela que nous avons fait de l’intégration des services de santé mentale dans nos interventions une priorité. Nous fournissons des services de premiers secours en santé mentale, de psychoéducation, de la gestion du stress et des consultations pour soulager l’impact psychologique de la guerre. Notre but est d’atténuer le poids du fardeau, d’aider notre communauté à évoluer au cœur de cette période sombre.
Nous avons vécu de nombreux moments douloureux et chargés d’émotions. Je n’oublierai jamais le moment où un garçon de huit ans m’a demandé à la clinique : «Est-ce qu’une personne meure sur le coup quand il y a un bombardement ou est-ce qu’elle a mal d’abord ?» Sa question innocente m’a profondément marquée et j’aurais aimé pouvoir lui donner une réponse. En vérité, je me suis posé exactement la même question à chaque fois que j’ai perdu un proche.
Malgré toutes ces épreuves, la gratitude que l’on nous témoigne est notre moteur. Un patient m’a dit : «Merci d’être là. Merci de m’écouter. Vous m’avez donné l’espoir qu’il y a encore de la bonté dans ce monde.» Le sourire d’un enfant, l’arrivée d’un nouveau-né, le soulagement d’une mère pour la santé de son enfant, un père qui arrive enfin à trouver des médicaments pour son fils après avoir longtemps cherché : ce sont ces moments qui nous font tenir.
Et ce qui me fait avancer, c’est l’espoir qui se rappelle toujours à moi : l’espoir de rentrer chez moi. Je ferme les yeux et je l’imagine. Je me languis de ma ville, de ma rue, de ses parfums. Manquons-nous autant à nos rues et nos maisons qu’elles nous manquent ? Sans nous, elles dépérissent. Sans nous, elles n’ont plus d’âme.