A charge de revanche

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Témoignages // Hommages  // Mémoire 

A Médecins du Monde, nous avions l’habitude d’organiser avec toi les réunions de notre groupe sur la Réduction des Risques (RdR) le samedi matin à 10h00. Disons que l’ordre du jour de cette réunion est un peu spécial…

Médecin généraliste, c’est au cabinet de la rue Olivier Noyer que tu as exercé et accompagné plusieurs générations de médecins. A l’hôpital, tu as œuvré dans des centres de prise en charge spécialisés dans l’accompagnement des interruptions volontaires de grossesse, de 1980 à 1991, puis des addictions depuis 1991, dont le centre Marmottan à Paris. A MdM depuis 1986, tu as été un pionnier de la mise en œuvre des premiers programmes de RdR en France (les programmes d’échange de seringues dès 1987, puis le bus méthadone) et participé activement depuis 1992 à l’animation des espaces de débats sur la RdR en interne et en externe à MdM. Tu t’es investi dans le collectif « Limiter La Casse », qui a réuni les acteurs engagés dans la société civile pour promouvoir la RdR en France, avec en particulier des usagers de drogues autour de Fabrice et ses amis d’ASUD, des malades du sida dont les militants de AIDES et des militants et médecins humanitaires, dont ceux de MdM évidemment. Lorsque le combat de la reconnaissance officielle aura abouti, tu as poursuivi ton engagement au sein de l’Association Française de RdR, créée par les membres de « Limiter La Casse » sous l’impulsion de Anne. Ton engagement à MdM t’a aussi conduit à participer à des missions internationales d’urgence (Indonésie, Haïti) et de RdR (Vietnam, Côte d’Ivoire, Maroc). En 2006, tu es devenu président d’un centre de soins et de RdR à Paris, l’association Gaïa, qui porte aujourd’hui sous la direction d’Elisabeth la première expérimentation de salle de consommation à moindre risque en France.

Lorsque nous avons créé le groupe LSD (Loi, Sexe et Drogue) au début des années 2010, tu en es devenu une des chevilles ouvrières auprès, entre autres de tes amis, Olivier, Niklas, Marie-Do, Irène, Nathalie, Chloé, Ernst, Mélanie, Béatrice, François et tant d’autres. Enfin, tu as été brillamment élu au CA de MdM en juin 2016 où tu t’es très rapidement engagé auprès de Françoise, ton amie et présidente de MdM, tes collègues du CA et les équipes pour mettre en œuvre le premier plan stratégique de l’histoire de MdM. Et c’est ainsi que tu es devenu vice-président de MdM en juin dernier, en particulier pour conduire ce chantier de l’avenir. Au CA, depuis un an, tu  as fait preuve de courage, et tu disais les choses, même celles qui fâchent.

Déjà, cette trajectoire au croisement des engagements humains, sociaux et professionnels, qui se nourrissent l’un l’autre, est juste incroyable. Mais nous ne saurions nous limiter à ce tableau presque clinique, dressé à grands traits. Ce ne serait pas toi, pas totalement toi.

Il y a bien d’autres trajectoires et dimensions dans ta vie et tes parcours Jean-Pierre, à commencer par Manou et Jamyl tes deux enfants.

Jean-Pierre, tu avais de multiples familles de sang, de cœur, d’esprit et de combats, qui se croisent plus ou moins – ou pas. Et il appartient à chacune de ses familles de te rendre hommage et d’évoquer souvenirs, joies, peines sans oublier tout ce que tu as  pu nous apprendre et en quoi tu as pu nous accompagner dans nos propres cheminements personnels et collectifs. Toujours avec la modestie du type qui ne se la joue pas, avec le souci de la pédagogie et de la transmission. Nous avons connu un homme jamais blasé ou pontifiant – alors que tant d’autres le seraient ou le sont, d’ailleurs… bardés de leurs connaissances, de leurs réalisations, de leur « bilan ».

C’est déjà beaucoup pour tracer à grands traits ton parcours bien rempli. Mais c’est tellement peu pour parler de toi, de ta richesse intellectuelle et artistique, de ton exigence professionnelle et militante, de ta profondeur humaine, de ta complexité fantastique même si parfois déroutante, de ton amitié sans faille et de ton ironie subtile et parfois mordante – vous savez, ce regard et ce sourire en coin, agrémentés de sa coupe de crooner et de ses sourcils broussailleux, qui ont marqué tant d’entre nous pendant des dizaines d’années et que beaucoup ont évoqué depuis ce terrible mardi 15 août. D’ailleurs, pour la date Jean-Pierre, on peut dire que tu as encore fait dans l’ironie : normalement, ce jour-là, c’est la Vierge Marie qui monte au ciel ; Marie, tu ne l’es pas (tu es un homme, c’est même écrit dans ton nom), et Vierge encore moins ; quant au ciel, il me semblait que tu préférais, entre autres, les couleurs pastel de la Toscane et les pentes douces du lac de Bolsena. Bref Paulo (pour reprendre une de tes interjections favorites), tu nous as encore bien embrouillés !

