« Crise des réfugiés », ou crise de l’accueil et de la solidarité ?

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 Photo Olivier Papegnies pour MdM

Que révèle le décryptage des politiques migratoires très restrictives des Etats, face à la crise des réfugiés ? Et quel impact ces réponses ont-elles sur nos sociétés ?

 

Les politiques migratoires actuelles, de plus en plus répressives, à visée dissuasive, mènent nos sociétés à la dérive. Elles se caractérisent aujourd’hui par la discrimination et la criminalisation. Plus qu’elles ne dissuadent les exilés, elles les contraignent, les obligeant à vivre dans une extrême précarité, dans l’invisibilité, voir dans l’indignité ! Ces politiques migratoires ont de graves conséquences sur les populations exilées, comme sur les populations des pays dits hôtes.

Selon les convictions de chacun, certains verront dans les réponses européennes à cette « crise des réfugiés » une mobilisation de ressources considérables, alors que d’autres, humanistes élus ou engagés, associations et représentants institutionnels, alerteront sur l’insuffisance de ces réponses, appelant l’UE à accueillir plus de réfugiés, s’opposant à toute discrimination dans leur « choix » et s’indignant du déni des droits fondamentaux et internationaux.

Le dispositif des « hots-spots »

 

Dispositif clé dans la réponse apportée, la création de « hot-spots » interroge. Ces centres d’accueil, d’enregistrement et de sélection, ne sont autres que des centres de tri des migrants. Ils reflètent une nouvelle forme de discrimination, institutionnelle. En quoi ces dispositifs ne peuvent-ils pas répondre à la volonté affichée de protection et d’accueil ? En quoi sont-ils contraires aux droits humains et fondamentaux qu’ils sont censés défendre ?

A Lesbos (Grèce), les premières discriminations entre exilés, au cours de l’été 2015, n’ont pas été sans conséquences. Les Syriens étaient accueillis près du port. Ils avaient accès aux commerces et aux denrées, participant ainsi à l’activité économique et sociale de l’île. Leurs dossiers étaient traités dans un délai de quarante-huit heures. Ils pouvaient alors « poursuivre leur parcours ». Tandis que les ressortissants non syriens étaient placés à distance, sous contrôle de l’UE, isolés de tout, et le plus souvent sans ressources. Dans l’attente du traitement de leurs dossiers dont le délai était de plusieurs semaines, ils vivaient dans des conditions d’enfermement insalubres, révélant alors les fragilités et les vulnérabilités, laissant survenir diarrhées, infections respiratoires et cutanées.

Aujourd’hui, premier hot-spot en Europe, le même centre de Moria de Lesbos « trie » les exilés : seuls les Syriens, Irakiens et Erythréens bénéficient du statut de réfugiés, alors que tous les autres (Iraniens, Afghans, Bangladeshis, Soudanais…), reconnus comme « migrants économiques », obtiennent un permis de résidence d’une validité de six mois, période au cours de laquelle ils pourront demander l’asile ou bien basculer dans l’illégalité, soumis alors aux contrôles, aux interdictions et privations, arrestations et enfermements, voire aux expulsions et refoulements.

Nous sommes ici en Grèce. Qu’en sera-t-il des hot-spots établis dans les pays extracommunautaires que l’on sait peu vertueux au regard des droits fondamentaux (Turquie, Niger, etc.) ?

Des « demandeurs », pas des « assistés »

Cet été, face à l’arrivée massive de « réfugiés », pourquoi ne pas avoir sollicité l’application de la directive européenne du 20 juillet 2001 relative à des normes minimales pour l’octroi d’une protection temporaire, en cas d’afflux massif de personnes déplacées, et à une coopération des Etats membres pour assurer l’accueil de ces personnes, en fonction des capacités de chaque état.  (1)

Voilà qui aurait, semble-t-il, répondu aux exigences et difficultés rencontrées depuis. A moins que nous ne craignions de « trop assister » ces personnes déplacées ? Ne nous méprenons pas. Nous n’en ferons pas des « assistés », comme le proclament certains, mais des « demandeurs ». Il n’y aura pas détournement ou profit de leur part. Bien au contraire. Notre système, tellement restrictif en matière de régularisation, imposant éloignement, non-assistance et privation de droits (droit de circuler, droit au regroupement familial, droit de travailler, etc.), fait de tous les exilés des demandeurs : demandeurs d’asile, d’eau, de pain et de couvertures… N’oublions par plus de 70 % des demandeurs d’asile en France ne sont pas logés, et sont exclus du droit au travail ! Ils y  renoncent d’ailleurs le plus souvent.

