Nous tenons à vous partager le journal de bord de Nour, notre psychologue qui vit depuis toujours à Gaza. Un format que nous avons proposé à Libération pour qu’elle raconte son quotidien dans l’enclave palestinienne rythmée par la guerre et les déplacements avec sa famille. Mille mercis Nour, tes mots nous touchent.
Premier épisode : ses souvenirs de l’avant-7 octobre.
Aurélie Godet, responsable Presse
Je n’aurais jamais cru qu’un jour je vous raconterais Gaza comme on évoque un souvenir. C’est bouleversant de s’en remémorer les détails, si proches et si lointains.
Chaque souvenir appelle des sentiments profonds de chagrin et de nostalgie. Tandis que je m’installe pour écrire Gaza, ma ville, je peine à capturer son essence alors que j’en ai été déplacée. Mon coeur est lourd lorsque je visualise ses rues, ses habitants et son âme singulière. La tâche ardue d’en faire le portrait est empreinte d’une douce nostalgie teintée d’amertume.
Je me souviens de détails d’une vie simple et paisible : commencer la journée en me préparant à aller au travail tout en aidant mes deux enfants à se préparer pour l’école, prendre un taxi de l’autre côté de la rue en savourant l’odeur des pâtisseries fraîchement préparées dans la boulangerie voisine, profiter d’une courte marche dans une jolie petite rue arborée jusqu’à nos bureaux de Médecins du Monde dans le quartier d’al-Rimal, à Gaza [les locaux ont été détruits par une frappe israélienne début février, ndlr]. Passer la porte pour saluer les visages familiers avec lesquels je travaillais chaque jour a toujours été un moment précieux. Au milieu de la pression et des différentes tâches quotidiennes, je m’illuminais à la vue d’une tasse de café, préparée par notre collègue Dr Maysara Al-Rayyes [ce médecin urgentiste, superviseur médical chez MdM, a été tué avec des membres de sa famille chez lui, dans un bombardement, le 5 novembre 2023], alors que nous nous asseyions pour parler travail et partager les difficultés rencontrées.
L’équipe en charge de la santé mentale à Médecins du Monde formait des professionnels de santé dans les hôpitaux et les centres de santé primaire de Gaza afin d’accroître leur capacité à fournir des services psychologiques. Notre but était de répondre aux besoins psychologiques croissants à Gaza, qui n’ont fait qu’empirer face aux années de siège, de guerres et à l’escalade récurrente de violence. Tout cela a eu des conséquences psychologiques significatives sur la population, avec un grand nombre de personnes peinant à surmonter leurs deuils, souffrant de traumatismes et de dépression, notamment chez les femmes et les enfants qui sont particulièrement vulnérables.
J’ai dédié la passion que j’éprouve pour mon métier à aider les autres à surmonter leurs difficultés psychologiques et à les accompagner vers un avenir meilleur.
Nous avons appris ensemble que la foi et la volonté nous permettent d’affronter tous les obstacles rencontrés.
Mes souvenirs les plus marquants sont les moments réconfortants que je passais avec ma famille et mes amis. Je me remémore clairement les émotions associées aux réunions familiales hebdomadaires dans la maison de ma mère, les dernières nouvelles partagées autour d’une tasse de thé, les vieilles chansons arabes que l’on chantait avec mes frères et soeurs. Lorsque j’étais stressée, j’allais faire du shopping avec ma meilleure amie Lamiaa. Nous flânions dans les rues de Gaza, pour toujours terminer dans un petit café au bord de la plage. A Gaza, la mer a toujours été un lieu réconfortant pour tous, car un proverbe dit que «si jamais tu te perds à Gaza, regarde la mer car tu y trouveras refuge et elle te guidera toujours».
Gaza n’est pas seulement une ville, c’est un esprit et une façon de vivre. C’est un foyer. Les gens ici sont généreux, humbles, cultivés, résilients, accueillants. Ils ouvrent leur coeur à tous en préservant fièrement leurs coutumes et leurs traditions. La population de Gaza s’est rassemblée de toute la Palestine pour y former une communauté unie. A Gaza, tout le monde se connaît, nous sommes connectés comme les mailles d’un grand filet de pêche qui nous confère un sentiment de familiarité et d’appartenance, comme une grande famille aimante. Gaza n’est peut-être pas la ville la plus belle, mais sa chaleur emplit le coeur de nostalgie. Nous croyons et nous faisons toujours résonner les mots de notre poète Mahmoud Darwish : «Il y a sur cette terre, ce qui mérite de vivre.»
C’est toujours difficile de comprendre que cette vie simple que nous chérissions tant a complètement disparu il y a de cela neuf mois. Je n’oublierai jamais le 7 octobre. Ce jour est marqué dans ma mémoire. Je me rappelle parfaitement m’être réveillée pleine d’énergie comme chaque jour, j’ai enlacé mes enfants avant de leur dire au revoir en souriant alors qu’ils partaient pour l’école. Je jouais avec mes deux petits chats lorsque j’ai été surprise par des voix qui se sont amplifiées autour de nous.
Mes enfants effrayés sont revenus se précipiter dans mes bras, je les ai serrés fort en essayant de les calmer. Je connais bien ces voix, ces voix trop familières : les voix des avions, des bombardements et de la mort. A Gaza, nous les connaissons tous et nous savons la tristesse qu’elles entraînent dans leur sillage. Nous sommes les filles et les fils de la guerre, les compagnons des martyrs, chaque quartier, chaque rue porte les traces d’un martyr, d’un blessé ou d’un prisonnier. Le ciel s’est embrasé, comme si le monde s’apprêtait à tomber sur nos têtes. J’ai serré mes enfants dans mes bras, dans un coin de la maison, cherchant désespérément la sécurité. A ce moment, j’ignore toutes les pertes qui s’annoncent, et me voici à me remémorer ma vie emplie d’une peine et d’un chagrin profondément gravés dans le coeur de chaque Gazaoui.