Alors recommençons notre propos, avec une parole singulière, celle de l’une de tes familles : la famille MdM/Gaïa, Limiter La Casse, AFR et consorts. Celle de la RdR et du combat pour le droit et la citoyenneté des usagers de drogues. Une famille que tu composes en arrivant comme médecin.

Et pas n’importe quel médecin : un médecin généraliste, ce que tu étais avant tout. Médecin ET généraliste. C’est une marque de fabrique fondatrice chez toi. Toi-même le formulait avec ces jolis mots : « La médecine Générale [que tu écrivais avec un G majuscule] est un secteur avec sa spécificité : une spécialité du général qui, à sa mesure, prend en compte la personne dans sa globalité : corps et âme. » Et tu complétais : « La pratique de la médecine générale m’a très vite appris l’importance de la place donnée à la personne pour faire soin. » Et c’est bien dans la lignée du médecin généraliste, dans ta « boutique » ou ton « arrière-boutique » comme tu qualifiais parfois le cabinet, que s’est inscrite la figure du médecin humanitaire à MdM, puis à Gaïa, à l’épreuve de la toxicomanie sur fond de sida. La pratique de médecin généraliste t’a pleinement permis de concevoir ce qui ne s’appelait pas encore la Réduction des Risques. Ces sont tes bases à toi, à partir desquelles, avec d’autres, qui avaient d’autres bases, tu as inventé la RdR. Médecin généraliste, General Practionner en Anglais ou « GP ». Un jour, dans un des multiples textes en anglais que tu te coltinais tant bien que mal à MdM, tu nous avais demandé un brin agacé : « eh, c’est quoi votre truc GP là ? ». Depuis nous t’avions affublé du joli surnom de Djipi, clin d’œil affectif à ta parfaite maîtrise de la langue de Shakespeare. Et puis Djipi, cela sonne aussi JP comme Jean-Pierre.

Ecoutons donc le Djipi nous parler, avec ses phrases souvent écrites comme elles étaient parlées ! Ces propos sont tirés de textes que tu avais écrits dans la perspective de l’ouvrage collectif publié par MdM sur la RdR en 2012. Voilà ce que tu constatais en matière de prise en charge des usagers de drogues chez tes collègues en ville ou hospitaliers. Je te cite : « Pour la majorité des MG, c’était le refus de prendre en soin ces gens qui se rendaient malades eux-mêmes. Pour les hospitaliers (infectieux et cardiologues), c’était des débuts de réponses thérapeutiques au regard de la pathologie SIDA et … un compte rendu d’hospitalisation dont la conclusion était bien souvent : « sortie par évasion » (et oui le manque ça fait « sortir » pour « aller pécho ») ». La résignation n’étant définitivement pas une de tes caractéristiques, tu as alors décidé d’agir. En effet, « la catastrophe sanitaire grondait. Il fallait réduire les risques, « Limiter La Casse ».

Alors tu y es allé, pleinement, sincèrement, avec conviction. Et tu mets la main à la pâte. « Il fallait faire partager ces pratiques initiées dans le colloque singulier du cabinet médical. Il a fallu le faire d’abord entre confrères qui partageaient ces pratiques. Ce fut le début des réseaux de généralistes. Mais cela ne suffisait pas. Il fallait faire passer ces pratiques professionnelles jusque dans les structures spécialisées bien souvent corsetées dans leur modèle… et s’affranchir radicalement du savoir médical, pouvoir, qui pousse à savoir pour les autres ce qui est bien pour eux sans chercher à les entendre. » Mais cela n’était pas suffisant, car sinon, comment cette pratique novatrice aurait-elle pu bénéficier au plus grand nombre ?

« Il fallait surtout faire démonstration de ces pratiques à une autre échelle que celle de sa petite boutique pour les faire accepter, qu’elles soient reconnues et figurent un jour dans les orientations de politique de santé Publique.

C’est en ce sens que les mêmes médecins généralistes investis dans l’ouverture du premier centre de dépistage anonyme et gratuit pour le VIH se sont investis dans l’ouverture du premier programme d’échange de seringues en France par Médecins Du Monde, puis quelques années plus tard dans l’ouverture d’un centre de substitution par la méthadone. Il fallait faire là, maintenant, redémontrer ce que bon nombre de pays avait déjà fait ; il fallait le démontrer à la Française ! ».

