Au mois de mai, suite à l’ordre d’évacuation de l’armée israélienne, les déplacés de Rafah étaient à nouveau chassés vers Deir el-Balah, le chef-lieu de la Middle Area, la zone centrale de la bande de Gaza. Médecins du Monde a décidé d’y ouvrir un nouveau point médical avec la même offre de soins. Mohammed Shaheen, docteur en santé mentale pour Médecins du Monde, s’y est réfugié avec sa famille en février.
As-tu dû fuir Rafah depuis les opérations militaires d’Israël début mai ?
Non, mais j’ai déjà dû me déplacer deux fois avec mon épouse, mes trois enfants, ma mère, mes deux jeunes frères et ma petite sœur. Lors de l’évacuation de Khan Younès il y a quatre ou cinq mois, il nous a fallu aller à Rafah. Puis, en février, lorsque les frappes aériennes ont commencé sur l’est de Rafah nous sommes partis pour la Middle Area, à Deir el-Balah où nous vivons maintenant.
Depuis combien de temps travailles tu pour Médecins du Monde ?
Depuis presque deux ans. En tant que docteur en médecine générale titulaire d’un master en santé mentale, j’ai étudié l’intégration de la santé mentale dans les services de soins généraux. J’ai rejoint Médecins du Monde à Gaza city, dans notre bureau qui a été détruit depuis. Nous fournissions des services psychosociaux et du soutien aux institutions à travers la bande de Gaza.
Quels sont les services médicaux fournis par Médecins du Monde aujourd’hui à Gaza ?
Depuis le début de cette guerre, tout est détruit. Il n’y a plus de système de santé, pas assez de services médicaux, de médicaments, ni même d’endroit où assurer des consultations et distribuer des médicaments. Et aucun service d’urgence.
Médecins du Monde a mis en place des point médicaux à Rafah fin janvier. Au départ nous fournissions surtout des soins de santé primaire d’urgence. Petit à petit nous avons ajouté des services de Santé Sexuelle et Reproductive (SSR) et de santé materno-infantile avec un soutien psychosocial sous forme de consultations psychologiques, en sessions individuelles ou en groupe. Ainsi nous pouvons prendre en charge les patients qui le nécessitent ou les référer ailleurs dans Gaza. Pour cela nous sommes en lien avec d’autres organisations ou des cliniques du ministère de la Santé.
Depuis le mois de mai tout le monde fuit Rafah. Aussi avons-nous mis en place un nouveau centre médical dans le gouvernorat de la Middle Area où nous fournissons les mêmes services de santé. Avec l’évacuation de Rafah nous avons dû nous adapter pour intervenir là où il y a le plus de gens, le plus de besoins et tenter d’y répondre au mieux.
Comment parvenez vous à trouver le matériel médical ?
La situation sécuritaire est dramatique à Gaza. En tant qu’organisation internationale qui offre des services de santé nous subissons également l’insécurité. Nous recevons des donations de l’OMS, MdM a également réussi à acheminer des médicaments à Gaza, mais notre stock a été volé à notre bureau de Rafah. Nous essayons de gérer la pénurie et de nous refournir auprès d’autres organisations internationales. Jusqu’à maintenant nous parvenons à répondre aux besoins des personnes qui viennent vers nous.
Quels sont les besoins de ces personnes et que pouvez-vous faire pour elles ?
Mes collègues du service Santé Mentale sont psychologues. Des agents de santé mentale travaillent directement avec les bénéficiaires, ils organisent des sessions de soutien et de conseils. Les interventions psychosociales vont de la psychoéducation à des interventions avancées avec les personnes stressées, déprimées, souffrant de psychoses dues à leurs conditions de vie actuelles. En tant que docteur en santé mentale, je suis l’intégration des services de santé mentale avec les médecins, les infirmiers et les psychologues. Je les aide à identifier les besoins lors des examens médicaux, à référer les patients les plus critiques qui ont besoin d’un suivi régulier ou de médicaments que nous n’aurions pas en stock vers les structures adaptées. Nous produisons également des outils de formation en santé mentale et soutien psychosocial au personnel de Médecins du Monde et à d’autres acteurs. Nous ne devons pas soigner des maux de tête ou de corps sans prendre en compte et en charge la santé mentale.