Plutôt que de solliciter l’application de la directive européenne de 2001, la France (parmi d’autres) rétablit le contrôle à ses frontières, en toute légalité, sans avoir excédé manifestement le cadre du code Schengen. Les exilés de Menton et de Modane (frontière Italie-France) se sont vus contrôlés et refoulés vers l’Italie par les forces de l’ordre et la Police aux frontières (Paf).

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Calais : du rejet aux violences

Comment qualifier ces réponses de la France ? Et plus largement de l’Europe ? Quelle exemplarité ? Au nom de quelle solidarité ? Au nom de quel projet européen ? Ces politiques ne sont pas sans conséquences au sein même de nos sociétés! Ces dernières ne peuvent rester indifférentes, l’opinion publique en est influencée. Le rejet est ici institutionnalisé. Est-il légitime pour autant ?

A Calais, la discrimination reste de mise, pendant que la criminalisation bat son plein. Pendant que sont distribués par l’OFII des prospectus incitant Syriens et Irakiens à demander l’asile, la mairie appelle à l’intervention armée sur le bidonville, « pour assurer la sécurité » ! La présence des forces de police est renforcée à l’entrée du site autour de la plateforme de services de Jules ferry, laquelle contrôle finalement les entrées de tous : bénévoles, associations, journalistes. Dans la ville et près du port, ces mêmes forces de police usent de la matraque et de grenades lacrymogènes contre les exilés, sans parcimonie. Là encore, peut-on parler de légitimité ?

Pendant ce temps et convaincus par l’exemple donné, des mouvements radicaux s’expriment, parfois avec violence, à l’encontre des exilés et de ceux qui les accompagnent et les soutiennent, bénévoles individuels ou associatifs.

Dans son refus aveugle et durable de se considérer comme le reflet d’une situation plus globale, Calais se trouve dans une impasse et confrontée à de graves débordements. Elle est à la Grande-Bretagne ce que les pays extérieurs à l’espace Schengen sont à l’Europe : le bras policier d’une politique de refus et de rejet, vouée à l’échec, coûteuse et dangereuse. Dangereuse pour les personnes migrantes (près de vingt personnes sont décédées ces derniers mois), et pour notre société. En effet, pour remplir leur mission, les forces de l’ordre agissent dans la plus grande illégalité, et la plus grande impunité. S’immiscent les contrôles et la suspicion, le rejet et la violence, d’abord par les forces de l’ordre, mais pas seulement…

La réponse n’est pas médicale mais politique

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Les équipes de Médecins du Monde, témoins de cette montée de violence sociale et collective, recueillent les témoignages individuels et accompagnent les dépôts de plaintes. Quand les stigmates des violences vécues ne sont pas physiques, ils sont psychiques. Tous souffrent d’insomnie, beaucoup de troubles anxieux, d’angoisses, de peur, de syndromes post-traumatiques ou complexes. Syndromes que l’on cherche désespérément à traiter à coups d’accompagnement psychosocial. Mais là plus qu’ailleurs, il faut se résoudre à l’évidence, la réponse n’est pas médicale, elle est politique ! La prise en charge et l’accompagnement psychosociaux, bien que nécessaires et utiles, ne viendront jamais à bout des violences, harcèlements et humiliations vécus tout au long du parcours. Tant que ces personnes seront exclues, discriminées, stigmatisées, criminalisées, rejetées, harcelées, enfermées et maltraitées, elles souffriront de ces syndromes. « Alors que l’Europe tergiversera à les reconnaître comme des réfugiés potentiels, comment se reconnaîtront-ils eux-mêmes ? Et se reconnaîtront-ils eux-mêmes ? ».

Et nous (citoyens des pays « hôtes »), quelle image aurons-nous de nous-mêmes, si ce n’est celle, inacceptable, d’avoir participé à cette « crise de l’accueil » ? Nous souffrirons aussi de n’avoir pas su les protéger ni les accompagner. En ce sens, notre société est en danger.