Voilà ce que tu écrivais sur cette histoire fondatrice. Permets-nous d’ajouter un élément qui témoigne du rôle majeur que tu as joué. Il y a six semaines, lors de ta dernière sortie en ville, nous avions dîné à la maison ; c’était quelques jours après la mort de Simone Veil, qui a permis cette reconnaissance publique à laquelle toi et tous les acteurs de « Limiter la Casse » œuvraient. Ce soir-là, épuisé par ta première et unique chimiothérapie, tu avais raconté comment cela s’était passé. Car c’était bien toi qui avait eu la mission essentielle d’aller convaincre en 1994, au nom de MdM, l’alors ministre de la Santé et des Affaires sociales des bienfaits de la méthadone et des traitements de substitution. Voici en substance comment tu nous avis décrit cette rencontre, avec beaucoup d’émotion. « Tu vois, il fallait que j’aille causer à une ministre, c’était pas trop mon truc, là. Mais bon j’y vais et on me fait rentrer dans son bureau. Elle était assise dans son canapé avec son tailleur, les jambes croisées et une tasse de thé à la main. Je savais pas trop où m’asseoir et elle a tout de suite compris et m’a indiqué un siège. J’étais quand même impressionné, d’autant que c’était quand même Simone Veil et l’avortement. Tout de suite elle m’a dit : « écoutez, j’ai toutes les notes techniques que je veux sur mon bureau ; ce qui m’intéresse vraiment, c’est de savoir comment c’est sur le plan humain. Expliquez-moi Docteur Lhomme, car c’est l’humain qui est le plus important ». Elle était bien tombée pour comprendre la dimension humaine. Et tu as expliqué, avec tes mots, ta pensée complexe, tes détours parfois sinueux, mais sachant très bien où aller. Et tu as convaincu. Et c’est comme cela qu’après un RDV en tête-à-tête qui a duré près d’une heure alors que seules dix minutes étaient notées dans son agenda, Simone Veil lançait les instructions pour généraliser les traitements de substitution dans tout le pays.

L’IVG, la RdR : cette anecdote permet de mettre en évidence un lien finalement clair entre deux combats qui reposent sur des pratiques médicales considérées comme déviantes au regard de la norme légale, de la norme sociale mais aussi de celles de ton milieu professionnel. Les mêmes qui vous qualifiaient de « dealers en blouse blanche ». C’est en ce sens que le médecin généraliste que tu es est un médecin politique. Un médecin qui avait à cœur, in fine, de prendre soin de « la santé de la Cité ».

Politique : un mot que tu utilisais somme toute assez peu – du moins avec nous – mais qui te qualifie aussi et qui comptait beaucoup pour toi. L’engagement politique a bien sûr commencé bien avant la prise en charge d’usagers de drogues sur fond de sida violent et destructeur dans les années quatre-vingt : de l’établi à l’usine aux accointances italiennes sans oublier ton propre combat pour devenir médecin et un engagement aux marges de la loi pour permettre aux femmes d’avorter, ce sont des convictions politiques fortes et forgées qui ont construit tes pas. Mais il est vrai que cet engagement politique s’est profondément cristallisé lorsque l’impensé médical est survenu dans les années quatre-vingt. C’était finalement quelque part une médecine de guerre, une médecine d’urgence – une médecine à risque où il est facile de se perdre au prétexte de faire le bien. Cela n’a jamais été ton cas, tous le disent à MdM et à Gaïa.

« Politique » n’est pas qu’un concept, loin de là. « Politique », dans ton engagement, cela signifiait allier systématiquement réflexion et action. Le corollaire en était la « fraîcheur » de ton regard et l’acuité de ton appréhension des questions auxquelles nous étions confrontés. Cela va de pair avec une grande ouverture aux autres, la capacité à écouter et à entendre et prendre en considération ce qui est dit – même après plus de quarante ans de combats dans tes pratiques médicales. Et tout cela sans naïveté pour autant, sans ramener tout au même niveau, bien sûr. En sachant évidemment bien distinguer ce qui était pertinent et ce qui avait beaucoup de chances, ou plutôt de risques, de ne pas l’être. Tu étais ainsi toujours à l’écoute, toujours prêt à inventer, à accueillir tout le monde, à partager et à avancer avec les autres; tout en ayant une intelligence politique profonde et en défendant avec rigueur et douceur ton point de vue. Un de tes proches collègues médecins de MdM a qualifié cette attitude de « profondeur démocratique et progressiste » : une bien belle expression pour te qualifier.