Quels sont les cas que vous rencontrez le plus souvent ?
Il y a beaucoup de troubles liés au stress et à la peine. Ce sont des réactions normales qui deviennent anormales dans certaines situations. Comme à Gaza où la violence dure depuis trop longtemps. Il ne s’agit plus uniquement de la peine de perdre ses proches, mais aussi de la douleur de perdre ses enfants, sa maison et son travail. Aujourd’hui, à Gaza, tout le monde souffre d’une peine anormale.
Tous les jours, nous rencontrons des patients souffrant d’agitation psychomotrice, de troubles mentaux chroniques, des patients psychotiques, épileptiques qui ont besoins de traitements indisponibles à cause des pénuries. Nous sommes parfois obligés de changer le traitement de ces personnes, de repartir de zéro alors que leur maladie était sous contrôle. Soudainement ils s’effondrent, il faut trouver un autre médicament, suivre ce traitement, surveiller les effets secondaires.
Par-dessus tout, la dépression est omniprésente à Gaza. Parmi les patients que nous recevons, plus d’un sur cinq présente des troubles mentaux. Nous devons les identifier et faire de notre mieux. Grâce à nos psychologues nous pouvons proposer des consultations psy, des séances de soutien ou commencer une courte thérapie et prescrire des médicaments.
Il y a une réelle pénurie de services de santé mentale à Gaza, et de services médicaux en général. Nous avons besoin d’énormément d’aide pour surmonter cette situation.
Combien de patients voyez vous chaque jour ? Comment parvenez vous à travailler dans ces conditions, malgré l’insécurité qui vous touche également ?
Lorsque nous avons commencé avec deux points médicaux à Rafah, nous pouvions recevoir 600 à 700 patients par jour.
Notre équipe souffre de multiples traumatismes. Un grand nombre d’entre nous a perdu un proche, un ami, un membre de sa famille, et nous avons tous perdu notre maison. Le traumatisme le plus sévère et répété est de devoir régulièrement fuir d’un lieu à un autre. Depuis huit mois, certains de mes collègues ont dû se déplacer cinq ou six fois. Alors oui nous faisons de notre mieux, nous souffrons mais nous pouvons encore aider les autres. En trouvant ensemble des solutions au quotidien : comment trouver de la nourriture, des moyens de transport, régler des problèmes de surpopulation, d’hygiène et d’insectes qui pullulent parce faute de traitement des eaux usées
Mais nous aussi avons besoin d’aide. Notre équipe a besoin d’aide.
Quelle est la situation sanitaire actuellement dans la Middle Area ?
Quand l’armée israélienne a donné l’ordre d’évacuer Rafah, les gens ont fui vers Deir el-Balah, à une petite quinzaine de kilomètre La seule route considérée comme “sure” longe la mer. Elle est envahie de voutures et de charrettes, il faut deux heures pour faire le trajet.
La Middle Area commence à être surpeuplée. Or, le système de traitement des eaux usées ne peut pas pomper les eaux vers la mer, faute de diesel et de fuel. Les rues sont inondées d’eaux usées. Nous nous attendons à voir apparaître des épidémies, des cas d’hépatite A, des maladies infectieuses, des maladies de peau…
Les cas d’hépatite A étaient fréquents parmi nos patients à Rafah. Nous distribuions des consignes sur l’hygiène, sur la manière de s’occuper des malades, de rompre la chaîne d’infection… Je crois que nous aurons bientôt les mêmes cas dans la Middle Area à cause de la surpopulation, de la vie en tente et de la promiscuité dans les camps.
