La migration ne se limite pas au passage, dangereux, parsemé d’obstacles, des frontières. Elle est aussi un franchissement transgressif de l’environnement socioculturel du sujet, dans un contexte d’abandon du lien social et familial, vécu souvent avec un sentiment de déloyauté voire de traîtrise, du fait de la remise en cause, volontaire, de son appartenance au groupe et à sa filiation. Quant à cela s’ajoutent le désenchantement et la désillusion devant des conditions d’accueil stigmatisantes voire haineuses 1, on ne peut imaginer que cela se fasse sans une forte empreinte psychologique.2 La suspicion, par plusieurs d’entre nous, lors des consultations médicales de Médecins du Monde, de cette souffrance psychologique, dissimulée derrière une symptomatologie somatique mal élucidée, nous a amené à cette réflexion. La mise en évidence d’une telle souffrance est difficile. La pudeur du patient, le sentiment, répandu dans la culture de ces sujets, l’aveu de ces problèmes psychologiques sont une marque de faiblesse et la difficulté de la traduction de la langue compliquent le diagnostic du trouble.
Cette réflexion a été réactualisée par l’appel d’offres de l’Agence Régionale de Santé sur des projets concernant la santé mentale. Dans ce contexte de demande institutionnelle il faut, avant d’analyser la particularité des troubles psychologiques dans les populations migrantes, constater et dénoncer la dégradation actuelle des structures de prise en charge de la santé mentale en France. Il est évident que toute proposition d’amélioration des conditions d’accueil, de suivi et d’accompagnement de ces patients se heurtera à cette carence institutionnelle.
Évoquer les problèmes de santé mentale comporte plusieurs difficultés : le patient psychiatrique lui-même, la définition de la maladie psychiatrique, la dégradation et l’inadaptation des structures, la remise en cause de l’objectif de soins.
De tout temps le patient psychiatrique a été perçu comme un malade étrange, inaccessible et donc inquiétant.
Il n’est pas loin le temps ou passer le portail du secteur psychiatrique était une expérience particulière.
De grands bâtiments vétustes, gris et froids, des cours tristes agrémentées de quelques arbres faméliques au milieu desquels déambulaient des patients en pyjama, à la démarche lente et ataxique des patients sous neuroleptiques, aux faciès inexpressifs, au regard vide, bredouillant quelques mots incompréhensibles (toujours les neuroleptiques !!). Qu’en était-il du droit de ces patients ? avaient-il des droits, des droits de l’homme par exemple ?3 Mais étaient – ce encore des hommes ?
La lente, inexorable et catastrophique dégradation des structures de soins de santé mentale. 4
Un sceau hygiénique sans couvercle en guise de cabinet de toilette, des patients contentionnés, obligés de hurler pour appeler le personnel par absence de système d’appel, une surpopulation limitant les conditions d’hygiène et de dignité élémentaire.5 Les rapports sur certaines secteurs psychiatriques sont alarmants (compte rendu des visites de la contrôleuse des lieux de privation de liberté A Hazan, compte rendu de missions sénatoriales (A Milon), interpellations de députés (B Ponpili ou A Tache).6 Les rapports se succèdent et rien ne change.
Pourtant, il y a 50 ans, la psychiatrie française était à l’initiative du projet novateur et ambitieux de la psychiatrie de secteur.
Celle-ci organise, la sortie des patients des murs asilaires, leur réinsertion dans la société à l’aide de structures extérieures (centres médico-sociaux, hôpital de jour, appartements thérapeutiques, foyer de postcure) animées par des équipes médico-sociales de secteur. Que s’est-il passé pour que cette idée révolutionnaire et porteuse d’espoir pour de nombreux patients aboutisse, aujourd’hui, à un système à bout de souffle ?
Un manque criant de moyens.
Les petites structures, en particulier ont été dans l’incapacité d’assurer les nombreuses missions qui leur étaient confiées (urgences, suivis, réinsertions, accompagnements). Les mêmes causes produisant les mêmes effets : dégradation des conditions de travail, découragement des équipes6, désintérêt croissant pour la spécialité7 ont pour conséquence le vieillissement des soignants, l’augmentation des vacances de poste, les grèves des personnels allant jusqu’à la grève de la faim pour l’obtention de postes (CHP de Rouvray: juin 2018)
Le peu de considération des autorités sanitaires et administratives pour la santé mentale ont fait du secteur psychiatrique la première victime des dernières lois sur l’organisation de l’hôpital public.