La réponse sécuritaire nuit à la santé, et à la société

Calais est exemplaire : tant que nous ne traiterons pas de l’accueil et de la protection de ceux qui se sont vus contraints de quitter leur pays quelle qu’en soit la cause, ni de la circulation des personnes dans le monde avec ouverture, nous continuerons de produire des ghettos et de briser les liens sociaux. Les hot-spots ne seront que les instruments d’une politique discriminatoire aveugle, irresponsable et déshumanisée.

Qui, du discours politique et de son action médiatisée, ou de l’opinion publique, induit chez l’autre un tel ostracisme à l’égard des migrants et le renforce ? Dans de nombreux pays d’Europe, l’un se fait écho de l’autre sans que l’on ne puisse plus distinguer l’origine de ce bruit, ni rompre avec cet enchaînement de fausses représentations, paradigmes négatifs, vision monoculaire d’une situation ô combien complexe. Le résultat en est une société en souffrance, malade de son incapacité à accueillir une population en détresse, repliée sur elle-même et trop préoccupée à vouloir justifier le bienfondé d’un accueil qui se devrait inconditionnel.

Cet appel récurrent aux forces de l’ordre révèle l’incapacité des Etats européens à percevoir les exilés autrement que comme un danger. Le message véhiculé par cette réponse contamine notre société. Tant que les exilés seront perçus et présentés de la sorte, tant que la question des migrations relèvera exclusivement des ministères de l’Intérieur, la réponse ne pourra être autre que sécuritaire.

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Un autre regard

D’autres réponses sont à proposer ! Une approche globale et transversale s’impose. Il faut inviter à la table des négociations toutes les parties concernées : santé, éducation, culture, développement, économie, cohésion sociale, etc., pour saisir toute la richesse de l’enjeu. Et permettre à tous les acteurs représentant nos sociétés de s’exprimer, tant au niveau national qu’international.

Il relève de la responsabilité des Etats d’assumer leurs obligations d’accueil et de protection, et de celle des élus de proposer un autre regard et un autre discours que ceux incarnant le danger, réveillant chez certains d’entre nous la « peur de l’autre ». Bon nombre de personnes, hostiles « malgré elles », s’ouvriraient alors (peut-être) vers plus de tolérance et de bienveillance.

« Une pyramide de demandeurs d’asile » 

 

« Mes amis grecs m’apprennent que des Africains isolés se seraient fait jeter par-dessus bord par les autres passagers d’un zodiac prêt à chavirer. Et me revient encore à l’esprit la pyramide de l’apartheid sud-africain, au sommet de laquelle trônait le Blanc au-dessus de l’Indien, lui-même au-dessus du métis qui dominait, et tout à la base de cette pyramide institutionnalisée de l’apartheid, le Noir sud-africain. Ici (à Lesbos) et partout en Europe (et bientôt ailleurs), on est en train d’officialiser et de mettre en pratique une pyramide des demandeurs d’asile dominée par les Syriens, qui surplombent Kurdes, puis Afghans et Pakistanais, avec, toujours, tout en bas de l’édifice, les réfugiés noirs africains… Mon pauvre ami africain, quelles chances d’asile, d’accueil et de protection te restera-t-il tout au bout de ton parcours migratoire ? Et d’ailleurs, jusqu’où vas-tu pouvoir le mener, ce parcours ? Et de quel pays vas-tu être bientôt expulsé ou refoulé, si tu as échappé à la noyade, après des milliers de kilomètres et des années de quête de liberté et de fraternité ? »  

 

Brigitte Maître, médecin bénévole MDM, Lesbos, Août 2015

Dr Ariane Junca et Dr Brigitte Maitre

Publié en janvier 2016 dans la revue Hommes & Libertés de janvier, la revue de la Ligue des droits de l’Homme

 

(1) La création de ce régime de protection temporaire résulte d’une situation historique précise : le conflit sur le territoire de l’ancienne Yougoslavie et ses conséquences, où l’Allemagne a répondu à cent quatre-vingt-dix mille demandes d’asile en 1992, suivi de près par la crise du Kosovo. Confrontés au cours des années 1990 à des situations particulièrement graves de déplacements massifs de populations en provenance de pays tiers sur le continent européen, les Etats membres, au premier rang desquels figure l’Allemagne, ont voulu en tirer les conséquences en se dotant d’un outil permettant à la fois de répondre à une telle situation à l’avenir, en offrant une protection immédiate et temporaire aux personnes déplacées, et d’organiser entre eux une solidarité assurant le partage de l’accueil de ces personnes déplacées.

 

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