Est-ce que la Middle Area est malgré tout l’endroit le plus sûr à Gaza aujourd’hui ?
Depuis l’ordre d’évacuation de Rafah donné par l’armée israélienne, oui c’est la zone la plus sûre. En réalité, nous faisons toujours face à des bombardements indiscriminés, spécialement dans l’est de Deir el-Balah. Et plus rien n’entre à Gaza. Ni nourriture, ni médicaments, ni tentes. Toutes les pénuries repartent de plus en plus fort. Le prix de la nourriture double ou triple. Sans fuel par exemple, les boulangeries ne peuvent plus fonctionner et il est impossible de trouver du pain. Tout ce que nous trouvons encore est issu des denrées qui sont entrées à Gaza dans les mois passés. Au marché de Deir el-Balah vous allez trouver de la nourriture en boîte : des haricots blancs, des fèves, des conserves de viande… Pas de nourriture fraîche, d’épicerie, de légumes, de riz, de viande, de lait et d’œufs.
J’ai trois enfants, le plus âgé a six ans. Ils n’ont pas mangé d’œufs depuis deux mois et nous cherchons toujours des solutions pour les nourrir. Nous essayons de faire quelques réserves de haricots, nous gardons un kilo de riz, mais nous nous attendons au pire parce qu’il n’y a pas de solution. Tant de choses ont été essayées, nous perdons espoir. C’est comme un mal infectieux, à Gaza tout le monde perd espoir.
La Middle Area n’est pas adaptée à un tel afflux de population. Il n’y a pas d’eau potable, même l’eau salée, utilisée pour certains besoins d’hygiène comme le lavage des mains et la douche, ne suffit pas. Elle arrive dans les maisons une fois par semaine environ pour remplir les bidons. Les gens se battent pour cette eau. Si vous avez les moyens d’en acheter, les mille litres vous couterons 100 shekels, soit 25 euros.
Qu’espèrent aujourd’hui les habitants de Gaza ?
Nous ne regardons pas trop loin devant nous. Nous essayons de voir les jours qui viennent. Nous prions et espérons que le feu va s’éteindre, que les morts vont cesser, que la destruction va s’arrêter. Ces jours-ci, nous ne croyons pas beaucoup en l’avenir et prévoyons tous de quitter Gaza. Peut-être pas maintenant, peut-être demain, plus tard, dans des années.
Les destructions moindres provoquées par les précédentes escalades militaires, il y a dix ans, n’ont pas encore été réparées. Avec ce qu’il se passe aujourd’hui on s’attend à ce qu’il faille cent ans pour régler les problèmes, reconstruire la vie de gens, réparer les maisons, des abris, les installations sanitaires, le traitement des eaux usées. C’est pour ça que nous perdons espoir.
Nous voulons juste que les bombardements cessent, pouvoir marcher dans la rue, ne pas penser constamment que l’on va mourir dans les cinq minutes.
Il n’y a pas d’école pour les enfants. Dans les camps, des gens essaient de les rassembler pour jouer avec eux, les soutenir psychologiquement. Un des membres de notre équipe de santé mental participe à un de ces groupes. Je ne veux pas y envoyer mes enfants, aucun endroit n’est sûr, même quand les ordres d’évacuation l’indiquent. Les attaques aériennes et les bombardements arrivent n’importe où, n’importe quand.
Je suis désolé de l’avouer mais je préfère mourir avec mes enfants que l’un d’entre eux meure loin de moi.
Mon père était malade quand l’armée israélienne menait ses opérations à Khan Younès. J’ai dû l’emmener à l’hôpital Al-Aqsa à Deir al-Balah. Le seul docteur qui s’occupait de mon père, qui le soignait, qui posait son intraveineuse, c’était moi. Il n’y avait pas de médicaments. Rien. Il est mort en trois jours. Ça n’est pas mon histoire. C’est l’histoire de toutes les familles à Gaza.