Dans un contexte de concurrence avec le secteur privé7, de recherche de productivité et de rentabilité maximum dans la gestion de l’hospitalisation publiques des règles, ineptes, se sont imposées : des “manageurs” de l’hôpital4-5), réorganisation – diminution du personnel – restructuration -fermeture de lits – valorisation des compétences -glissement des tâches- dont on a pu mesuré récemment les conséquences.
Progressivement l’objectif du soin, élément fondateur de l’acte médical, s’est transformé en gestion d’un handicap
Le trouble psychiatrique n’est plus une maladie mais un état pathologique, perturbant et menaçant la société, qu’il convient donc d’isoler et de contrôler.
Cet autre élément s’est insidieusement installé dans la réflexion sur l’organisation de la santé mentale. La psychiatrie devra s’occuper des malades soignables – dépression, névrose bénigne, burn-out – et isoler et maîtriser le ” fou “. Ce contexte anxiogène, réactivé par quelques faits divers tragiques, a été, sans scrupule, instrumentalisé par certains dans un but politique et électoraliste notamment lors de l’allocution de Nicolas Sarkozy à Antony en décembre 2018. Est-il encore utile de rappeler que les patients psychiatriques sont 17 fois plus victimes qu’auteurs de violences par rapport à la population générale, que ces faits de violence sont quasiment toujours consécutifs à un manque de suivi et d’accompagnement ? Malgré cela, les caméras de surveillance ont remplacé les postes infirmiers non pourvus ou non renouvelés et les procédures de sécurité les protocoles thérapeutiques
Dans ce contexte difficile la question des singularités des troubles psychologiques et psychiatriques des migrants doit être posée.
En premier lieu, la difficulté du dépistage. Nous l’avons, vu la symptomatologie est souvent masquée par des symptômes somatiques : poly algies, asthénie, anorexie, problèmes cutanés, pulmonaires ou articulaires. Quelquefois, l’inquiétude des bénévoles de l’accueil devant l’état du patient oriente celui-ci vers la consultation médicale alors que le patient lui-même, confronté à d’inextricables problèmes administratifs, financiers, d’hébergement ou obnubilé par le désir de rejoindre à tout prix le pays d’accueil – on a pu observer ce « désir d’Angleterre » chez les migrants dans la jungle de Calais8 – relègue au second plan ses problèmes de santé.
Le contexte socio-culturel complique l’analyse du trouble. L’ethnopsychiatrie pose la question préliminaire de savoir si le trouble psychologique est semblable à tout être humain quelles que soient ses origines et sa culture, et dont seules les manifestations ont des particularités communautaires ou si c’est la construction socioculturelle elle-même du sujet confronté à une inadaptations à l’environnement d’accueil qui explique et caractérise le trouble9. Quoiqu’il en soit une connaissance élémentaire de l’ethnologie du patient serait souhaitable pour apprécier précisément le déséquilibre psychologique.
L’évaluation de la gravité de cette symptomatologie psychiatrique est difficile. Elle est bien souvent sous-estimée du fait de l’impossibilité pour le patient de verbaliser les souffrances endurées. Les violences subies avant et pendant la migration – violences physiques et psychiques, tortures, viols, incarcération pour des demandes de rançon à la famille – provoquent immanquablement un stress post-traumatique. Celui -ci conduit fréquemment à des phénomènes connus de sidération de la mémoire10 rendant le témoignage quelquefois incohérent voire contradictoire. Le patient se présente soit prostré et mutique ou, au contraire indifférent et minimisant les difficultés, probablement par un mécanisme de défense.
