Aide humanitaire : n’oublions pas la Syrie

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Tout se passe comme si la Syrie ne figurait plus à l’agenda international de nos dirigeants. La guerre y est certes terminée, mais les besoins humanitaires y sont grands et le conflit régional se poursuit, note, dans une tribune au « Monde », Philippe Droz-Vincent, responsable de mission Syrie chez Médecins du monde.

Dans une actualité saturée par une confrontation Etats-Unis-Iran évitée de justesse, la Syrie fait figure d’oubliée. Comme si politiques, médias et opinions avaient par lassitude tourné la page de la Syrie.

Certes, le sort du conflit syrien est scellé depuis l’intervention russo-iranienne de septembre 2015, celle-là même que le général iranien Ghassem Soleimani, éliminé par les Américains le 3 janvier à Bagdad, avait contribué à mettre en place avec Moscou. La Russie, pour des raisons géopolitiques globales, a mis le régime de Damas sur la voie de la reconquête territoriale de la majeure partie du pays par la restructuration de l’armée syrienne et grâce à l’intervention des milices pro-iraniennes.

En décembre 2016, la chute d’Alep a marqué un tournant avec des souffrances terribles pour les Syriens qu’illustre le film Pour Sama, de Waad Al-Kateab et Edward Watts. En 2018-2019, le régime a progressivement repris le contrôle de la plus grande partie du territoire, sauf le Nord-Est, sous administration autonome kurdo-arabe, et le Nord-Ouest. Malgré tout cela, la Syrie ne peut être oubliée ou considérée comme peine perdue par les politiques.

Une situation humanitaire dramatique

D’une part, si la guerre en Syrie est terminée, celle régionale autour de la Syrie continue avec son lot de destructions, déplacements de populations et souffrances humaines. Après l’opération turque début octobre puis le tweet de retrait des forces américaines de Donald Trump, le sort du Nord-Est n’est pas totalement scellé malgré les déploiements partiels russes et de l’armée syrienne. Des négociations sont en cours, le groupe kurde (PYD-SDF) qui tient cette zone essayant de sauver l’autonomie par-delà son accord militaire avec Damas.

Donald Trump n’a accepté de limiter le retrait des forces américaines du Nord-Est que pour protéger le pétrole de l’administration autonome kurdo-arabe car, selon ses mots, « j’aime le pétrole ». Surtout dans le Nord-Ouest, après une première offensive entre avril 2019 et octobre 2019, le régime a relancé fin décembre sa reconquête. Les bombardements sont terribles, des villes ont été vidées, 312 000 personnes ont été déplacées et la situation humanitaire est dramatique.

D’autre part, dans les zones contrôlées par Damas, la reconstruction piétine et l’ONU (OCHA Humanitarian Response Plan 2018) note qu’au moins la moitié de la population est en situation de besoin humanitaire. Le régime a proclamé sa victoire, mais il est extrêmement affaibli. Le pouvoir ne peut (et ne veut) consacrer que peu de ressources à cette reconstruction. Russeset Iraniens n’entendent pas déverser de l’argent, mais tirer profit des concessions économiques que leur fera Damas. Les investisseurs chinois ou émiratis pressentis restent frileux. Les Européens lient leur participation (économique) à une transition qui ne se fera pas, comme le montre l’impasse des négociations constitutionnelles conduites par le représentant de l’ONU à Genève.

Malgré les besoins criants, l’action humanitaire en Syrie est devenue complexe. D’une part, elle est soumise à de fortes tensions politiques. Le mécanisme onusien d’aide transfrontalière (dite cross-border dans le jargon humanitaire) qui autorise des délivrances directement aux populations par les pays voisins, l’Irak pour le Nord-Est et la Turquie pour le Nord-Ouest, arrivait à échéance en janvier devant le Conseil de sécurité de l’ONU. Les discussions très tendues après un veto russe et chinois en décembre 2019 ont fini par aboutir le 10 janvier, à la date limite ultime.

Détournement de l’aide

L’aide transfrontalière ne passera plus que par deux points sur le Nord-Ouest comme demandé par Moscou (et non quatre sur tout le pourtour syrien) et pour six mois ; les Russes demandaient des clauses inacceptables (voire dangereuses en termes de localisation pour l’ONU et les ONG), qui ont été plus ou moins enlevées de la résolution finale. En particulier, la région Nord-Est, pour le moment sous administration autonome kurdo-arabe et sous protection américaine partielle, ne recevrait plus d’aide depuis l’Irak (et le Kurdistan irakien), mais en s’appuyant sur le régime de Damas. Or de fortes controverses ont eu lieu au sein du système onusien sur la délivrance de l’aide humanitaire depuis Damas, car l’aide est détournée, instrumentalisée, voire conditionnée, ce que vivent aussi les quelques ONG enregistrées à Damas.

D’autre part, les pressions exercées par les Etats et donc les bailleurs étatiques sont de plus en plus fortes, avec des législations antiterroristes qui nécessitent de démontrer que l’aide humanitaire ne tombera pas entre les mains de terroristes, avec des contraintes sur les zones dans lesquelles les acteurs humanitaires peuvent travailler et qui peuvent être contrôlées par des groupes labellisés comme terroristes.

De nouvelles législations « tolérance zéro » ont été promues (en Grande-Bretagne et aux Pays-Bas). Aux Etats-Unis, la loi Caesar (Caesar Syria Civilian Protection Act) validée par les deux Chambres du Congrès et signée par le président Donald Trump en décembre
2019 sera encore plus draconienne si elle est appliquée avec intransigeance.

Cela a des conséquences pour les ONG qui tentent malgré tout d’aider ceux qui en ont besoin, tout en étant conscientes des récupérations possibles de l’aide ou en tout cas de la légitimité associée à sa délivrance pour ceux qui, armés, prétendent assurer une « gouvernance ».

L’aide humanitaire, et en particulier particulier la capacité des ONG à agir, doit donc être préservée et aidée par les décideurs politiques. En France, le président Emmanuel Macron a reçu le 8 janvier, à la demande de Médecins du Monde et de l’Union des organisations
de secours et soins médicaux (UOSSM),des ONG travaillant en Syrie à l’heure de la reprise des bombardements sur les populations civiles du Nord-Ouest. Les préférences du président français pour «une diplomatie transactionnelle avec la Russie» sont bien en deçà de leurs attentes.

On ne voit pas bien, en courtisant la Russie,quels leviers ce réalisme actionnerait, ni où est « l’engagement humanitaire » de la France. La France, engagée un peu vite pour le changement de régime à Damas, a depuis perdu toutes ses cartes. Sa politique se limite à chasser les foyers djihadistes résurgents avec les Kurdes et à s’assurer que les djihadistes emprisonnés restent sur place.

Dans le monde nouveau des relations internationales plus complexes ou dans le Moyen-
Orient toujours troublé, les ONG ont besoin du soutien des citoyens, mais aussi des responsables politiques. Elles ont un savoir-faire qui devrait être pris en compte par ceux-ci…

Philippe Droz-Vincent est professeur de science politique à Sciences Po Grenoble, et responsable de mission en Syrie chez Médecins du monde.

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