Pour l’écriture d’un reportage en BD consacré à un sujet largement méconnu : les salles de consommation à moindre risque pour usagers de drogues (plus souvent désignées comme “salles de shoot”), Mat Let s’est immergé pendant un an dans un espace associatif géré par Médecins du Monde. Il révèle à travers les portraits des gens rencontrés là-bas un quotidien éloigné des fantasmes, où la misère sociale côtoie une grande humanité.
Personne n’en veut en bas de chez soi
En raison de préjugés nombreux, notamment sur l’insécurité qu’elles généreraient à proximité : les « salles de shoot » selon l’appellation médiatique consacrée (plus exactement les « salles de consommation à moindre risque ») ont pourtant pour objectif – au-delà de la politique de réduction du risque des usagers – le rétablissement de la tranquillité dans les quartiers pour y éviter la consommation de drogues à ciel ouvert.
Afin de réaliser une bande dessinée sur le sujet, en partenariat avec l’association Médecins du Monde, Mat Let s’est immergé dans une salle proche du boulevard Barbès, dans le dix-huitième arrondissement de Paris. Pendant un an, il y a rencontré les bénévoles et les usagers, et dessiné le quotidien du lieu. Puis il a suivi sur le terrain les équipes de l’association Gaïa (qui gère la salle), notamment au square Forceval dans l’un des ghettos du crack au nord de Paris.
Des politiques répressives inefficaces
La drogue existe dans toutes les sociétés, pour des raisons nombreuses et universelles : besoin d’évasion, souffrance, comportements autodestructeurs… Ses conséquences individuelles (sur la santé des consommateurs et en raison de leur caractère addictif) mais aussi collectives (pour la misère et la violence qu’elle peut générer) amènent des réponses politiques généralement répressives.
Il faut attester que certains quartiers de grandes villes, notamment à Paris, ont été transformés par l’usage à ciel ouvert de produits comme l’héroïne ou le crack par une population de plus en plus importante, ce qui génère de nombreux problèmes sociaux : misère, violence, agressions et vols générant l’exaspération (parfois le désespoir) des résidents.
Hélas, la réponse usuelle ne résout pas grand-chose aux problèmes générés par la consommation de produits stupéfiants
La répression ne réduit pas les usages et n’améliore en rien la vie des résidents, sauf à déplacer le problème dans de nouveaux quartiers (seule conséquence des décisions préfectorales et des interventions des forces de police, ce que démontre assez justement la BD).
Les Salles de consommation à moindre risque (SCMR) visent à proposer une solution alternative pour inciter les consommateurs de drogues dures à quitter l’espace public pour consommer leurs substances dans un espace contrôlé et médicalisé, offrant aussi à ceux qui le souhaitent des parcours de soin pour sortir du cycle infernal de la dépendance.
Des populations vulnérables
Au-delà de la dimension pédagogique de sa bande dessinée, Mat Let parvient à prendre une certaine hauteur qui lui permet d’offrir bien plus. En se focalisant principalement sur le hasard des rencontres avec un grand nombre de ces visiteurs quotidiens dont il apprend le parcours au fil des discussions, et sur ses échanges avec les bénévoles du centre, il livre une œuvre dont la dimension humaniste suscite chez le lecteur de grandes émotions. Le temps long (douze mois) consacré à apprivoiser cet environnement pour dépasser ses préjugés et témoigner d’une réalité inconnue de lui au départ donne à son travail une certaine profondeur.
Les visiteurs de la SCMR ne sont pas forcément représentatifs des usagers de drogue dans leur ensemble. Comme le précise Mat Let, ceux qui fréquentent ces lieux sont les plus précaires : souvent des poly-consommateurs, en perte de lien social. Plus vulnérables (généralement sans domicile fixe), ils ont aussi fréquemment besoin de soins médicaux.
La plupart du temps, le contact avec l’auteur s’établit facilement avec ces toxicomanes stigmatisés et en recherche de lien. A la différence de la prison, du tribunal ou de la rue, ils ne se sentent pas jugés dans une salle de shoot et se livrent facilement à Mat Let, dont la bienveillance rassure.
Les témoignages se suivent et ne se ressemblent pas
Banban traîne ses échecs de cure en cure avec une volonté sincère de s’en sortir malgré les rechutes. Ce musicien, dont les guitares sont régulièrement volées dans la rue, a succombé au crystal meth puis au crack après un accident de moto suivi de la prescription d’opioïdes. Jasmine, qui vient dans la SCMR pour s’injecter de l’héroïne, s’amuse de craindre les effets secondaires du vaccin contre le COVID. Adélaïde, autrefois victime d’un AVC, est prise en charge après avoir reçu un coup de pied dans l’œil et se fait orienter vers l’hôpital pour être soignée.
La somme de ces vies brisées rappelle une évidence souvent oubliée : un toxicomane est toujours la victime d’un système impitoyable, et peut rarement s’en sortir sans l’aide d’un tiers. La société ne peut se débarrasser des problèmes liés aux drogues qu’en venant au secours de ceux qui les consomment.
Un cheval de Troie du lien social
La visite à la fin de l’album d’un « bidonville » de la Porte de la Chapelle montre ce que devient un quartier de consommation de drogues abandonné des pouvoirs publics : la précarité y est immense, les violences quotidiennes (notamment sexuelles, avec des consommatrices parfois violées dans les tentes), l’hygiène inexistant. L’impact sur la vie du quartier terrifie, à l’image de ce récit d’une petite fille marchant sur une seringue (heureusement sans conséquence pour elle), malgré les efforts de l’association Gaïa qui vient régulièrement ramasser le matériel abandonné par les toxicomanes.
Plus loin, dans la salle du boulevard Barbès, le bilan impressionne. Trois cent mille injections ont été réalisées depuis 2016 : autant qui n’ont pas été pratiquées dans la rue ou les immeubles du voisinage. Autant de seringues en moins sur les trottoirs et dans les toilettes publiques. Et des milliers de toxicomanes en contact avec un personnel médical qui peut les aider à changer de vie.
« La salle, c’est le Cheval de Troie du lien social : les usagers viennent surtout pour consommer mais on leur propose d’autres services » rappelle un bénévole. L’album le démontre à travers plusieurs cas personnels : la relation de confiance que les consommateurs de stupéfiants nouent avec le personnel de la SCMR facilite grandement l’accompagnement de beaucoup d’entre eux vers une démarche de soin pour se faire prescrire un traitement de substitution afin de sortir peu à peu de la dépendance.
La conviction l’emporte à la fin de la lecture : une politique uniquement répressive n’est pas la plus souhaitable pour les riverains. Lui-même transformé par cette expérience, Mat Let est devenu bénévole chez Gaïa après avoir terminé sa bande dessinée.
A Moindres Risques, Mat Let (scénario, dessin) et Fachri Maulana (couleurs), éditions La Boîte à Bulles, 192 pages, 22 euros.