Cette sous-estimation de la gravité du trouble est due au patient lui-même, nous l’avons vu, ainsi qu’à la méconnaissance du problème par le personnel soignant, désarmé face à des situations auxquelles il n’est pas préparé et surtout au déni du phénomène par l’administration sanitaire elle-même. Les troubles de santé mentale représentent 25 % des demandes de visa de séjours sanitaires – stress post-traumatique, détresse psycho-sociale, anxio-dépression, addiction, psychose et délire. Le taux de refus de visas pour ces pathologies a considérablement augmenté en quelques années (75 %). A cela plusieurs raisons : Le trouble n’est pas objectivable et quantifiable par des marqueurs biophysiques déterminants. Il ne peut être argumenté que par des témoignages qu’une autorité administrative ou politique suspicieuse peut facilement contester. L’examen et le certificat médical établis par le médecin ou le psychiatre du patient peuvent facilement être considérés comme discutables voir frauduleux par les médecins de” l’Office Français de l’immigration et de l’Intégration” sous l’autorité du ministère de l’intérieur chargé des problèmes d’immigration. Quand bien même le diagnostic est confirmé, le visa est souvent refusé au prétexte que la prise en charge pourrait être faite dans le pays d’origine, argument totalement infondé pour qui connaît l’état des très rares structures psychiatriques de ces pays.
Quelles grandes lignes pourrait ont prévoir pour les personnes venant consulter à MdM ?
Une enquête et un intéressant travail réalisé dans le centre de soins L Gailloux à Rennes en 201511 donne des pistes.
En premier lieu, il est important de quantifier objectivement et rigoureusement le problème en prenant en compte les difficultés évoquées plus haut. Ceci devrait nécessiter une formation des acteurs de soins en contact avec ces populations, qui, dans l’idéal, devraient pouvoir bénéficier de l’aide d’un personnel compétent en ethnopsychiatrie.
Le deuxième élément devrait être le ciblage des populations les plus vulnérables. Celles repérées dans l’enquête étaient les jeunes mineurs isolés – ces jeunes patients sont dans leur grande majorité perdus de vue très rapidement après les premières consultations – et les femmes seules.
Il serait important, par ailleurs, de formaliser un lien avec les équipes psychiatriques du centre hospitalier psychiatrique universitaire de Toulouse en particulier avec une équipe mobile apte à poser, très rapidement un diagnostic de gravité.
Des critères de vulnérabilité simples et facilement recueillis, permettraient une orientation pertinente : difficultés de logement, problèmes financiers et administratifs, difficultés linguistiques, protection sociale.
L’inadaptation des centres médicaux psychologiques pour ses patients migrants devrait inciter à la création de structures particulières. On pourrait imaginer, au sein de la délégation, un lieu de suivi et d’accompagnement de ces patients par une équipe pluridisciplinaire après, bien évidemment, évaluation des ressources en personnel et en compétence au sein de la délégation.
Enfin, il nous faut rappeler, inlassablement, que ces prises en charge, assurées aujourd’hui par le secteur associatif en contrepartie de subventions, relèvent de la politique de santé des gouvernements des pays d’accueil dans le cadre des conventions internationales sur le droit d’asile et l’aide aux réfugiés.
Notes
1 – Seule l’amélioration des conditions d’accueil offrent l’espoir de diminuer le risque de psychose – A Tortolli – Le Monde sept 2019.
2 – Migration : projet de vie ou rupture imposée ? – Evelyn Grangeon – Humanitaire 37/ 2014
3 – Abroger l’internement psychiatrique – L Bonnafé: Le Monde Diplomatique: mai 1990.
4 – La structure de la psychiatrie en France est passée de grave à catastrophique – Jean Kervasdoué et Daniel Zagury: Le Monde: juillet 2020.
5 – Psychiatrie le temps des camisoles – P Coupechoux – Le Monde Diplomatique: mars 2020.
6 En psychiatrie certains secteurs connaissent des conditions matérielles et humaines déplorables – A Pelissolo – Le Monde janv 2018.
7- Accès aux soins psychiatriques est devenu un système inéquitable – P Micheletti et Pierre Murry – Le Monde mars 2010
8 – Migrants à Calais. La majorité des gens en souffrance psychologique – A Gaillard – Le Monde : avril 2018
9 – Repenser les liens entre migration et traumatisme – Betty Goguikian; exil, création philosophique et politique. Février 2017
10 – Demandeurs de séjours pour soins “pourquoi un tel déni de souffrances psychologiques – MC Saglio Yatzimirsky, S Iribarnegaray – Le Monde: mars 2019.
11 – Mieux repérer la souffrance psychique des patients migrants primo-arrivants – Anne Gerbes et coll – information psychiatrique 2015/3