La fistule obstétricale, une plaie de l’humanité précaire

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 image extraite de la vidéo Tchad, à cheval vers la maternité réalisée par Lucie Boisard en 2013

A l’appel de son nom Fatou entre silencieusement dans la salle d’examen à pas feutrés. Son regard fixe ses pieds. Avec elle une odeur acre d’urine vieillie envahit la pièce. En enlevant son pagne et ses couches, on perçoit un mince filet liquide ruisseler le long de sa jambe, qu’elle tente maladroitement de cacher. Fatou est victime d’une fistule vésico-vaginale ; un orifice créé de novo entre sa vessie et son vagin l’empêche de retenir ses urines. Sans discontinuer, 24 heures sur 24, 365 jours dans l’année. Elle sent mauvais, elle le sait ; son mari l’a quittée, sa famille la tient à l’écart de la communauté ; elle est une paria du village. Elle vit seule, seule avec sa honte.

Dans la salle d’examen, l’équipe médicale composée du Dr Sylvestre et des experts de Médecins du Monde examine Fatou, l’interroge avec une infinie délicatesse. On lui fait raconter son histoire, toujours la même : elle a 15 ans, sa 1ère grossesse survient ; un accouchement qui débute au village avec la matrone, 3 jours et 3 nuits de contractions utérines de plus en plus violentes ; son utérus a tenu bon, elle a survécu, mais son bébé est mort ; ce faisant il lui a sauvé la vie ; les os du crane de l’enfant se sont disjoints, et il a finalement pu naitre. L’appui violent et prolongé de la tête sur les os du bassin a provoqué une nécrose des tissus de la vessie et du vagin, laissant survenir cette fistule. Depuis 5 ans Fatou vit avec cette infirmité terrible, au départ fonctionnelle, mais rapidement psychologique et sociale ; elle devra l’endurer tout le reste de sa vie. Elle a 15 ans.

Sur la table les chirurgiens l’examinent dans un respect absolu. Ils évaluent l’étendue des dégâts anatomiques, élaborent la stratégie chirurgicale qui doit en venir à bout. Fatou pleure, est-ce la honte ? Peut-être l’expression du fol espoir qu’on va enfin l’aider ? Sylvestre lui parle gentiment, on comprend qu’il lui explique avec ses mots ce qui va lui arriver. L’anesthésie, les gestes de la chirurgie, les suites opératoires si cruciales afin d’éviter la récidive. Il lui propose une prise en charge que nous appelons psycho-sociale, dans son village afin de faciliter sa réinsertion familiale et sa reconstruction sociale que nous savons loin d’être évidente après la guérison.

30 patientes seront mises au programme au cours de cette session chirurgicale de 2 semaines. Une goutte d’eau dans l’océan des fistules obstétricales. L’OMS évalue à 2 millions de femmes le nombre de ces parias de la société des hommes. Dans nos pays si développés, qui a entendu parler de cette pathologie terrible qui condamne ces femmes maudites à l’humiliation, et à l’exclusion ? Elle a pourtant existé dans ces temps lointains où les accouchements n’étaient pas suivis par un personnel de santé qualifié, où la césarienne n’était pas une pratique courante de la naissance dystocique. Ce souvenir s’est perdu dans l’histoire de la médecine triomphante.

C’est donc aujourd’hui un malheur de plus que l’injustice réserve aux contrées où règne la précarité de la vie.

La fistule obstétricale, une de ces trop nombreuses « maladies des pauvres », en l’occurrence des pauvresses, prend sa place parmi les plaies de l’humanité précaire : les épidémies, la malnutrition, les guerres et la violence, et tant d’autres.

Médecins du Monde, aux cotés d’autres ONG médicales et de plusieurs agences de l’ONU, a décidé de déclarer la guerre à ce fléau en désignant une des régions les plus pauvres et les plus isolées de la planète : le Sahel africain. Et dans ce désert aride, dénué de structures de santé organisées, MdM a sélectionné le Tchad à qui la lie une histoire ancienne datant des débuts de l’ONG en Afrique. Cette même lutte qui s’adresse à fois à la mortalité maternelle et à la prévention des fistules obstétricales est lourde en investissement matériel et humain. Le programme élaboré s’il veut rester durable, comprend plusieurs volets indissociables les uns des autres :

– Mettre en place une formation optimale des responsables des centres de santé à la pratique d’un accouchement médicalement assisté ; mais aussi des matrones de village, afin qu’elles reconnaissent le caractère dystocique de l’accouchement, et qu’elles déclenchent le transfert de la parturiente vers le centre de santé dont dépend le village.

– Convaincre par un travail incessant de sensibilisation les villageois, les chefs de villages et les imams de favoriser le suivi des femmes enceintes au cours de leur grossesse, et de les faire accompagner au cours de leur accouchement par les matrones sensibilisées par les équipes de MdM.

– Mettre en place un système autonome à chaque village de référencement au Centre de santé, sous la forme d’une charrette à cheval, gérée par un comité villageois qui en assure le financement et la maintenance

– Et finalement assurer le dernier maillon d’une chaine des soins efficiente : poursuivre le suivi et la terminaison de l’accouchement à l’hôpital, par une éventuelle césarienne, si le Centre de Santé ne peut assurer la prise en charge adaptée à ce cas médical reconnu. Et pour ce faire mettre à disposition des Centres de santé des ambulances assurant le transfert des patientes jusqu’aux salles de naissance du Centre hospitalier régional.

– Une prise en charge hospitalière efficace ne peut faire l’impasse sur l’aboutissement de la chaine des soins: le bloc opératoire, avec ses impératifs sans faille : l’asepsie, l’anesthésie et la chirurgie 24/24.

Depuis 7 ans les équipes de MdM/Tchad assurent inlassablement le suivi de ce programme dans un contexte ardu. Rendu difficile par l’environnement choisi, la dispersion de l’habitat au sein d’une région désertique où le sable est omniprésent, et l’eau bien souvent rare, ou dévastatrice à certains moments de l’année ; difficile par l’opposition des traditions culturelles et familiales auxquelles se heurtent les équipes de sensibilisation du programme ; difficile par le contexte politique et sécuritaire local dans une région soumise aux menaces de la secte Boko-Harram.

Dans ce contexte les termes des projets ont été respectés, et les indicateurs de santé année après année s’améliorent, pour certains de façon spectaculaire, laissant espérer que la mort liée à la naissance et le handicap de la fistule ne seront (bientôt?) qu’un effroyable souvenir.

Mais n’oublions pas Fatou : elle sera opérée, une chirurgie extraordinairement difficile, réservée à quelques experts. Ils forment les futurs spécialistes africains de la fistule obstétricale grâce à des programmes longs et fastidieux. Le FNUAP, agence de l’ONU a en charge la coordination de cette lutte contre la fistule, et l’enseignement de la chirurgie adaptée. Pour l’heure grâce à la compétence de ses experts parmi les meilleurs, MdM poursuit son programme de réparation des malheureuses victimes, en même temps d’organisation d’un bloc opératoire efficace, et de formation du chirurgien futur de la région du Kanem au Tchad.

 Eric Peterman, gynécologue

 

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