Pour toi, avant toute chose, il y avait la personne, ses droits, sa citoyenneté, son temps et son rythme. Encore une fois, personne d’autre que toi ne peut finalement en parler le mieux. Voici quelques-uns de tes propos, glanés au cours de nos échanges : « Prendre soin des personnes impose de penser le soin avec la personne. De placer l’humain au centre de ce soin ». Il ne s’agissait plus uniquement de « rompre avec une politique de soin aux toxicomanes taillés par la morale et le prohibitionnisme ». Mais il s’agissait aussi de placer au centre de la pensée et de l’action le droit et la citoyenneté des usagers de drogues. Belle ambition, qui supposait aussi de l’humilité, de la patience et de l’écoute dans la relation médecin/patient.

Mais soyons clairs : tout cela ne pouvait fonctionner que si chacun était partie prenante du projet de soin, avec un positionnement bien défini. Tu avais écrit un jour : « Chacun a sa place, mais chacun à sa place ». Et cette vigilance te différenciait de bien d‘autres, médecins ou non médecins, qui n’avaient pas forcément compris le principe et confondaient bienveillance et non-jugement avec facilité et manque d’exigence. Malgré le côté moqueur et désordonné que ton apparence et ta tignasse pouvaient susciter de prime abord, tu étais un homme du cadre au service de la meilleure prise en charge pour l’usager de drogue, au bénéfice de la santé publique. Cette médecine et cette approche sociale, c’était du sur-mesure, un peu comme de la haute-couture ; et comme dans la haute-couture, rien de beau ne pouvait se réaliser si le talent n’était pas au rendez-vous. Ce talent, Jean-Pierre, tu avais décidé de le mettre au service de Médecins du Monde, plus généralement que sur la RdR. Ces derniers mois, tu avais joué un rôle essentiel dans la construction du Médecins du Monde du XXIème siècle.

Tout ce que tu as accompli est juste incroyable. Tout ce que tu nous as transmis, avec l’extrême modestie qui était la tienne, est juste incroyable. Tu n’imagines pas à quel point nous avons appris de ton itinéraire de médecin généraliste engagé et cheminé avec plaisir à tes côtés

Ce talent, tu l’auras exercé jusque dans tes derniers jours, y compris dans l’innovation qui était l’un de tes maîtres-mots. C’est ainsi que tu as inventé, à notre grande désespérance pour une fois, le principe de la mission exploratoire menée en solitaire et dont on ne revient pas… Bien sûr, avec Jamyl et Manou et tes collègues et amis du cabinet, nous t’avons accompagné sur ce chemin douloureux de l’écriture des Termes de Référence…Nous ne parvenions pas, parfois, à te suivre dans les méandres de ton intelligence si vive, et de ton esprit inventif et… tortueux. Aussi as-tu choisi de les traduire en anglais, que tu maitrisais à la perfection comme chacun sait ! Le projet « out of life »…

Tu nous as dit, « merci mes amis de votre aide », et « à charge de revanche » avec ton petit sourire en coin et tes yeux pétillants. Là Jean-Pierre, il va encore falloir faire preuve d’innovation pour la revanche. Comme tu étais très généreux, un soir tu nous as même proposé de te rejoindre bientôt, mais c’est bien la première fois que le cœur serré, et le regard triste et embué, nous t’avons dit « Jean-Pierre, il va falloir attendre un peu »… Ces derniers jours, tu évoquais « l’après » ; et, démunis, nous répondions par « après, ce sera Jeanne Garnier, cet endroit où tu pourras fumer et manger et boire ». D’ailleurs, passé maître dans l’art de la contrebande de Naloxone, tu nous as aussi transmis ce savoir, et nous avons pu ainsi, en dignes et chanceux héritiers, passer aussi en contrebande une bouteille de rosé bue au goulot à tes cotés l’avant-veille de ton départ…

Ton « Après » à toi, c’était clairement autre chose ; c’était cette route que nous avons identifié comme un chemin que nous prendrions un jour pour te rejoindre. Tu disais « Il me reste bien deux ou trois jours pour finaliser le positionnement LSD » ; nous répondions inlassablement que, oui, il te restait bien deux ou trois jours. Tu disais aussi « Bon, c’est quoi le plan ? », en sachant fort bien quel il était. Et tout de suite de rebondir : « Alors, on fera la fête après, n’est-ce pas ? ». Et nous de répondre avec un grand sourire : oui, Jean-Pierre, on fera la fête !

Pour le coup, c’est toi qui nous as laissé en plan. Tu laisses un vide immense à MdM et à Gaïa, à tous les étages de la maison. Mais nous avons quelques indications pour la suite, grâce à toi. Merci Djipi. Et oui, « à charge de revanche » pour reprendre l’une de tes dernières paroles.

C’est un homme talentueux et généreux que nous remercions aujourd’hui, c’est à un homme noble et humaniste que nous disons adieu.

C’était Jean-Pierre Lhomme.

 

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